Perspectives de lecture et d’écriture : le mode mineur au XVIIIème siècle
1Cet ouvrage est le fruit des réflexions menées lors du colloque international Écrire en mineur au xviiie siècle : un art de la tension ?, qui s’est déroulé en octobre 2007. L’objet du colloque était de réfléchir à ce sous-ensemble de la production écrite qu’est l’écriture en mode mineur. Au xviiie siècle, le mineur, appelé alors « bagatelle » ou « frivolité », désigne une modalité d’écriture hétérogène qui recoupe bien des réalités1. Une œuvre est dite « mineure » en fonction de son appartenance générique mais également de sa réception. En outre les écrivains qui pratiquent cette écriture en mineur le font par choix ou par nécessité. Il s’agit donc de voir ce qui les y détermine. La plupart des contributions privilégient l’étude de l’écriture mineure, notamment lorsque celle-ci est choisie et assumée : « Il s’agit en effet […] d’aborder le mineur du point de vue du créateur : quel imaginaire du mineur a un écrivain qui, dans le paysage littéraire hiérarchisé dont il hérite au xviiie siècle, opte délibérément pour le « petit », revendique d’être un nain en face des géants, d’assumer en toute connaissance de cause la péjoration qui affecte son écriture, ce qui peut passer pour une conduite paradoxale. » (14). Malgré des objets d’étude très différents, les articles montrent que cette posture d’humilité est essentiellement un éthos au service d’une volonté critique porteuse d’une réflexion méta-littéraire sur le statut de l’écrivain, du public et des hiérarchies des genres.
2Les quatre parties de l’ouvrage offrent un panel diversifié et représentatif des pratiques mineures d’écriture. La première partie Définitions, genres, styles constitue une approche essentiellement poétique de l’écriture en mineur tandis que la troisième Écrire en mineur : stratégies et polémiques propose des contributions sur des genres variés qui problématisent la notion de mineur. Les deux autres parties S’écrire en mineur : le cas des « Mémoires » et L’écriture mineure en scène s’intéressent plus particulièrement à un genre déjà constitué et à ses manifestations mineures.
3Jean-Paul SERMAIN ouvre le volume par une contribution qui a le mérite d’étudier le mineur dans une perspective diachronique : « Penser et écrire petit de Montaigne à Rousseau». Le mineur est introduit à partir de la catégorie du « petit » qui ne renvoie pas, au xviiie siècle, à l’importance de l’objet traité mais à la façon de le traiter. Elle désigne, selon les cas, la simplicité et le naturel ou encore le frivole et le superficiel. Malgré une grande variété de pratiques d’écriture, le petit se caractérise par « sa poétique immanente » et par son absence revendiquée de mise en forme. Montaigne ou Marivaux (celui des Journaux) par exemple ne s’inscrivent pas dans un genre reconnu, ils ne cherchent pas non plus à fonder un nouveau genre mais s’interrogent sur ce qui fonde le sérieux d’un texte contrairement à La Fontaine ou Perrault, qui, malgré des intentions opposées, souhaitent rétablir ou créer un genre littéraire. D’une manière générale, le petit adopte un ton souvent dialogique et polémique à propos de l’œuvre elle-même. Il représente « une seconde culture littéraire à côté de ses produits académiques et scolaires, canoniques et bien dessinés ».
4La communication suivante, « Saint-Hyacinthe : Ecrire la marge », reprend et développe ce qu’a évoqué Jean-Paul SERMAIN à propos des Modernes et de la catégorie du « petit ». Aurélia GAILLARD rappelle que les Modernes se réclament de cette catégorie pour mieux s’opposer aux Grands de l’Antiquité. Elle s’appuie sur un ouvrage de Saint-Hyacinthe, publié en Hollande en 1714, Le Chef d’œuvre d’un inconnu et montre comment sa lecture est perturbée par l’insertion de textes d’autres auteurs, d’annotations, de textes liminaires, de commentaires commentés, etc. De fait, le texte lui-même perd de son intérêt tandis que le vrai provient de ses marges. De ce constat, Aurélia GAILLARD propose une définition de l’écriture en mineur qui désignerait le fait de « prendre en compte ce qui est hors littérature », c’est-à-dire les nouveaux savoirs qui sont ainsi introduits à la fiction non pas dans un souci didactique mais plutôt pour enrichir les potentialités de la fiction.
