Acta fabula
ISSN 2115-8037

2010
Mai 2010 (volume 11, numéro 5)
Marie Daney de Marcillac

Révolutions homériques : différences et répétitions

Révolutions homériques, textes réunis par Glenn W. Most, Larry F. Norman et Sophie Rabau, Pise : Edizioni della Normale, 2009, EAN 9788876423628.

1La parution de l’ouvrage Révolutions homériques est consécutive à la journée d’études, qui s’est tenue à l’École normale supérieure le 18 mars 2006, et qui interrogeait « le paradoxe homérique » suivant : comment rendre compte de la convocation périodique d’Homère lors des ruptures littéraires, comme figure voire comme garant de la révolution littéraire, alors même qu’il est associé au retour à l’origine et à la réitération du même ? L’introduction de Sophie Rabau, « La jeunesse d’Homère ou de quelques hypothèses propres à fonder la révolution homérique », construit cette problématique tout en mettant l’accent sur la dimension plurielle et hétérogène que subsume le nom d’Homère : l’homme et le texte, la personne et le symbôle, la collectivité et l’individu.

2Le titre, Révolutions homériques constitue en lui-même une hypothèse forte de réponse. Cette expression désigne à la fois les révolutions littéraires auxquelles participe Homère et les révolutions qui transforment Homère. Elle procède en effet du déplacement du terme de révolution dans un domaine où il est rarement usité, la littérature, afin d’interroger ce que peut signifier une révolution dans les lettres. Pour rendre compte de la portée de la notion de révolution, S. Rabau analyse l’interprétation que Walter Benjamin fait de la révolution politique du 30 juillet 1830 dans Sur le concept d’histoire : toute révolution suppose une horloge arrêtée dont on refuse de faire le deuil. La structure de la révolution est donc marquée à la fois par 1) la répétition et le retour périodique du même et 2) le bouleversement, l’abolition du passé par l’instauration d’un ordre autre et nouveau.

3Les études proposées s’inscrivent dans le champ actuel de recherches qui portent sur la pluralité des métamorphoses d’Homère à travers l’histoire de ses récritures. Il en renouvelle toutefois le propos, en se concentrant sur le rôle paradoxal de la mention d’Homère dans les ruptures littéraires qui ont marqué l’histoire des idées. Il ne s’agit donc pas d’une énième étude sur Homère, connu pour être l’un des auteurs ayant suscité le plus de commentaires. L’intérêt de l’ouvrage repose en outre sur la réflexion qu’il propose sur la notion de révolution dans les lettres, générant un inévitable dialogue entre les Anciens et les Modernes. Les outils conceptuels proposés pour penser les ruptures littéraires, ainsi que la richesse des études de cas, donnent en effet à l’ouvrage une portée qui ne se limite pas aux études homériques.

4L’ouvrage est composé de manière dynamique, sous la forme d’une « mise en série » de huit contributions ordonnées chronologiquement. Il parcourt presque l’ensemble de l’histoire de la littérature, de l’Antiquité au début du XXsiècle, à travers une étude de cas qui ne prétend en aucun cas à l’exhaustivité. Différents spécialistes européens et américains de l’histoire de la littérature analysent des exemples précis de ces révolutions homériques dans un corpus européen, sous la forme de monographies ou de synthèses. Ces moments constituent des ruptures littéraires majeures : la Seconde sophistique, la Renaissance, le dépassement de la querelle des Anciens et des Modernes, Romantisme et Modernisme. Alors même que toute rupture littéraire rejoue à sa manière la querelle des Anciens et des Modernes, aucune contribution n’y est consacrée à proprement parler. Deux articles portent néanmoins sur son dépassement par Marivaux, Houdar de la Motte et Pope, comme pour mieux montrer que la référence à Homère vise précisément à la dépasser. La volonté est sensible de ne pas donner une définition fixe de la notion de révolution littéraire, mais de montrer au contraire que les redéfinitions permanentes de notre idée d’Homère et de la notion de ce qu’est une révolution dans les lettres vont de pair.

