Pour en finir avec l’Ut pictura poesis
1Pour spécifier l’historicité du moment qu’il aborde, c’est-à-dire une ère moderne de l’inscription de la peinture dans le texte, Bernard Vouilloux distingue le classique « tableau rhétorique » de la « médiation picturale », qui est « une nouvelle forme d’émulation, totalement émancipée des cadres de l’Ut pictura poesis. » (p. 9). En effet, le sous-titre de cet ouvrage fait l’un de ses principaux intérêts et on peut l’entendre à double sens : il s’agit non seulement d’envisager la période historique qui suit l’ère classique-rhétorique dominée par les divers avatars du principe horatien, mais aussi et surtout de sortir des lieux communs de la critique et de la théorie des relations texte/image. Ainsi est abandonnée la recherche des correspondances, transpositions et autres illustrations, et quant à la méthode, elle tourne le dos à l’« associationnisme illustrateur » (p. 43) qui consistait essentiellement à pister les sources picturales des textes et vice-versa.
2C’est donc sous la nouvelle catégorie – ou plutôt la problématique – du « tableau d’auteur » que Bernard Vouilloux cherche à comprendre différents types de relations que la peinture entretient avec la littérature de la seconde moitié du XVIIIe siècle au début du XXe. Les « tableaux d’auteurs » sont tout d’abord des textes qui « font tableau » (p. 9) pour « introduire mimétiquement le lecteur dans l’image ou […] l’introduire didactiquement à l’image » (p. 10). Et « d’auteurs » car ils portent en quelque sorte la signature, ils manifestent la singularité de l’écrivain. Ils comprennent donc un « discours sur la peinture » et un « travail avec la peinture » (p. 10). Ce qui les distingue de l’ekphrasis classique est d’une part que le rapport du texte à la picturalité n’est plus réglé par des principes rhétoriques, d’autre part que l’inscription de l’auctorialité dans le texte ne s’y fait plus de la même manière.
3Une difficulté de l’ouvrage tient à ce qu’il ne donne pas un récit exhaustif et continu de l’histoire des « tableaux d’auteurs » de Diderot à Breton, mais procure des études monographiques, chacune très fouillée et complexe, qui portent sur trois moments historiques distincts et trois genres de textes différents. De ce fait, la notion de « tableaux d’auteurs » n’apparaît pas comme une forme précise et ne peut pas être formellement caractérisée. Il s’agit plutôt d’un phénomène diffus, ou peut-être d’une fonction qui trouve des expressions très hétérogènes. Ce qui semble constant dans cette enquête est l’idée que la relation à la peinture est un enjeu important pour la singularisation de l’identité de l’auteur, pour l’expression de l’auctorialité.
4On se contentera ici de résumer très brièvement la teneur de chacune des trois études pour évoquer principalement les grandes questions théoriques qu’elles soulèvent.
5Le premier point de sondage est un passage de Jacques le Fataliste où Jacques narre une anecdote burlesque en la présentant comme la description d’un tableau. B. Vouilloux commence par analyser le dispositif rhétorique et énonciatif de la scène, puis mentionne l’interprétation qu’en fait Michael Fried (La place du spectateur). Il essaye ensuite de montrer que la scène de Jacques ne rentre pas dans le système de Fried, qu’elle ne ressortit ni à la logique « dramatique » ni à la logique « pastorale » qu’a définies ce dernier. En effet, d’après B. Vouilloux, les personnages ne sont pas intégrés dans la scène mais bien plutôt tenus à la lisière, sur le seuil de l’espace représenté, au bord de la scène plutôt que dessus. Il faudrait donc penser une troisième composante qui viendrait complexifier les deux modèles de M. Fried : le « modèle affabulateur ». Il s’agit de la relation particulière que Diderot entretient avec la peinture et que B Vouilloux caractérise par les expressions « énergétique de l’écriture », « pulsionnel » et encore « schème libidinal ». Il faut donc d’une part redonner au spectateur particulier qu’est l’auteur sa spécificité d’homme de lettres, d’affabulateur (celui qui fabrique, qui corrige, qui réutilise, recycle des histoires, en des sujets de peinture) ; d’autre part mettre au jour que le fondement de cette activité est un éthos particulier, un caractère et des mœurs.
6Une étude philologique très serrée et minutieuse autour de cette scène met en évidence ce travail d’affabulation et en interprète les phases de manière très convaincante. Si bien que le fait de rapporter la scène, dans Jacques, à la création de Fragonard apparaît comme ce qui permet à Diderot non seulement d’y associer des connotations valorisantes, voire de moraliser son texte, mais aussi par la même occasion de contribuer à construire une image de lui-même, par la mention de ce peintre.
7 Le chapitre semble moins convaincant dans son dernier moment, le plus audacieux et le plus rapide, lorsqu’il suggère une analogie de manière entre Diderot et Fragonard qui se fonderait en profondeur sur une analogie de caractère. Le fa presto de Fragonard, la touche particulière de sa dernière période serait apparentée au style de Diderot, à cette sorte de désinvolture, d’allure changeante.