5Comme Aurélia GAILLARD, Michèle BOKOBZA-KAHAN s’interroge sur ces textes composés de notes extrêmement nombreuses, voire envahissantes. Elle se propose d’expliquer comment l’écriture en mineur permet une réflexion sur la fonction d’auteur : « L’auteur dans la fiction : inscription de la marginalité dans les notes (Le Compère Mathieu de Dulaurens) ». La grande originalité du texte repose sur cet effacement de la figure de l’auteur dans le texte alors qu’elle est omniprésente dans les notes. Bien que Michèle BOKOBZA-KAHAN dénombre trois types de notes (prises en charge par le narrateur, par l’auteur ou « hybrides »), il s’avère que l’effort de fiction réalisé dans le texte et le premier type de notes sont dérisoires à côté des autres types de notes. De fait, le statut générique du texte pose question. Est-ce un essai, une fiction ou un ouvrage de polémique ? Cette indétermination témoigne du refus, pour Dulaurens, de voir dans la figure auctoriale une figure d’autorité. Le choix de l’écriture en mode mineur est déterminé par une démarche philosophique, celle de laisser au lecteur le soin de définir ce qu’il lit et comment il souhaite le lire.
6Dans son article « De la valeur relative des œuvres d’art : Marivaux et le droit du petit », Eloïse LIÈVRE s’interroge sur le processus de légitimation des auteurs et des œuvres, et notamment sur la notion de valeur à partir des Journaux de Marivaux et de deux de ses œuvres de jeunesse, Le Bilboquet et Pharsamon ou les nouvelles Folies romanesques. Ainsi, le narrateur du Spectateur Français observe que la valeur d’une œuvre est déterminée par les conditions de publication mais surtout par le réseau auquel appartient l’auteur. Eloïse LIÈVRE en conclut que la valeur d’une œuvre dépend de critères sociologiques, normalement réservés à l’homme. Les œuvres littéraires seraient donc critiquées en fonction de la hiérarchie sociale des auteurs. Marivaux dénonce cette pratique et propose de déterminer la qualité d’une œuvre en fonction de critères moraux, notamment celui de la maîtrise de l’amour-propre de l’auteur.
7Dans la communication suivante, l’attention est portée sur ce qui fait qu’un genre est appelé « mineur ». Pour cela, Henri DURANTON s’intéresse au genre du « ci-gît » dans un article intitulé « Ci-gît un genre mineur ». A partir d’un corpus d’environ 160 textes qui contiennent l’expression « ci-gît » entre 1715 et 1789, il observe que 105 d’entre eux commencent par ces mots. La première partie de son exposé consiste à vérifier qu’il est possible de parler de « genre » pour les poèmes en « ci-gît ». A ce sujet, il remarque qu’il existe suffisamment de traits communs à ces textes pour en faire un genre littéraire : Ils sont pour la plupart satiriques, précisément datés, anonymes, et sur la famille royale, etc. Il s’agit alors de comprendre pour quelles raisons ce genre est resté inaperçu. Henri DURANTON émet l’hypothèse que malgré son lien avec l’actualité, il est méprisé par rapport aux autres grands genres qui en rendent compte, d’autant que sa forme a partie liée avec l’oralité. Enfin et surtout, c’est un genre qui n’a jamais fait l’objet de réflexions théoriques. De fait, Henri DURANTON conclut sur le fait que le ci-gît est un genre mineur, non pas en nombre mais parce qu’il est resté inaperçu pendant tout le siècle.
