Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Juillet 2010 (volume 11, numéro 7)
Béatrice Bloch

Esthétiques hors cadre — la pensée de Ropars Wuilleumier

Marie-Claire Ropars-Wuilleumier, Le Temps d’une pensée (Du montage à l’esthétique plurielle), textes réunis et présentés par Sophie Charlin, Paris : Presses universitaires de Vincennes, coll. « Esthétiques Hors Cadre », 2009, 433 p., EAN 9782842922298.

1Le Temps d’une pensée sort aux éditions des Presses Universitaires de Vincennes. Il s’agit d’un recueil d’articles déjà publiés du vivant de l’auteur, mais de manière éparse par Marie-Claire Ropars Wuilleumier (1936-2007), professeur à l’université de Paris 8, théoricienne du cinéma et de la littérature. Sophie Charlin, qui travailla avec elle, rassemble ici des articles publiés en revues, entre 1970 et 2007, témoignant d’une réflexion qu’inspirent à la fois les théories du cinéma (Astruc, Bazin, Metz, Eisenstein), le dialogue avec la théorie littéraire (Blanchot), avec la philosophie (Deleuze, Derrida) et avec l’art (Claude Simon, Godard). Ropars-Wuilleumier écrivit régulièrement, entre les années 1959 et 1969, des critiques dans la revue Esprit, en alternance avec Maurice Mourier, autour des créations cinématographiques de la nouvelle vague. Engagée dans un travail de réflexion collectif, Ropars-Wuilleumier prépara avec Michèle Lagny et Pierre Sorlin la rédaction de plusieurs ouvrages d’analyse filmique, comme Octobre : écriture d’une idéologie (1976), ou Générique des années 30 (1986)… Avec eux, elle créa la revue Hors cadre (1983-1992), conçue comme lieu de confrontation entre le cinéma et divers champs épistémologiques. Sa réflexion se poursuivit ensuite par des travaux personnels portant sur les rapports entre les arts, et à travers une collection dont elle lança les bases aux PUV en 1993 : Esthétiques hors cadre.

2Le recueil Le Temps d’une pensée réunit ici en un seul ouvrage ce qui était dispersé, permettant ainsi de comprendre la dynamique de la recherche roparsienne, ce livre complétant les ouvrages publiés par Ropars-Wuilleumier de son vivant, dont : De la littérature au cinéma : Genèse d’une écriture (Colin, 1970), Le Texte divisé : essai sur l’écriture filmique (PUF, 1981), Écraniques : le film du texte (Presses Universitaires de Lille, 1990), L’Idée d’image (Presses Universitaires de Vincennes, 1995), Écrire l’espace (PUV, 2002). Les articles du présent recueil sont ordonnés et présentés par Sophie Charlin, qui renoue l’écheveau des questions principales, tout au cours d’introductions de chapitres éclairantes et judicieuses, si bien que l’ouvrage permet d’embrasser un cheminement intellectuel.

3Le recueil propose un parcours en quatre temps, reflet d’évolutions théoriques privilégiant tour à tour « L’écriture » (textes écrits entre 1971 et 1982), « L’intervalle » (1988-1991), « L’oblitération » (1991-1995), et le « Passage au dehors » (1995-2007).

4Dans la première strate de l’œuvre que Sophie Charlin dégage, Ropars-Wuilleumier avance la notion « d’écriture », comme caractéristique du dispositif filmique : le film, par le montage, par l’utilisation de plans-séquences ou de la profondeur de champ, tient un discours textuel sur ce qu’il narre. Dans ces années, Ropars-Wuilleumier se démarque donc des travaux d’André Bazin, entre autres théoriciens du cinéma : elle remet en cause l’analyse réaliste du langage filmique en lui substituant un travail sur la mise en texte. Plus, elle fait du film un texte. « L’écriture cinématographique » est ici traquée dans un de ses manifestes qu’est le montage, entendu au sens large comme grammaire de construction et d’aboutement, et qui forme un outil d’appréhension des œuvres. Un article est consacré aux diverses théories sur le montage (de Bazin à Eisenstein) et soumis à expérience à travers l’exemple de Citizen Kane d’Orson Welles, qui permet de montrer comment un processus d’écriture est à l’œuvre tout au cours du film, évacuant la réalité au profit d’une construction textuelle.