« …nul doute que la technique […] de la touche rapide, confinant à l’esquisse, n’ait éveillé ou réveillé la curiosité, peut-être même suscité ou ressuscité la sympathie d’un écrivain qui pouvait y reconnaître comme l’équivalent pictural de son propre style. » (p. 58)
8Il faut donc bien comprendre, me semble-t-il, que B. Vouilloux n’invoque pas une analogie objective entre un style de peintre et un style de littérateur (problème classique dans ce champ d’étude), mais bien plutôt la manière dont l’écrivain se représente son identité stylistique en la référant à l’éthos d’un autre artiste. « Nul doute que l’art de Fragonard n’ait été affine à celui de Diderot dans Jacques le Fataliste et que la cause en doit être cherchée dans le commun mobile qui les anime. » (p. 58) à savoir les « sujets libres », la licence des mœurs. On peut sans doute suivre le rapprochement jusqu’ici et en conclure que l’auctorialité diderotienne ne se spécifie qu’autant qu’elle s’assimile à certaines références et se différencie d’autres. En revanche, la suite des conclusions se présente plutôt comme un pari sur des démonstrations à venir car elle semble excéder l’argumentation précédente : l’analogie intersémiotique entre « le jeté de l’esquisse » et le « phrasé de la parole », bien qu’elle se fonde en partie sur Léo Spitzer (ou à cause de cela ?) reste suspendue comme une hypothèse séduisante plutôt que comme une vérité démontrée. Il faudrait en fait se reporter à un précédent ouvrage de Bernard Vouilloux, Le Geste (cf. CR dans Acta Fabula) pour asseoir cette analogie sur la notion trans-sémiotique de « geste ».
9Ce second chapitre prend pour point de départ une phrase que ses biographes prêtent à Cézanne : « Frenhofer, c’est moi. ». B. Vouilloux entreprend d’expliquer ce qui, dans Le chef d’œuvre inconnu, a pu susciter l’identification de Cézanne et surtout la stratégie narrative et rhétorique par laquelle les différents biographes se sont emparés de ce trait pour composer une représentation du peintre. Cette étude comprend donc une analyse fournie non seulement du modèle herméneutique complexe que renferme le texte balzacien mais aussi une investigation parmi les différents témoignages et biographies qui exploitent cette scène fondatrice du « Frenhofer, c’est moi ».
10Pour en venir directement aux conclusions, Balzac donne le modèle de la vie de peintre moderne ; modèle dont l’efficacité et la fertilité féconde non seulement la biographie moderne mais même l’image que le peintre se fait de lui-même. Or, s’il est entendu qu’un texte littéraire peut illustrer un archétype psychologique, ici, il est l’outil d’un travail sur soi du peintre lui-même, ou plutôt le medium de son autoreprésentation.
11Puisque l’identité du peintre se laisse saisir dans un réseau intertextuel, il convient de tenir compte également des textes qui, contrairement au Chef d’œuvre inconnu, ne jouèrent pas le rôle de matrice mais de repoussoir : « Une historiographie des premiers écrits sur Cézanne publiés dans les années qui suivirent sa mort pourrait donc aussi donner à lire une lutte des modèles : en jouant Balzac contre Zola, on légitimait une lecture rhétorique […] de l’impuissance comme drame consubstantiel à l’expérience artistique, au « drame de la peinture », pour reprendre l’expression de Larguier. » (p. 99)
12 Il apparaît en effet dans cette étude que l’apport très particulier de Balzac aux « tableaux d’auteurs » consiste en ce que son récit ne traite plus l’artiste comme un autre personnage mais tente de cerner la spécificité de l’activité artistique.
« "Balzac" nomme une certaine manière d’écrire sur l’art et de raconter la vie de l’artiste, de mettre en scène les flux de capitaux et de libido qui les traversent. Son œuvre signale le moment où peut venir pleinement au jour cette question : comment raconter ce qui survient dans la vie d’un artiste, étant entendu qu’il s’agira de dire précisément en quoi et comment un sujet est affecté à ou par l’événement de l’art ? » (p. 108)
13 L’appropriation du texte de Balzac par Cézanne, ou plus largement, par la représentation de Cézanne, si elle est fondamentalement anachronique (comme tout recyclage de texte) est toutefois éclairante quant à la manière dont l’activité artistique se représente dans une ère post-romantique et quant à l’historicité très particulière dans laquelle s’inscrivent les figures d’artiste.
14Ce chapitre porte entre autres sur la logique générique du manifeste et sur son utilisation par le surréalisme. B. Vouilloux montre que cette question est intimement liée à la théorie surréaliste de la relation entre littérature et peinture. Pour le dire vite, cette théorie veut que la distinction entre les moyens poétiques et les moyens picturaux n’ait en fait aucune pertinence au regard de la pratique surréaliste : il y aurait, fondamentalement, que du surréalisme qui trouverait à s’exprimer sous différentes formes – sans que cette question de forme n’ait de prérogative particulière dans la conception de l’esthétique surréaliste. Ceci précisément parce que le surréalisme ne se veut pas tant une esthétique qu’une éthique : il se situe en deçà des arts, des genres, et les expressions particulières qu’il prend ne se distinguent pas tant par les moyens employés que par l’éthos de la personne qui les manifeste.