8Avec la communication suivante, Elise PAVY élargit la réflexion sur le mineur puisqu’elle l’envisage du point de vue de la réception : « L’écriture en mode mineur d’un auteur majeur : Les Salons de Diderot ». En étudiant une œuvre « mineure » de Diderot, Elise PAVY complexifie la notion de mineur puisque l’auteur, lui, ne l’est pas. Les Salons n’ont eu que peu de succès à leur parution mais cela est aussi dû à l’attitude de Diderot qui utilise un vocabulaire dépréciatif pour qualifier son œuvre. Diderot ne sous-estime pas l’utilité d’un tel travail mais il n’a que peu d’estime pour un texte qui s’inspire beaucoup des conversations et qui n’a donc que peu de valeur d’un point de vue littéraire. Néanmoins, cette écriture dialogique, typique de Diderot, permet un échange et une émulation dans la critique des œuvres d’art. Elise PAVY y voit la manifestation d’un « idéal de participation collective », propre au xviiie siècle et à l’esprit encyclopédique, et notamment « une initiation de l’aristocratie à un idéal bourgeois »(97).
9Dans son article, « Les Mémoires de Madame de Staal-Delaunay et la tentation de l’insignifiance », Marc HERSANT s’attache à démontrer que le mineur ne renvoie pas seulement à des catégories générique ou esthétique. A partir de l’exemple des Mémoires de Mme de Staal, il montre que le mineur peut aussi être abordé d’un point de vue existentiel, et il doit l’être dans ce cas. En effet, l’originalité de l’œuvre de Mme de Staal tient à la conscience qu’elle a de son insignifiance. Ses Mémoires se caractérisent par l’absence complète de tout public. L’œuvre est auto-destinée et insiste sur le peu d’importance de la matière traitée ou révélée. Or, si l’on retrouve des topoï du genre des Mémoires, Marc HERSANT nie la possibilité d’une écriture topique en s’appuyant sur le sentiment de l’auteur d’avoir vécu en-dehors de sa condition sociale. Le ressenti de Mme de Staal a conduit à l’écriture d’une œuvre sans aucune prétention littéraire ou historique. Selon Marc HERSANT, ce « je » moderne, déconsidéré et insignifiant se réfugie dans l’œuvre littéraire, vécue comme espace de liberté.
10Adélaïde CRON réutilise cet exemple dans sa communication sur les mémoires féminins, « Mineur(e)s parmi les mineurs : la rhétorique de la réticence dans les mémoires féminins ». Elle commence par distinguer deux types de mémoires féminins : ceux qui sont rédigés par des princesses royales et ceux rédigés par des femmes proches d’une personnalité féminine historique. Ainsi, dans les deux cas, c’est le rapport à l’histoire qui légitime le fait que ces femmes prennent la plume. Néanmoins, l’écriture féminine se caractérise également par un rapport à l’anecdote. Le déclin des valeurs guerrières et héroïques valorise la sphère privée et la sensibilité et rend possible les mémoires féminins dès la fin du xviie siècle. Il s’agit alors pour Adélaïde CRON de réfléchir aux procédés de légitimation auxquels ont recours les femmes mémorialistes. Dans l’ensemble, les femmes mémorialistes expliquent leur décision soit par leur innovation – il ne s’agit pas vraiment d’être utile ou intéressante mais au moins d’être singulière (Mme de la Guette) – soit par leur pouvoir sur une personnalité illustre – notamment dans le sens où elles sont au courant de bien des choses (Mme de Caylus) – soit encore pour affirmer une liberté d’auteur (Mme de Staal). Par ailleurs, les mémorialistes féminins peinent à trouver des références légitimant leur production. Les plus fréquentes sont Montaigne et Rousseau, à la toute fin du siècle, mais ces références sont en général ambiguës, non entièrement assumées. En somme, les mémoires féminins reprennent et développent les topoï des mémoires traditionnels sans en créer de nouveaux. Pour les femmes mémorialistes, la rédaction des mémoires a avant tout fonction de divertissement.