5Fondée sur un mystère, la narration de Citizen Kane fait entendre par l’écriture filmique, que le secret qui la constitue est vide. Mais le travail de la caméra ne l’est pas, qui tient un discours sous couvert de s’effacer : les choix d’angles, les manières de multiplier les points de vue sur une grille ouvragée filmée après le générique de début, forment un espace fort peu réaliste (où les croisillons succèdent aux losanges, en un espace diégétique hétérogène) et contribuent ainsi à produire du mystère. Cette écriture du cinéma joue à mêler habilement métaphores et métonymies, créant un espace proprement poétique. Par ailleurs, l’atmosphère d’enquête est ourdie par la narration : la mise en cause des témoins se fait par le non recoupement de leurs discours. La voix du narrateur, absente, est remplacée par l’écriture filmique. Ce faisant, l’écriture échappe aux processus de représentations qu’elle construit, sans se montrer. Les événements ne s’écrivent pas d’eux-mêmes, mais existent par le biais de la narration. Et c’est donc l’écriture filmique qui les fait advenir, et qui en dénonce, dans le même temps, le caractère non fondé, redoublant de puissance paradoxalement elle-même par ce geste autoritaire mais apparemment imperceptible.

6À la fin des années 1970, Ropars-Wuilleumier, prend acte du mouvement de pensée qui, des grammes derridiens à la schize deleuzienne, remet en cause l’impérialisme du signifié et l’essence de la signification ; elle estime aussi que le mouvement de la sémiotique insuffle de la liberté à la structure. L’article intitulé « lire l’écriture » (sur Maupassant) est un dialogue avec nombre d’hypothèses théoriques qui éclosent alors, et propose, parallèlement, en un tour de force, une analyse serrée de la structure du récit Pierre et Jean. Ménageant une réponse aux entreprises de Barthes, de Benveniste, et de Kristeva ou de Lacan, Ropars-Wuilleumier montre comment le texte classique de Maupassant, cohérent et apparemment lisse dans sa signification, cache une épaisseur qui, au-delà de la concordance des strates textuelles, voile des excès de sens : de l’opposition nette et franche entre les deux frères qui fige leurs rapports d’opposition au début de l’œuvre, le texte fait surgir a contrario des inversions de places, rendant chaque protagoniste ambivalent, et profile une interrogation sur l’identité de soi et sur le rapport à l’autre, minant l’intégrité de l’individu, ce que l’écriture concomitante du Horla par Maupassant ne fait que confirmer. Dans le texte de Maupassant, le réalisme redondant vacille derrière une saturation de signifiés. C’est là faire une démonstration a fortiori de l’existence d’un plaisir du texte (au sens de Barthes), même dans le cas d’un récit parmi les moins aptes, apparemment, à faire apparaître les ruptures et les discontinuités. De cette discontinuité cachée, ressort un élément de méthode : dans le texte, filmique ou non, se lit un tissage de fils qui doivent être décroisés, de signes à déconstruire. Mais Sophie Charlin remarque en outre que, finalement, « c’est au film, qu’elle définit comme matériau essentiellement hétérogène, que Marie-Claire Ropars reconnaît la faculté de mener la plus radicale déconstruction du signe » (p. 18).

7Le second temps du travail de Ropars-Wuilleumier, tel qu’il est délimité par Sophie Charlin, autour de la réécriture de textes par le film, a été publié dans l’ouvrage Ecraniques, le film du texte (1990). Ce sont les travaux produits ensuite, entre 1988 et 1991, qui constituent la seconde partie du volume Le Temps d’une pensée. Dans cette période, les articles s’articulent autour de l’idée paradoxale « d’intervalle », saisie à la fois comme multiplicité et, en même temps, comme mise en relation de divergences. La pensée du fragmentaire y sert d’analyseur à l’œuvre de Godard Le Mépris, réécriture d’un roman de Moravia : le fragment, selon la pensée de Blanchot (dans la lignée de Nietzsche), tendu entre une totalité à soi, autarcique, et sa nécessaire contrepartie comme maillon en lien aux autres fragments, sert à saisir le film comme pris entre la nostalgie d’une continuité narrative classique et son impossibilité, explosant en création poétique diffuse et fragmentée. Godard, se tournant désormais vers le jeu des doubles (citant, dans ses films, tantôt la littérature, tantôt la peinture), met en abyme cette tension et l’impossible aboutissement d’une continuité. C’est pourquoi, au moment même de la publication par Deleuze de L’Image-mouvement et de l’Image-temps, Ropars-Wuilleumier répond au souhait de compréhension du cinéma que Deleuze exprime sous l’hypothèse d’un continuum sensible, par une vision non totalisante, profilée sous les espèces de la multiplicité, et du mouvement, de l’intervalle et non de la continuité. Dans son article « Le cinéma lecteur de Deleuze » : elle montre que, pour Deleuze, est imparti au cinéma (conçu, in fine, essentiellement comme image), à la fois de dépasser le travail sur le signe et de permettre une totalisation, parce qu’il offre, via l’image, une réconciliation avec le réel. Ropars-Wuilleumier, quant à elle, ne partage pas l’hypothèse d’un moment de fusion entre les disjonctions, que formerait cette poésie sans figure. Elle privilégie la pensée de l’intervalle, et du battement sur celle du continu.

