Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Juillet 2010 (volume 11, numéro 7)
Ivanne Rialland

Voyage au pays du romance

Matthieu Letourneux, Le Roman d’aventures 1870-1930, Limoges : Presses Universitaires de Limoges, coll. « Médiatextes », 2010, 455 p., 28 euros. EAN : 9782842875084.

1Les nombreux articles et préfaces consacrés par Matthieu Letourneux au roman d’aventures faisaient attendre la parution de sa thèse, soutenue en 20011. Celle-ci propose une poétique du genre, dans une perspective autre que la périodisation indiquée par le titre ou ses récents travaux l’auraient laissé penser. En effet, si l’introduction justifie les bornes chronologiques et que la conclusion donne des repères intéressants sur l’évolution du genre, c’est à une étude globalement synchronique que se livre là Matthieu Letourneux. On se reportera donc pour un historique plus détaillé à son article « Les mésaventures d'un genre. Évolution du roman d'aventures de 1920 à 1950 » paru en 2001 dans Le Rocambole2. L’approche proposée ici par Matthieu Letourneux est essentiellement structurale, fondée notamment sur la narratologie formelle de Brémond et Greimas, complétée par une étude de l’imaginaire porté par la structure, dans la lignée des travaux de Gilbert Durand, Jung et surtout Freud. Si la pensée de Freud est évoquée de façon récurrente, les références narratologiques restent très discrètes, dans un souci louable d’accessibilité. Cependant, les allusions restantes à Brémond ou Greimas seront probablement opaques pour le lecteur non-spécialiste ou l’étudiant, et frustrantes pour le chercheur, d’autant plus que les développements récents de la narratologie, nourris par les sciences cognitives, ne sont guère représentés que par une référence ponctuelle aux travaux de Raphaël Baroni (p. 603). Ces quelques regrets — liés aux difficultés du remaniement d’une thèse datant d’il y a quelques années, qui expliquent également des répétitions parfois lourdement didactiques4 — n’enlèvent rien au caractère très convaincant de la définition que Matthieu Letourneux donne du genre. Au lieu de proposer une définition thématique du roman d’aventures, il la fonde sur des éléments structuraux : « la notion de roman d’aventures repose essentiellement sur une définition formelle : c’est un récit qui dramatise sa structure événementielle » (p. 70). Les nombreuses illustrations offrent d’ailleurs un argument en faveur de la thèse de Matthieu Letourneux, en mettant généralement en avant cette action dangereuse qui ferait l’unité du genre : le commentaire d’un corpus élargi de ces illustrations pourrait sans aucun doute apporter un éclairage très significatif, confirmant en bien des points l’analyse structurale de ces récits.

2Celle-ci parvient à résoudre avec élégance la question de l’extension d’un genre tendu entre une définition très large identifiant l’aventure au récit, et une définition thématique étroite, le limitant au roman d’aventures géographiques. Alors que l’approche thématique conduit à établir une taxinomie dressant des frontières nettes entre roman d’aventures et roman policier, roman d’aventures et roman d’espionnage ou de science fiction, Matthieu Letourneux, après avoir montré la naissance de la catégorie éditoriale roman d’aventures à partir de la vogue des récits de voyage du type Travels and Adventures (p. 29-30), montre que cet exotisme n’est ni le sujet du récit ni un simple décor, mais l’agent d’un dépaysement marquant l’entrée dans l’aventure, elle-même étant, plutôt qu’un thème, un changement de régime narratif. Après un prélude se déroulant dans un monde proche de celui du lecteur, et ainsi soumis à une vraisemblance de type réaliste, le dépaysement fonctionne comme un indicateur générique modifiant l’horizon d’attente du lecteur : ce dernier acceptera, et attendra, une succession de mésaventures extraordinaires, jugées non à l’aune de la réalité, mais à celle de l’encyclopédie du genre dont elles devront reprendre les codes tout en apportant l’originalité nécessaire au plaisir du lecteur. Le retour au foyer du héros qui clôture l’aventure accompagne de même la fin de la lecture et le retour du lecteur à son quotidien.