11Dans sa communication, « Le soliloque d’un persifleur : le dévoiement de la littérature majeure dans L’histoire de ma vie de Casanova », Cyril FRANCES s’intéresse à la fonction critique de la littérature mineure. Casanova, un personnage subalterne qui n’appartient à aucun groupe, qu’il soit social ou littéraire, produit une littérature tributaire de l’actualité malgré une dimension réflexive non négligeable. Dans son autobiographie, il revendique un statut d’auteur mineur préoccupé par des considérations politiques et littéraires. Il affiche une grande liberté d’écriture et une légèreté dans le contenu comme dans la composition. Métaphore théâtrale et persiflage sont constants dans son œuvre mais dans un objectif spécifique : il s’agit d’exhiber la duplicité dont il fait preuve afin de dénoncer celle de la société. Selon Cyril FRANCES, Casanova prétend que « la littérature majeure n’est que le support d’une représentation idéalisée et mensongère que la bonne société se donne à elle-même. »(144). Néanmoins, cette pratique de la dualité peut perdre le lecteur et l’empêche – ce qui est paradoxal pour une autobiographie - de reconstituer la figure de l’auteur.
12Charlotte SIMONIN se propose d’examiner le rapport au mineur d’une vingtaine d’écrivains féminins aujourd’hui reconnues comme majeures ou importantes dans son article « Deuxième sexe, deuxièmes genres ? Femmes auteurs et genres mineurs ». Ce rapport au mineur se vérifie dans le péritexte, dans les notices biographiques qui leur sont consacrées aux xviiie et xixe siècles, et dans leur capacité à inventer de nouveaux genres mineurs, par exemple le drame bourgeois pour Graffigny, le théâtre d’éducation pour Mme de Genlis ou le magasin pour Mme Leprince de Beaumont. Dans le péritexte d’abord, Charlotte SIMONIN met en évidence le recours à une rhétorique du doute et de la négation qui minore l’œuvre présentée en même temps qu’est défendue cette pratique du mineur. Les notices biographiques insistent quant à elles sur le fait que certains genres sont plus féminins que d’autres. Cet argument des genres sexués permet aux critiques misogynes de reprocher à Antoinette Deshoulières le fait qu’elle écrive des tragédies. Paradoxalement, les critiques philogynes utilisent également cette idée pour valoriser les talents d’un écrivain féminin : ainsi la sensibilité féminine serait plus propre à créer de bons romans.
13L’article de Laurence SIEUZAC, « Romans-mémoires de « filles » ou les tensions d’un mauvais genre » qui conclut la seconde partie du volume, étudie comment les romans-mémoires des courtisanes et comédiennes parodient les romans traditionnels et renouvellent le genre romanesque. Les caractéristiques de ces ouvrages (écriture féminine et propos libertins) en font une littérature mineure, d’autant plus que les héroïnes mises en scène sont d’origine obscure. Ces romans-mémoires s’apparentent plus à des romans d’apprentissage qu’à des romans picaresques puisque l’on suit leur « ascension du trottoir au boudoir » (170). Les filles font figure d’herméneute cherchant à déchiffrer le théâtre du monde qui les entoure. Cette prise de parole, a priori, féministe est pourtant celle d’un homme qui écrit. Laurence SIEUZAC parle d’une « poétique du renversement » où l’homme, le client, est ridiculisé et éduqué par la fille. Ces romans-mémoires construits comme des fantaisies (par la multiplicité et la variété des scènes) sont néanmoins balisés par une succession d’événements récurrents dans les ouvrages, ce que Laurence SIEUZAC appelle la poétique du verrou. Cette liberté de la narration, toujours limitée par la présence de topoï, introduit une dimension réflexive sur les pratiques d’écritures et sur le devenir du roman, et du genre.
14Pour Nicolas VEYSMAN, dans son article « Le public des minores », « il s’agit de savoir si le passage d’une conception poétique des belles-lettres à une appréhension esthétique de la littérature est favorable ou non aux minores »(187). De fait, il répond à cette problématique en s’intéressant au public et à la réception de ces œuvres mineures. L’œuvre contient en elle-même le public auquel elle est destinée. Contrairement au public normatif, le public des minores est un public fragmenté sans cohésion qui ne répond pas aux critères des règles et valeurs littéraires mais uniquement au critère du goût. Selon Nicolas VEYSMAN, écrire en mineur suppose un triple art de la tension : « d’abord tension théorique entre exclusion poétique et promotion esthétique, ensuite une tension identitaire et relationnelle entre soumission et rébellion du mineur à l’égard du public, enfin une tension idéologique entre les différentes représentations que les minores se font du public » (187). Il constitue ainsi une typologie des différents publics mineurs qui va du « valet », le suiveur du goût du siècle, à l’ironiste dont la lecture est avant tout critique. Ces représentations du public, et de l’opinion publique, laissent une plus grande liberté au lecteur. Par conséquent, l’auteur est lui aussi plus libre et s’affranchit des codes poétiques. Nicolas VEYSMAN conclut sur la naissance d’un nouveau mode de participation à l’opinion, différent de celui élaboré par la philosophie. Sa mise en place est progressive et n’aboutit qu’à la toute fin du siècle lorsque le modèle philosophique entre en crise. Lorsque l’auteur n’est ni soumis ni maitre du public, on assiste à un nouveau public, maître de ses opinions, et capable ou non d’adhérer aux propos qu’il lit : l’auteur est alors acteur de cette opinion publique au même titre, finalement, que les autres membres la constituant. Le public devient alors un public moderne.