8Par ailleurs, Ropars-Wuilleumier dialogue aussi avec Christian Metz en interrogeant son hypothèse de l’énonciation, comme tout entière prise dans le film lui-même, spécificité du cinéma où n’existerait pas d’énonciateur personnel, selon l’hypothèse metzienne où la deixis remplace le sujet locuteur. La deixis filmique serait, pour Metz, caractérisée par un discours plissé où l’énonciation se replie sur l’énoncé, tout je énonçant étant absent et remplacé par un travail de caméra, qui fait voir, sans dire, mais dont le discours est constitué par ce qu’elle montre. Pour Ropars-Wuilleumier, il faut suivre Metz, mais élargir la portée de sa proposition théorique en n’en faisant pas une spécificité cinématographique. Tout je n’est-il pas miné, en et hors cinéma, par le tu (telle est la lecture qu’elle propose de Benveniste), cette énonciation double étant aussi d’ordre cinématographique, la bande son venant dédoubler le site énonciatif de l’image ? Aussi Ropars écrit-elle : « l’écart de la voix off exemplifie un désaccord inhérent à l’activité même du langage : nous ne parlons que doublés par l’enveloppement de notre parole » (p. 191). Le film permet de déjouer le processus de communication, n’incluant pas le spectateur même s’il le requiert (autour de cela, elle débat longuement avec Christian Metz qui postule, à rebours, la nécessaire existence d’un spectateur générique, celui-ci fût-il différent du spectateur réel, pour analyser le film selon une méthode phénoménologique) ; le film fait ainsi voir la parole comme insaisissable, comme déployée vers une extériorité, laquelle est propriété interne à tout texte, qui se creuse par là même. Mais cette extériorité ne surgit pas seulement de la réception, ou plutôt, elle assigne à nouveau frais la distinction entre intériorité et extériorité si bien que le théoricien peut désormais, ou bien se situer en dehors de l’œuvre (et faire de la sociologie, de l’histoire et de l’archéologie autour du film, de sa réception et de sa production) ou bien à l’intérieur, et affronter la déhiscence esthétique, se situer sur le « pli » et saisir le texte dans son feuilletage, l’extérieur transformant l’intérieur, mais dans un renversement non symétrique, la communication étant toujours postulée mais non réalisée. Cette période du travail de Ropars-Wuilleumier est donc ouvertement proche des perspectives blanchotiennes, la contradiction n’étant jamais ni purement symétrique, ni simplement dépassable, mais introduisant du jeu dans le sens, en un mouvement sans fin, proche du « troisième terme » de Blanchot. Alors qu’elle définit le concept « d’intertextualité » comme simple citation sans effet en retour, Ropars-Wuilleumier emprunte à Blanchot la notion de « réécriture », comme reprise créative et oublieuse, qui métamorphose les œuvres antérieures citées, en transformant la manière « propre » de l’écriture « citante ». Plus généralement, le souvenir, comme on peut le dessiner à travers l’œuvre de Marcel Proust, est aussi lieu d’une trahison où la mémoire, faisant l’épreuve du sensible, « oublie par le geste même de l’activité mémorielle » (p. 246). Cette période m’apparaît comme le moment où la pensée des rapports entre le dehors et l’intérieur de l’œuvre se fait complexe, celle-ci ne se créant que dans une perception qu’elle suppose mais qui la déséquilibre parallèlement et qu’elle postule sans la contenir pourtant.