5La pluralité des perspectives et des méthodes adoptées contribue en un sens à la construction de la multiplicité des réalités subsumées sous le nom d’Homère. L’ouvrage est en effet le résultat d’une collaboration internationale qui permet une multiplication des perspectives. Les auteurs sont pour l’essentiel spécialistes de différents moments de l’histoire littéraire, et non pas nécessairement d’Homère ou de littérature grecque antique. Ce parti pris met plus que jamais en évidence l’omniprésence de la référence à Homère lors des moments de rupture littéraire. Pour rendre compte de ces « révolutions homériques » dans l’histoire des idées, les différents contributeurs se penchent sur la réception et l’utilisation d’Homère aussi bien par les écrivains, les traducteurs, les théoriciens que plus généralement les lecteurs d’une époque. Des glissements existent entre l’étude d’Homère et celle de ses deux personnages principaux Ulysse et Achille. Pour mener à bien ces études, différents domaines sont mobilisés de la sculpture à l’édition, en passant par les paysages de jardin. L’ouvrage contribue ainsi à rendre sensible l’hétérogénéité des réalités convoquées par le nom Homère.

6Nous aimerions interroger la portée de cette nouvelle publication : que résulte-t-il de la mise en série de différentes révolutions littéraires ? dans quelle mesure ces différentes contributions aboutissent-elles à des conclusions ? S. Rabau, dans son texte de présentation, construit une problématique et propose des hypothèses générales très fortes qui ont également en partie valeur conclusive. Les différentes contributions mises en série de façon chronologique, ont toutes leur légitimité comme étude de cas du fait de l’intérêt des révolutions littéraires explorées. Elles permettent par ailleurs l’ouverture de pistes de recherches. On pourrait regretter pour autant le manque de synthèse à l’issue de l’ouvrage. L’occasion nous est précisément donnée ici de proposer un parcours des différentes contributions, en mettant en évidence les grandes étapes des révolutions homériques.

7« Combien d’Homère? », le premier article de Glenn W. Most complète l’introduction et tient lieu de mise au point préalable. Il pose à travers la question titre, celle de l’existence d’une unité d’Homère au delà de la pluralité de ses représentations, mais aussi celle de l’existence réelle ou fictive de l’auteur. Le recours aux bustes d’Homère sculptés dans l’antiquité grecque, ainsi qu’aux récits biographiques dont il fut l’objet en sont les matériaux principaux. Gl. W. Most met en évidence que pour le monde antique Homère a réellement existé. L’appel à la tradition allégorique permettra pour les siècles à venir d’immuniser Homère dans cette perspective. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle, avec l’effondrement de la tradition allégorique que l’existence d’Homère a pu être mise en doute. Les résultats de la philologie classique permettent en effet de soupçonner l’inexistence d’Homère. Les poèmes homériques sont reconnus comme l’aboutissement du travail de nombreuses générations d’aèdes, à l’intérieur d’une tradition orale de composition, d’exécution et de transmission. Le nom même d’Homère provient du terme grec « Homêros » qui désignait un accordeur capable d’accorder les mots entre eux, ainsi que des thèmes et des histoires. Une des césures majeures dans l’histoire des représentations d’Homère a donc lieu au XVIIIe siècle, comme le montre également par la suite l’article de Marie Blaise.

8Le second article, « Lucien et Homère : le sophiste ou les ambigüités d’une mimesis ironique » de Michel Briand s’attache toujours à l’Antiquité, mais il s’agit cette fois de l’Antiquité grecque. Le propos examine le traitement ambivalent d’Homère dans une révolution littéraire, celle de la seconde sophistique, mouvement paradoxalement tendu entre tradition et innovation. Lucien est considéré par les modernes comme fondateur d’une tradition révolutionnaire proprement critique et fantastique, au point qu’on a pu le désigner parfois comme le Voltaire de l’Antiquité. Les relations qu’il entretient avec Homère sont ambivalentes, entre respect, ironie et critique, alors qu’il tente de conjuguer beautés de la tradition et efficacité de l’innovation dans une œuvre où dominent le rire et la polyphonie. Que Lucien soit homérique ou anti-homérique, Homère l’intéresse au plus haut point, notamment à travers la figure d’Ulysse à laquelle il s’identifie. M. Briand conclut à un « schéma spiralaire de l’histoire littéraire » associant différence et répétition, qui aboutit à un déplacement doublé d’un retour.