3Le primat de cette structure narrative sur le contenu thématique du dépaysement permet de décrire de façon efficace l’évolution du genre et de le reconnaître à travers ses avatars. En effet, l’on comprend à partir de ce moment que la connaissance de plus en plus poussée du monde rend plus difficile la création du dépaysement à partir d’un exotisme géographique, qui va s’étioler au profit d’autres types de dépaysement, comme le dépaysement historique (romans de cape et d’épée, romans maritimes…) ou un dépaysement social mettant en scène les « classes dangereuses » ou des organisations criminelles. C’est ainsi que le roman d’aventures va se nourrir d’autres genres, comme le roman historique ou le roman noir, pour y trouver le dépaysement nécessaire, ou générer d’autres genres, au moment où le décor devient lui-même l’objet principal du récit et non plus le déclencheur d’actions extraordinaires et dangereuses. Des romans d’espionnage comme la série des James Bond ou des OSS 117 sont par exemple des avatars du roman d’aventures, le dépaysement étant assuré par la pénétration d’un espion ayant toutes les caractéristiques du héros d’aventures dans des classes sociales fermées pour le lecteur, avec une internationalisation des intrigues héritées des mystères urbains, qui sont le prétexte à la mise en danger du héros et à l’enchaînement des mésaventures (p. 110, p. 141-142).

4L’on semble à ce moment retomber dans une tentation taxinomique cherchant à reconnaître dans l’ensemble des productions les œuvres réalisant un modèle théorique. Mais la prise en compte des politiques éditoriales et des attentes des lecteurs de littérature sérielle vient justifier cette exploration des frontières du genre. Parce que la littérature sérielle sollicite fortement une mémoire du genre dans laquelle l’auteur s’inscrit consciemment, genre en outre fortement identifié par la collection et par le lecteur, le plaisir de la lecture repose en partie sur un effet de reconnaissance et sur un jeu avec les normes. Le lecteur de littérature sérielle est bien souvent un lecteur expert, qui perçoit les traits génériques et les érige en critères d’appréciation, l’œuvre réussie étant celle actualisant au mieux les traits perçus comme définissant le genre : est ainsi généré un discours essentialiste et normalisant, qui tend à produire une infinité de sous-catégories génériques, accompagné en cela par le marché de l’édition pour qui l’identification thématique est un moyen aisé de capter le lecteur. Les forums de fans sur Internet donnent des exemples innombrables de discussions byzantines sur l’appartenance ou non de telle œuvre à une catégorie ou une autre, cela étant d’ailleurs tout aussi valable pour le cinéma ou la musique (thrash metal, speed metal, death metal, black metal, doom…). Wikipedia est un excellent témoin de cette prolifération taxinomique provoquée par l’hyper-spécialisation de ces communautés de fans, les définitions étant souvent constituées d’une différenciation du sous-genre du genre lui ayant donné naissance, suivie d’une caractérisation des sous-sous-genres qu’il a lui même engendrés5. L’expertise du fan se mesure ainsi à la complexité de l’arbre généalogique qu’il est capable de dresser et à sa subtilité taxinomique6. La prise en compte par Matthieu Letourneux de l’expertise générique du lecteur de littérature sérielle ne s’accompagne pas pourtant d’une étude du lectorat réel, et c’est à la figure du lecteur-modèle qu’il recourt pour analyser la structuration du récit. Cependant, les auteurs du genre en étant des lecteurs, l’analyse de leurs œuvres lui permet d’y montrer la présence de cette mémoire du genre, les œuvres parodiques n’étant dès lors que l’exacerbation de cette dimension ludique de la production sérielle.

5Cette sérialité elle-même est à la fois une caractéristique du support (le feuilleton, le fascicule) et de la structure narrative. La structure épisodique de ces romans est liée à la dramatisation de l’événement au cœur du genre, dont les trames tendent à se développer linéairement par la succession des mésaventures. Leur unité est assurée de façon variable par une aventure cadre, ménageant des étapes vers le triomphe du héros. La parution bien souvent périodique de ces récits favorise cette organisation séquentielle et le processus de gradation qui doit retenir le lecteur : la structure épique dont hérite le roman d’aventures est surdéterminée par le support médiatique qui va tendre à privilégier l’unité des épisodes au détriment de l’unité de l’ensemble.