9La troisième partie du Temps d’une pensée a été intitulé par Sophie Charlin Oblitération, et rassemble des textes écrits entre 1991 et 1995, parallèlement à la parution de l’ouvrage l’Idée d’image (1995). Cette fois-ci, l’introduction de S. Charlin présente l’ensemble comme homogène et centré autour de la notion de « visibilité » et d’image, mais choisissant comme opérateur le texte littéraire plus que le film. Désormais, l’image est vue à même le texte, dévoilant par ce biais son essence négative. Elle ne s’y livre que dans le détour par les autres arts, en brève échappée aussitôt éclipsée.

10Pour Ropars-Wuilleumier, il s’agit en effet de montrer que l’œuvre se désoeuvre par la perception, objective et subjective à la fois, et que l’image se donne paradoxalement comme totalité mais ne pouvant être appréhendée par l’œil qu’au terme d’un processus de parcours, et d’éclats qui l’éclipsent et en empêchent la saisie totale. Un premier exemple est choisi dans le cinéma : Duras, au cinéma, redit ce qu’elle a écrit, tandis que Robbe-Grillet met le dire à l’écart et centre sa création cinématographique sur le visuel, le cinéma conjurant pour lui le risque de l’image. Filmer offre la vue toute faite et met entre parenthèses le processus de fabrication de l’image, la vue étant virée au compte de l’objet, alors qu’écrire est retour à la fascination de la vue, à la pulsion de voir : c’est dans l’intervalle entre l’écriture et le film que Robbe-Grillet entr’aperçoit ce qui lui échappe. Car l’image écrite est à distance, à peine saisie, jamais totalement accessible puisqu’elle ne peut que montrer le regard qui la constitue, le désir qui a suscité la description, tandis que le processus de créer le film libère de l’obsession du voir, en permettant de ne plus s’exposer soi-même à la dévoration par le regard. Ainsi Ropars-Wuilleumier sculpte à nouveau son hypothèse d’un vacillement des repères du subjectif et de l’objectif où s’articulent ces deux entités qu’on ne peut plus poser comme séparées, l’interaction réglant leurs rapports de désœuvrement constitutif.

11Plus loin, Ropars-Wuilleumier montre que, lorsque Gordard, dans Passion, « réécrit » des tableaux du Greco par le film, il fait paraître le processus même de l’oubli, de la saisie parcellaire. Il désigne notre perception de l’œuvre comme la désœuvrant précisément au moment où nous croyons la voir, parce que nous la parcourons : en effet, la reconstitution du tableau par la caméra donne au tableau vivant (que le metteur en scène essaie de reconstituer sur le modèle du tableau initial peint par le Greco), une dynamique qui met en lumière certains plans et en oublie d’autres, rassemble et éloigne des aspects que le tableau achevé donnait comme coprésents et contigus. D’où le paradoxe : l’espace de l’œuvre est globalité qui ne se perçoit que dans le parcours : car comment voir un tableau sans en suivre les détails, mais comment saisir les détails, sans les éclairer par une prise globale ? Tourniquet illimité qui défait la vision au moment où elle se fait et qui désœuvre parallèlement l’image (selon une remarque forte de L’Idée d’image). Dans un article consacré à Blanchot « Sur le Désœuvrement : l’image dans l’écrire selon Blanchot », Ropars-Wuilleumier montre les différences entre la conception merleau-pontyenne de l’image et celle de Blanchot. Alors que, pour Merleau-Ponty, la réserve d’invisible, prise dans l’image, dévoile la vérité de l’Être dans sa déhiscence (L’Œil et l’esprit), Blanchot, au contraire, ramène l’esthétique dans l’orbite de l’écrire, dans le cercle « du désœuvrement où se défait le rapport de l’art et de l’être » (p. 308). La figuration contient un visible qu’elle nous oblige à voir et dont elle rend pourtant impossible la vision : l’image touche le regard mais écarte le sujet ; elle figure le retrait de la représentation tout en montrant, car elle ne peut séparer la présentation de l’objet de la donation par laquelle il se présente. Ainsi que le dit Ropars-Wuilleumier à propos d’un texte de Claude Simon consacré à l’œil d’un cheval mort, observé par le narrateur dans La Route des Flandres : l’image est la « négativité singulière où s’engendre la torsion d’un regard qui ne regarde jamais que le retournement du regard » (p. 321).

12Sophie Charlin propose de constituer un quatrième temps de la réflexion avec les articles des années 1995 à 2007, qu’elle intitule : Passage au dehors mettant particulièrement en lumière la pensée du mouvement.