15Dans la communication suivante, « Pour une lecture majeure, à propos des Dialogues de J-J. Rousseau », Jean-François PERRIN démontre la relativité de la notion d’œuvre mineure dans le temps. Par exemple, le premier Dialogue de Rousseau a été lu comme une preuve de la folie de son auteur depuis le xviiie siècle et jusqu’à il y a peu. Jean-François PERRIN retrace l’histoire de la réception de cette œuvre, mineure dès sa parution et jugée telle encore longtemps après. Deux courants se sont affrontés : Les partisans d’un Rousseau atteint de folie (largement majoritaire) et le second qui postule que le Dialogue enseigne une méthode de lecture et de compréhension des œuvres grâce au personnage du Français. Jean-François PERRIN défend bien sûr cette lecture et envisage le premier Dialogue comme une œuvre majeure pour la bonne lecture des œuvres de Rousseau. Il s’agit de « devenir le lecteur » d’une œuvre, ainsi que le montrent les Dialogues, ce qui met en question la possibilité d’un lecteur majeur. De fait, certaines œuvres peuvent changer de statut en fonction du champ socio-culturel. Finalement, c’est parce que le premier Dialogue a été jugé de cette façon que cela a rendu visible la posture critique vis-à-vis d’un « lecteur majeur ».
16Catherine VOLPILHAC-AUGIER envisage le mineur dans les œuvres de traduction littéraire « Monnaie de cuivre, monnaie de singe : la traduction des œuvres antiques, une écriture mineure au xviiie siècle ». La traduction peut être considérée comme le « mode » mineur par excellence puisque l’auteur est condamné à suivre ce qui a été écrit. Mais selon Catherine VOLPILHAC-AUGIER, ce n’est pas la traduction qui souffre d’infériorité mais bien l’auteur. Au xviiie siècle notamment, la qualité d’une traduction dépend non seulement de celui qui traduit mais surtout de celui qui a déjà traduit. Le traducteur n’est pas réellement comparé à l’auteur mais à ses prédécesseurs. Ainsi on traduit Homère en fonction de Mme Dacier et non du texte source. Dans certains cas, la traduction est simplement un exercice qui consiste à briller. L’amateur de belles-lettres s’exerce pour le plaisir de vaincre les difficultés de la traduction. Cet exercice conduit parfois à s’éloigner du texte source. C’est là que le principe d’imitation intervient : faire du neuf avec de l’ancien, créer au moyen de textes déjà existants comme en témoignent les œuvres de Chénier.