9La Renaissance française fait l’objet de l’article « Achille versus Ulysse : la réception de l’Iliade et de l’Odyssée à la Renaissance. » Philip Ford compare la réception des héros de l’Iliade et de l’Odyssée par différents publics, prenant soin de distinguer monde humaniste, grand public et monde de la Cour. Il procède pour cela à une étude des différentes éditions de l’époque. Il en déduit que les figures d’Ulysse et d’Achille s’inscrivent dans un contexte moral, religieux et politique singulier qui les métamorphose. La préférence des humanistes pour Ulysse est manifeste, car les auteurs de la Renaissance partagent davantage de qualités avec Ulysse qu’avec Achille, comme son éloquence, son astuce et son état d’exil. L’éloquence et la finesse d’Ulysse sont en outre des qualités très importantes pour la Cour. C’est donc la figure de l’aède incarnée par Ulysse qui a le plus impressionné le public français de la Renaissance.

10Deux articles sont ensuite consacrés au XVIIIe siècle, plus précisément à des personnalités qui ont su inscrire Homère dans des perspectives singulières, dépassant la querelle des Anciens et des Modernes du siècle précédent. Homère, comme le plus ancien des anciens occupait une place fondamentale dans cette querelle : pour les Anciens, Homère offre la preuve éclatante des limitations des théories du progrès culturel qu’avaient embrassées les Modernes; pour les Modernes, Homère incarne la poésie dans son état le moins évolué. S. Rabau consacre son article au « Portrait d’Homère en lecteur moderne : Houdar de la Motte et Marivaux ». La Motte et Marivaux proposent du texte homérique une lecture critique et parodique, tout en revêtant cette lecture de l’autorité même du poète dont ils attaquent le texte, en créant des fictions de rencontres avec l’auteur de l’Odyssée. Les deux écrivains français métamorphosent l’auteur ancien en lecteur moderne de son propre texte. Homère appartient dès lors à une double temporalité, à la fois antique et moderne : contemporain de son œuvre antique, il est également lecteur du XVIIIe siècle. L’objectif des deux auteurs modernes consiste à faire en sorte qu’Homère, tout en lisant en homme de l’Antiquité confirme le jugement des Modernes. Il ne s’agit pas de moderniser le passé mais de donner valeur d’éternité à la modernité, en universalisant les règles qui fondent les canons modernes. L’article « Homère transplanté : luxuriance antique ou classicisme moderne? » de Larry F. Norman est consacré au problème du paysage homérique dans le contexte de la réception européenne d’Homère à l’aube des Lumières. La désignation du jardin d’Alcinoos comme « paradis brut » par le traducteur anglais de l’œuvre d’Homère, Alexander Pope, est le signe d’un dépassement de la querelle des Anciens et des Modernes. Le paysage homérique devient en effet le terrain d’observation de l’émergence du nouveau primitivisme au XVIIIe siècle et du rejet du raffinement moderne : il est bien pour Alexander Pope un temps primitif et cruel, mais c’est précisément pour cette raison que l’Iliade est un chef d’œuvre. L’association entre invention, irrégularité et génie du sublime est établie.

11Au XIXe siècle, les travaux de Vico et de Woolf ont déjà montré l’impossibilité de l’existence d’Homère. Dans « Homère n’a jamais existé », Marie Blaise construit une synthèse qui envisage l’ensemble du XIXe siècle français. L’omniprésence d’un Homère Protée, multiple et divers, y est remarquable dans toutes les disciplines : philologie, histoire littéraire, archéologie, théories poétiques ou littéraires. Son hypothèse est que cette indétermination d’Homère au XIXe siècle consacre la puissance de virtualité symbolique d’Homère. C’est elle qui intéresse tant le Romantisme. Ce mouvement fait en effet d’Homère avant tout une fonction (positive d’autorité), garantie de l’œuvre et de la genèse des formes. Homère est alors en concurrence directe avec le Moyen Âge qui donne une autre idée de l’origine ; il est, en un sens, un autre Moyen Âge.

12Au début du XXe siècle, le modernisme européen perçoit Homère à travers le prisme de ses récritures, ce qui le place dans la perspective d’une forme de secondarisme, autrement dit de textes toujours second par rapport à un original. Les deux articles sont consacrés à des récritures d’Homère qui concluent l’un et l’autre à l’origine impossible. Néanmoins, la secondarité d’Homère lui permet d’être potentiellement repris et réactualisé dans chaque époque. Nathalie Piégay, dans son article « Aragon/ Homère via Fénelon » consacré à Aragon, rappelle que les Aventures de Télémaque est davantage une récriture du Voyage de Télémaque de Fénelon, que de l’Odyssée. Pendant les années Dada et surréalistes, l’Antiquité est moquée, symbole d’une tradition académique, d’une mythologie obsolète à laquelle il faut substituer une mythologie du quotidien merveilleux et moderne. Aragon a recours à la tradition pour mener une interrogation sur la possibilité d’une origine qui garantisse la stabilité et la solidité du langage. Il conclut bien entendu à son inexistence. Chez Aragon, l’écriture de seconde main est également liée à l’exploration de la thématique de la paternité impossible.