6En même temps, cette succession d’étapes dangereuses surmontées par le héros entretient un lien homologique avec les rites initiatiques, qu’étudie Matthieu Letourneux dans « Entre civilisation et sauvagerie : une initiation problématique » (p. 223-273). Il se garde de faire du roman d’aventures un avatar moderne des mythes initiatiques, en soulignant que cette ressemblance est rarement pleinement thématisée. Sa signification est en outre ambivalente, l’initiation pouvant être celle à la sauvagerie que fait découvrir l’aventure ou la conversion aux valeurs de la société que retrouve le héros. Matthieu Letourneux écarte dans une large part le contexte idéologique colonial sous-tendant la vogue du roman d’aventures, renvoyant pour l’essentiel à l’ouvrage de Sylvain Venayre7, mais il tâche de dégager les valeurs attachées par le genre à la sauvagerie. Si l’exotisme géographique n’est pas un trait définitoire du genre, le dépaysement signifie toujours une rupture avec les règles sociales et l’entrée dans un monde ensauvagé. S’appuyant sur les écrits de Freud, Matthieu Letourneux voit là un affrontement du principe de plaisir et du principe de réalité dont le retour final du héros marque le triomphe. Mais celui-ci n’est pas lui-même sans ambiguïté et Letourneux souligne la « mauvaise foi » du genre : la sauvagerie, mise à distance dans un espace irréaliste, est objet de fascination, symbole d’une liberté désirée et redoutée, et l’aventure aurait ainsi selon lui une fonction cathartique, permettant soit l’intégration soit l’expulsion des pulsions.

7Si cet aspect psychanalytique de l’ouvrage n’est pas sans intérêt et fait réfléchir à la place de la lecture de ces livres dans la construction identitaire des jeunes garçons occidentaux8, c’est son approche esthétique du genre qui est la plus séduisante, en intégrant le roman d’aventures à la catégorie du romance tel qu’il est défini au xixe siècle par un Walter Scott, ou, au xxe siècle, par Northrop Frye : opposé au novel, le romance désigne avant tout, comme le souligne Matthieu Letourneux, un rapport de la narration au réel, qui refuse la quotidienneté au bénéfice de la fantaisie. Dans l’espace du romance, la vraisemblance est construite moins par référence au monde réel que par l’activation d’une mémoire textuelle : il repose ainsi sur un régime particulier de lecture où le cadre pragmatique de la feintise ludique est pleinement activé — le dépaysement, dans le roman d’aventures, servant d’opérateur et de marqueur de ce basculement. Le recours à la catégorie du romance met en avant dans la période considérée la commune opposition à « l’universel reportage » des littératures sérielles, qui se développent avec l’expansion de la presse et de l’édition à bon marché, et d’une littérature d’avant-garde : le recyclage par les surréalistes de la culture de masse prend là tout son sens esthétique, qui dépasse largement la parodie. Ce lien entre romance et roman d’aventures pointe également le caractère problématique de la confrontation de l’aventure rêvée à l’aventure réelle : le roman d’aventures, ainsi que l’explique Mac Orlan en 1920 dans son Petit Manuel du parfait aventurier, ne naît pas du réel, et les auteurs qui tentent justement d’écrire des romans d’aventures réalistes font apparaître qu’il n’y a pas, entre l’aventure mise en scène par le genre et l’aventure réaliste, une simple question de degré de vraisemblance, mais une rupture touchant tous les niveaux du texte.

8Cependant, ces romans irréalistes sont très fortement chargés d’idéologie : Matthieu Letourneux montre que les stéréotypes sur lesquels ils reposent sont à la fois la manifestation du caractère hypertextuel du genre et un moyen d’exacerber les oppositions dramatisant l’événement relaté. Ils sont également l’émanation d’une époque, et le roman d’aventures, comme les différents genres relevant de la catégorie du romance, paraissent pouvoir être un objet d’étude particulièrement intéressant pour une narratologie prenant en compte l’éthique comme celle de Martha Nussbaum9 : le propos évidemment moral de cette littérature grand public souvent destinée à la jeunesse est, on l’a vu, finalement souvent subverti par la fascination pour la sauvagerie, sans que les valeurs véhiculées par le texte soient forcément intentionnelles de la part de l’auteur, ou actualisées par un lecteur cherchant le plaisir d’émotions fortes. La « mauvaise foi » du genre dont Matthieu Letourneux pointe le caractère dialectique pourrait être ainsi abordée à partir de la contradiction entre différents contrats de lecture, inscrivant à la fois dans le texte une lecture ludique et une lecture d’adhésion qui se croisent ou se succèdent selon les moments du texte et les époques de lecture10.