17Dans l’article « Désinvolture et subversion au xviiie siècle : une écriture en mineur ou une écriture dans les marges ? », Catherine RAMOND s’interroge sur les postures paradoxales adoptées par les auteurs du début du xviiie qui nient leur position d’auteur et revendiquent une écriture du hasard et de l’occasion. Elle s’intéresse entre autres aux narrateurs des Journaux de Marivaux, à celui du Neveu de Rameau de Diderot ou encore du Cosmopolite ou le citoyen du monde de Fougeret de Monbron (1750). Selon elle, cette écriture du mineur, essentiellement morale et philosophique, relève d’une stratégie particulière : adopter un regard critique qui ne peut se constituer à l’intérieur du monde et de la société. Les trois auteurs sélectionnés refusent d’enfermer leur œuvre dans un genre ou de lui donner une certaine importance. Ainsi Fougeret de Monbron refuse de rattacher son œuvre au genre du récit de voyages. Quant au Neveu de Rameau, Diderot ne le mentionne ni dans ses lettres ni à ses proches. Catherine RAMOND estime que cette attitude témoigne de la quête d’un espace de liberté, d’une écriture sans code qui n’est pas sans rappeler l’esthétique de Montaigne. Pour autant, là n’est pas le seul enjeu. Cette liberté esthétique s’accompagne d’une liberté du discours : les auteurs se sentent en effet plus libres de dire ce qu’ils pensent, loin des postures traditionnelles. L’écriture mineure est liée à la parole critique, et ce d’autant plus que ces œuvres refusent la conclusion ou l’aspect fini. Soit elles se terminent par des pirouettes verbales soit elles restent inachevées ce qui « serait ainsi l’ultime stratégie de l’écriture mineure pour échapper à tout risque d’emprise et rester une source d’interrogation. »(237).
18Dans sa communication intitulée « L’auteur du Cochon mitré », Jean SGARD réfléchit aux choix qui peuvent motiver un auteur à écrire en mode mineur. Il prend l’exemple de Chavigny de la Bretonnière, écrivain rebelle de la fin des années 1680, dont la vie a été réduite par les rigueurs de la prison. Tout chez lui renvoie au mineur : sa postérité, ses œuvres et les genres choisis. Selon Jean SGARD, l’auteur du Cochon mitré a été déterminé par un choix conjoncturel (exilé en Hollande, il s’est soumis à la demande des libraires), « un choix littéraire lié à la querelle des anciens et des modernes, et enfin un choix politique : l’opposition délibérée à la monarchie de droit divin. » De fait, il privilégie naturellement les petits genres et une esthétique moderne. Il renie en effet les modèles traditionnels pour choisir des formes encore neuves proches de l’esprit du siècle tels le dialogue, le conte, la littérature épistolière, les journaux. Il critique l’autorité politique et religieuse dans des bulletins politiques qui paraissent trois fois par semaine en France et en Hollande. Entre le pamphlet et le journalisme, Chavigny crée un genre critique mineur nouveau, précurseur de la presse d’opposition et de polémique qui se développe à la Révolution.
19Spécialiste de la presse à forme personnelle, Alexis LEVRIER montre dans son article « « Pures bagatelles que des feuilles » : Un combat paradoxal pour un nouveau journalisme » comment ces nouvelles feuilles transforment en profondeur le journalisme littéraire malgré des pratiques fort différentes. Ces feuilles heurtent au départ le public d’érudit habitué à associer ouvrages imposants et ouvrages savants. Ces réactions ont été relayées par les auteurs de ces feuilles, ce qui conduit Alexis LEVRIER à s’interroger sur l’éventuel manque d’ambition de ces auteurs ou sur une possible stratégie d’écriture de leur part. De fait, si les auteurs de ces périodiques affichent leur volonté d’écrire en mineur, les enjeux qui se cachent derrière sont significatifs. Le narrateur de ces feuilles se caractérise par une humilité et une modestie très spécifique, n’hésitant pas à avouer ses erreurs ou maladresses. Certains auteurs vont jusqu’à créer un narrateur en marge de la société comme le célèbre Indigent philosophe de Marivaux. De fait, la critique de la société effectuée par les narrateurs est fondée sur les procédés de l’ironie et de l’antiphrase plus précisément, procédés déjà caractéristiques du Spectator d’Addison et Steele. Comme l’avait évoqué Catherine RAMOND précédemment, cette écriture en mineur laisse un plus grand espace de liberté pour les auteurs et les autorise à dire. Ils peuvent ainsi se débarrasser « des contraintes propres aux genres et aux formes littéraires codifiées. » (259) et peuvent développer une critique plus ouverte et spontanée.