13Dans « Ulysses de James Joyce, un homérisme secondaire », Daniel Ferrer montre que la référence à l’Odyssée, a été utilisée après coup, bien qu’Ulysse ait depuis le départ constitué une figure déterminante de l’imaginaire de l’écrivain irlandais. En ce sens, on peut parler d’homérisation secondaire. Ce qui plait à James Joyce, c’est précisément le secondarisme d’Homère. L’Odyssée est en effet dès l’origine un texte second par rapport à l’Iliade qui lui même a fait l’objet de récritures. James Joyce ne s’intéresse ni à ce qui est originel, ni à ce qui est original, mais aux processus de filiation, de dérivation et de récupération.

14Au terme de son introduction — qui a également valeur conclusive —, S. Rabau émet des hypothèses pour justifier le recours apparemment paradoxal à Homère comme garant des révolutions littéraires. Il s’agit de constantes que l’on retrouve globalement dans chacun des moments développés. Et en ce sens, il y a une répétition des révolutions homériques où se rejouerait à chaque fois une querelle des Anciens et des Modernes. C’est parce qu’il est le premier des poètes, inventeur de la littérature qu’Homère est convoqué lors des révolutions littéraires, mais aussi parce qu’il est très vite devenu secondaire, repris et réactualisé à chaque époque :

  • Les révolutions littéraires sont vécues non pas tant comme un refus du passé que comme une redéfinition du rapport au passé : les réinterprétations d’Homère correspondent à cette redéfinition du passé et de l’origine.

  • Homère constitue dans l’histoire des idées une figure de la continuité, car il est réadapté à chaque époque.

  • Homère est lui-même un moderne, en tant que figure du commencement absolu, du geste radical d’inauguration.

15Pour Sophie Rabau, Homère est par excellence un miroir de l’expérience temporelle que suppose la modernité, comme alliance d’un ancrage temporel et d’un mouvement perpétuel. Elle fait référence à ce propos aux analyses de Baudelaire, de Benjamin et de Jauss sur la modernité. Celle-ci avec Baudelaire a appris que l’œuvre d’art est l’alliance de l’atemporel et de l’éphémère, et qu’elle consiste à tirer l’éternel du transitoire.

16La figure d’Homère, lorsqu’elle est convoquée pour justifier des ruptures littéraires, subit, on le voit, bien des torsions. Homère, dans toutes les perspectives évoquées par les différentes contributions, joue le rôle de garant et non plus nécessairement de modèle. Il en résulte que le rapport entretenu avec Homère peut être tout à fait ambivalent voire contradictoire. L’hyper-complexité de l’usage d’Homère, victime de retournements successifs, est particulièrement manifeste dans les fictions qui le mettent en scène chez Lucien, Marivaux et Houdar de la Motte. Pour ces derniers il devient même critique... de son propre texte ! En définitive, Homère apparaît comme relevant essentiellement d’un statut fictionnel. Son inexistence n’est certes avérée qu’au XVIIIe siècle, et cette découverte accentue encore le pouvoir symbolique qui résultait de son indétermination. Pourtant, Homère était déjà, au XIXe siècle, une figure symbolique, du fait notamment du jeu de mise en fiction, mais aussi de la pluralité des interprétations.

17« Révolutions homériques » est la preuve en acte de la permanence de l’extrême importance du recours à la figure d’Homère dans la théorie littéraire. En un sens, cette référence à la figure d’Homère est ce qui permet aux huit auteurs de l’ouvrage de construire une pensée de la révolution dans les lettres. La richesse, la complexité et l’ambivalence de la figure de l’inventeur de la littérature est toujours extrêmement féconde pour toute perspective qui tente d’embrasser l’histoire des idées. Révolutions homériques contribue également à la constitution d’une pluralité de réalités subsumées par le nom d’Homère : la multiplicité des perspectives abordées, qui sont toutes autant de manière de percevoir Homère, œuvre en ce sens.