13À l’occasion d’un colloque à Weimar consacré à Deleuze en 1995, Ropars-Wuilleumier dialogue à nouveau avec L’Image-mouvement et L’Image-temps. Si toute image est prise dans le mouvement parce que sa perception, impossible totalisation, passe par la mémoire, elle s’évide par là même, bien que le mouvement semble lui donner une continuité. Le temps du cinéma récent, en revanche, celui de l’image-temps, moment du cristal, pour Deleuze, fait voir les raccourcis produits par la mémoire et dévoile, certes sous les espèces de la disjonction, les faux raccords qui laissent apparaître le mouvement erratique de la perception : ainsi, Ozu donne à voir le vide, mais en le restituant dans le continuum du temps. Cette levée du paradoxe qui permettrait au cinéma de faire voir son envers, ne convainc par Ropars-Wuilleumier, laquelle préfère noter que le cinéma révèle la fissuration interne à l’image, sans la recouvrir. Car le cinéma ne peut suturer autrement la déhiscence que par la feinte, et non par la vérité. En effet, l’image ne peut rejoindre le tout, étant une partie qu’on ne peut réinsérer dans un continuum. D’où la conclusion, empruntée à un autre de ses articles, entièrement fondé, celui-là, sur l’étude des textes (de Perec, de Proust et de Barthes) : « l’image, loin d’échapper au temps, pourrait en figurer l’échappement » (p. 377), qu’il s’agisse de film, ou même, de littérature, art où l’image n’apparaît proprement que sous les espèces d’une force imageante. Le procès du visuel, tramé dans les épreuves écrites, montre son achoppement à saisir le temps.

14Mais ce que Ropars-Wuilleumier met à l’écart dans cette réflexion, et à dessein, c’est la présence des affects. Or, on pourrait la questionner pour engager le débat : n’est-ce pas chez Proust, chez Perec ou chez Barthes (qu’elle choisit elle-même pour sa démonstration, dans l’article « Image et temps, ou le temps de l’arrêt »), l’affect lui-même qui empêche l’image de renouer avec le continuum, n’est-ce pas le manque (parce qu’il est ressenti), qui troue, précisément, la continuité, tout autant que le creusement philosophique du temps ? L’effectuation de la totalité est impossible, selon son hypothèse, précisément à supposer le trou mémoriel ou l’imprécision de la mémoire (la raison affective de ce « trou » étant pour Ropar-Wuilleumier volontairement hors jeu). La voie étroite que choisit Ropars-Wuilleumier dans son œuvre est celle qui recourt a contrario à une réflexion philosophique sur le temps saisi comme paradoxe, dont le présent est toujours déjà pris dans un avant et un après, à l’instar de la flèche de Zénon toujours là et ailleurs. L’œuvre en train de se faire est conçue comme fissurée pour une raison philosophico-logique qui la retire du continuum, alors précisément que ce paradoxe du temps aurait pu être constitué autrement, parallèlement, et en écho, par la mémoire, dans ses ressorts affectifs, et non pas seulement comme processus temporel orienté mais d’impossible raccord. La pensée roparsienne prend avec audace le risque d’une démonstration a fortiori, avec l’inventaire de textes littéraires portés par l’impact de la mémoire (Perec, Proust, Barthes). Elle affronte le danger de passer volontairement à côté de l’affect, pour rabattre le vécu sur ce qui se veut pur machinisme temporel. On voit que le sujet, comme le texte, sont concomitamment présentés sous la forme de processus, de machines où la subjectivité est une postulation désormais inutile.

15À quoi cette évacuation du sujet sert-elle ? C’est ce qu’on comprendra dans l’étape suivante où l’art se définit comme défait et par son effectuation (« objective ») et par sa perception (« subjective ») . De quoi s’agit-il ?