20Avec l’article suivant, nous abordons le « genre » des recueils d’anecdotes et de compilations, œuvres mineures s’il en est. Sophie MARCHAND, dans son article « Le métier d’anecdotier : l’inscription des recueils d’anecdotes dans le champ littéraire » remarque que ces œuvres ne sont pas mineures du point de vue de la réception puisqu’elles ont eu beaucoup de succès, mais d’un point de vue générique. De nombreux critiques de la seconde moitié du siècle s’élèvent et protestent contre l’inutilité de ces recueils et leur absence de valeur littéraire. Selon eux, si ces recueils sont aussi nombreux sur le marché c’est uniquement dans une optique commerciale : les imprimeurs cherchent le profit. Les critiques se posent ainsi en défenseurs d’un public trop crédule qu’il convient de protéger. Mais Sophie MARCHAND établit que la critique craint en réalité que ces ouvrages ne portent atteinte à la qualité des œuvres littéraires, au statut de l’auteur et à la valeur des belles-lettres. Les recueils d’anecdotes dévaloriseraient l’activité littéraire, d’autant plus que les anecdotiers ne font que peu de cas du « style », pourtant essentiel dans la composition d’une œuvre littéraire. Ceux-ci se présentent d’ailleurs plus comme des érudits ou lexicographes que comme des originaux. Le titre d’auteur ne les intéresse guère, au contraire, ils sont plus prompts à s’effacer de leur discours. En outre, l’anecdote trouve sa source dans l’oralité, le collectif. De nombreux recueils sont publiés « par une société de gens de lettres » et sans marque d’énonciation spécifique. Les lecteurs participent à l’élaboration de ces recueils en amont comme en aval. La figure d’auteur est celle de l’amateur de lettres, non spécialiste, qui privilégie le goût aux règles poétiques. Le rôle de ces ouvrages est plus d’établir un dialogue, de prendre conscience d’un goût, et donc d’une identité, collectifs que de chercher une éventuelle transmission culturelle. Les recueils d’anecdotes déploient un espace public de la création et de la lecture, totalement opposé à la conception d’un « génie singulier de l’auteur » (272). En somme cette écriture mineure est au service d’une « conception majeure de l’acte de lecture »(273).
21Antony MC KENNA s’interroge sur le genre épistolaire dans son article « Pierre Bayle, un mineur en écriture ? ». Il part du principe que Pierre Bayle choisit délibérément d’écrire dans des genres mineurs dans une perspective assumée de mise en débat des idées, qu’elles soient littéraires, philosophiques ou religieuses. Il ne s’agit pas réellement de convaincre le lecteur du bien-fondé mais de lui donner les outils critiques pour qu’il arrive à une conclusion personnelle. Pour Antony MC KENNA, cette attitude est celle de l’honnête homme et exprime les valeurs de la sociabilité que l’on retrouve dans le modèle de la conversation et du dialogue mondain.
22On retrouve Rousseau, mais le Rousseau « musicologue », avec l’article d’Amélie TISSOIRES « L’écriture mineure dans la Lettre d’un symphoniste de Rousseau : Dénégation ou stratégie oratoire ? ». Si Rousseau accorde une réelle importance à ses œuvres consacrées à la musique, Amélie TISSOIRES s’étonne qu’il renie ou dénigre constamment sa Lettre d’un symphoniste, rédigée à l’automne 1753, au cœur de la querelle des Bouffons, d’autant que cette lettre est le premier indice du revirement de Rousseau pour la musique italienne. Cette lettre peut donc être qualifiée de « mineure » par rapport à ses autres textes, aussi bien concernant la réception que l’attitude de l’auteur envers son ouvrage. Alors même que, pour Rousseau, écrire est un acte important qu’il convient de prendre au sérieux, il semble très désinvolte au sujet de sa lettre. Il s’agit donc pour Amélie TISSOIRES de définir le mineur chez Rousseau en suivant deux axes : « la stratégie rhétorique et le contre-exemple » (294). Le style de Rousseau dans cette lettre étonne au premier abord : anonyme, empreint d’ironie et de grotesque, la lettre est un véritable pamphlet, bien éloignée de ses pratiques habituelles. Néanmoins, elle n’est pas sans rappeler son premier et dernier numéro du Persifleur, périodique au style acerbe et ironique, mais là encore anonyme. Rousseau s’y peint de façon originale et non reconnaissable. Cette innovation stylistique permet à Rousseau de jeter le discrédit sur ses adversaires par l’emploi d’arguments fallacieux et non pertinents. L’écriture en mineur lui offre également la possibilité d’expérimenter une autre écriture. A partir de là, il est possible d’envisager cette lettre comme un contre-exemple littéraire de la lettre suivante, plus classique, et assumée qu’est la Lettre sur la musique française. La Lettre d’un symphoniste devient le négatif de la lettre future.