15Ainsi, Le Surréalisme et la Peinture, sorte de complément du premier Manifeste du surréalisme, est « une mise en cause des partitions usuelles entre la poésie et la peinture non moins qu’entre l’art et la vie, l’esthétique et l’éthique. » (p. 130) Et « la confusion volontaire des « deux démarches poétique et plastique » implique non pas que la peinture reprenne à la poésie ses procédés, mais qu’elle s’alimente à la même source qu’elle. » (p. 144-145)
16 C’est une occasion théorique de plus pour B. Vouilloux de prendre à contre-pied l’ut pictura poesis et de recentrer la problématique sur la question de l’auctorialité : « En fait, l’évacuation par le surréalisme bretonien des problèmes de forme, de technique et de valeur esthétique participe d’un mouvement théorique plus large qui fait des textes et des œuvres d’art des phénomènes totaux, engageant dans leur existence même l’éthos de l’artiste ». (p. 162)
17 Encore pourrait-on se demander si cet « éthos » du sujet surréaliste est encore bien ce que les anciens considéraient comme le caractère, la personnalité, manifestés par les mœurs. La conception freudienne du sujet – ou simplement l’accointance du surréalisme avec la psychanalyse permet-elle encore de parler d’éthos ? Permet-elle du moins d’y voir une manifestation de l’identité ? de l’auctorialité ? Et peut-on aller jusqu’à dire, dans une parenthèse, que cet « engage[ment] de l’éthos de l’artiste » « autoris[e], de manière paradoxale, que soient réassumées sur cette base certaines procédures de la traditionnelle critique d’attribution et de la connoisseurship » ? L’enquête de B. Vouilloux conduit en effet aux limites de l’idée d’auctorialité ; si sa conclusion retrace clairement (p. 177-181) la naissance de l’auctorialité moderne, il semble que le parcours dessiné par les trois chapitres, aboutissant au surréalisme, amène à connecter cette question, non plus seulement à l’histoire sociale des artistes, mais aux théories, philosophiques et psychanalytiques, qui pouvaient leur servir à concevoir l’auctorialité, à se représenter la leur.
18La conclusion ressaisit les trois chapitres et met en évidence les grandes problématiques :
19– Diderot « manipule « ses » peintres » (p. 182) : l’auctorialité passe par l’appropriation de la peinture, par le fait que le vulgaire peut prétendre à un accès à la peinture, à une prise sur elle, que la littérature – et pas seulement la critique – « fait » ce qu’elle veut de la peinture. Pendant un temps, la peinture s’est servie de la littérature ; dorénavant, la littérature se sert de la peinture. Le discours sur la peinture est l’occasion de déterminer son auctorialité, c’est-à-dire non seulement une « manière », mais une responsabilité morale et un éthos, un caractère.
20– Balzac est à l’origine d’une double tradition : d’interprétation de Frenhofer comme une anticipation de la peinture moderne et d’interprétation de Cézanne selon les cadres (rhétoriques et narratifs) mis en place par Le chef d’œuvre inconnu, c’est-à-dire une conception romantique (pour le dire vite) plutôt que par la version naturaliste de L’œuvre.. La fiction procure un cadre textuel, une sorte d’archétype de la construction d’identité du peintre.
21– Pour Breton, images verbales et images picturales ne sont plus fondamentalement distinctes dans la mesure où elles sont tout ensemble le produit d’une même puissance que l’on peut nommer « poésie » à condition de bien voir qu’elle « ressortit davantage à l’éthique (l’existence surréaliste) qu’à l’esthétique (conditions formelles et sémantiques). » (p. 184) La relation du surréaliste à l’image est donc existentielle et elle engage la vie plus que le jugement : elle est la mise en relation de l’artiste avec le monde, une relation qui se veut action révolutionnaire.
22On a insisté dans ce compte rendu, peut-être plus que l’auteur lui-même, sur le fil conducteur de l’éthos, alors même que l’application d’une catégorie rhétorique à la littérature moderne est assurément délicate. On finira en remarquant que quand B. Vouilloux cherche du côté de l’éthos, ce qu’il relève comme correspondance entre le peintre et l’écrivain relève certes du caractère, du comportement, mais aussi plus profondément des valeurs morales exemplifiées par ces éthos. Or c’est peut-être sur ce plan que son étude livre les perspectives les plus intéressantes : au-delà d’un formalisme qui s’attacherait à décrire les équivalences structurales entre textes et tableaux, l’attention portée aux valeurs recherchées, partagées, revendiquées par les uns et les autres donne un éclairage sur leurs motivations pour se « mesurer » les uns aux autres, écrivains, peintres et personnages. Ainsi, l’enjeu moderne de la correspondance des arts – dans le moment historique étudié – ne résiderait pas tant dans les moyens d’expression que dans les valeurs manipulées.