16Une interrogation sur la fiction fait suite à cette période, en écho aux débats contemporains sur la forme du roman, sur son caractère malléable et variable selon les époques, forme qui doit, pour les uns, être constituée sans téléologie, pour les autres, s’avérer lieu d’une énergétique (Philippe Roger), et pour d’autres encore, inclure une finalité répondant aux normes du récit selon Propp (Rafael Pividal). Ropars-Wuilleumier se demande donc si le roman se signale par la défaillance de la forme et/ou s’il doit retrouver la forme du récit. Même le modèle ouvert d’Umberto Eco est orienté vers une fin, malgré les variantes possibles des réalisations formelles. Blanchot, en revanche, noue le paradoxe en rendant l’événement nécessaire à l’œuvre mais en en relatant seulement l’approche et non la factualité. Se dissout ainsi la narrativité, tandis qu’elle garde en creux pourtant la poussée vers une idéalité formelle qu’elle ne peut récuser complètement mais qui se masque derrière les détours du sensible. Détours de l’œuvre qui sont aussi ceux de sa perception, parcellaire et non totale, rejoignant l’impossible de la forme totalisée. Les œuvres de Francis Bacon sont particulièrement propres à faire apparaître la dialectique et la tension entre la forme et la figure, sous les espèces de la défiguration, celles de Henry James aussi, prises entre l’expansion et l’espoir d’un dévoilement, et même chez Stendhal, par exemple, se joue une expansion en entrelacs, dont le vide, la « syncope », émerge pourtant dans les moments de plénitude.

17On atteint là me semble-t-il à une des originalités principielles de la pensée roparsienne, qui constitue son choix ontologique spécifique et profondément original : pour Ropars-Wuilleumier, la formation de la forme et celle de sa perception sont semblablement problématiques, ou, pour le dire autrement, ne sont que le prolongement d’une même extranéité constitutivement interne, l’idée formelle de l’œuvre étant en son principe même inaccessible, et la perception de l’œuvre étant inscrite dans l’effectuation de celle-ci, comme ouverture postulée, mais ne pouvant être cernée, ces deux désœuvrements se constituant, en miroir ou en prolongement l’une de l’autre, d’une double finalité impossible, celle d’une téléologie comme celle d’une réception. De là se forge une ontologie spécifique qui emprunte à la phénoménologie sans pourtant renouer chair et esprit, mais plutôt reconduisant le paradoxe d’une totalisation repoussée et postulée à la fois, et du côté de la forme en formation, et du côté de l’effectuation par sa réception.

18L’éclatement et la dispersion de l’œuvre non totalisée sont au principe même des valeurs portées par cette pensée, tout comme l’attrait exercé par une forme qui s’auto-dévore pour se construire cependant. La théorie roparsienne est aussi fondée par la persistance dans le refus de recourir aux notions de subjectivité et d’objectivité, la subjectivité étant rendue machinique dans son principe : elle serait constituée par le produit de dispositions propres à l’œuvre ou par des encodages mémoriels de traces, selon une conception du temps qu’on pourrait qualifier de « transcendantale » ou de logique.

19Du style de ces articles, il faut parler. Faisant jouer les images où la langue parle de bascule, de division, de disjonction, Ropars-Wuilleumier traduit une pensée abstraite et éminemment paradoxale par une géométrie de mouvements, sans cesse travaillée de nouvelles métaphores, de nombreuses figures qui éclairent la démonstration, dans des degrés d’abstraction extrême. C’est que le recueil est souvent constitué de réponses aux œuvres d’autres théoriciens ; en ce sens, il condense étroitement et lie ensemble la pensée de l’autre et la sienne, exigeant par instants un désentrelacement complexe, mais qui a le mérite de faire voir comment la théoricienne dialogue, comment elle se constitue dans la réponse, à la faveur d’une pratique médiévale ou anglo-saxonne de la disputatio. En ce sens, ce recueil est aussi apprentissage de la discussion. Il est par ailleurs un contrepoint aux œuvres propres où Marie-Claire Ropars-Wuilleumier prend la parole afin de présenter sa pensée sur de plus larges empans, pour construire sa théorie et sa vision du texte et de l’art.

20Mais ce recueil, que Sophie Charlin a constitué dans une cohérence qui accompagne la rédaction des ouvrages antérieurs écrits par Ropars-Wuilleumier, incite à se réapproprier le chemin d’une pensée. C’est celle d’une réflexivité centrale : « l’image dissimule et cache l’essentiel, et, ce faisant, dévoile la dissimulation qui constitue son principe même ». Celle aussi d’une pensée où la subjectivité comme singularité et affectivité, pas plus que l’objectivité n’ont droit de cité. Et son originalité majeure est de concevoir l’œuvre simultanément comme le mouvement de sa création, refait et défait en même temps par le mouvement de la perception. Ainsi, l’œuvre n’est jamais objet, mais espace et rapport, qui suppose le tout et les parties à la fois. L’art y est magistralement démontré comme étoilement, reflet altéré se donnant et se défaisant à la fois, dans une pensée où se lit et se dit une vision moderne jamais lasse de tenir et d’exister dans le discord.