23Dans l’article suivant « Les Réflexions de La Font de Saint-Yenne, un « petit ouvrage » pour restaurer la « gloire de la nation » », il s’agit de comprendre comment cet ouvrage, publié en 1747, qui inaugure un genre nouveau et qui a provoqué un véritable débat entre artistes et gens de lettres puisse être aussi méconnu. Si Nausicaa DEWEZ parle de genre nouveau et de débat, c’est que La Font a véritablement adopté une attitude subversive en critiquant des œuvres picturales alors qu’il n’était pas peintre. Il est d’ailleurs conscient de cette originalité et légitime la critique d’art par l’idée que celle-ci est le fait d’un groupe. Néanmoins, cette posture est plus une convention et le protège des critiques. La Font se défend et montre une attitude plutôt humble dans sa brochure alors qu’il assume tout à fait ses propos dans ses Réflexions. Il a la conviction que la critique d’art doit devenir un genre à part entière effectuée par des hommes de lettres compétents dans le domaine des arts mais non peintres. Il cherche à professionnaliser sa pratique et privilégie les peintres de son temps aux artistes du passé afin d’améliorer plus rapidement les productions picturales. Finalement, La Font adopte une « posture citoyenne », trop en avance sur son temps ce qui pourrait expliquer le peu de postérité de l’ouvrage.
24Françoise RUBELIN introduit cette dernière partie par un article sur les théâtres forains : « Du petit polichinelle au grand opéra : scénographie imaginaire des hiérarchies théâtrales sur les scènes foraines ». Alors que les théâtres se disputent la prééminence au xviiie siècle, les théâtres forains, mineurs bien sûr, mettent en scène des allégories des théâtres qu’il s’agit ici d’analyser afin de déterminer si celles-ci remettent en question la hiérarchie institutionnelle. Les allégories des théâtres témoignent de la hiérarchie qui existe entre les différentes scènes. Elles reflètent sur un mode parodique les batailles entre théâtres et valorisent les théâtres forains. Françoise RUBELIN cite notamment l’exemple du prologue de l’Assemblée des Acteurs de Carolet et Pannard joué en 1737 dans lequel le théâtre de marionnettes attire les théâtres majeurs, c’est-à-dire leurs spectateurs. Selon les pièces, les allégories mises en scène seront polies et simplement parodiques ou parfois violentes et acerbes. Les théâtres forains utilisent ces allégories pour rendre compte des attaques judiciaires dont ils font l’objet. Ils critiquent les méthodes fourbes et inégales des deux Comédies et montrent qu’ils ont le soutien de l’Opéra. Néanmoins, ces allégories ne remettent pas en question la hiérarchie des théâtres. Il s’agit uniquement de revaloriser les petites scènes sans chercher à renverser les rapports de force. Les théâtres forains sont représentés par des allégories toujours de bonne humeur et sans mauvaise intention, contrairement à la Comédie-Française et la Comédie-Italienne. Enfin cette « scénographie des hiérarchies », selon l’expression de Françoise RUBELIN, « convainc […] que le suffrage du public peut à sa manière renverser les classifications d’Aristote ; les pièces de noble genre parodiées par les théâtres mineurs attirent davantage de public, et le genre même de la parodie se trouve ainsi valorisé. » (332).
25Pour Marie-Emmanuelle PLAGNOL-DIEVAL, le théâtre de société a partie liée avec une esthétique du « petit », qu’il s’agisse des pièces représentées, du cadre dans lequel elles sont mises en scène ou encore des auteurs dont la distraction est la principale motivation. Dans son article « Ecrire en mineur pour les auteurs de théâtre de société : obligation, volonté, ou subterfuge ? », elle distingue le théâtre de société des autres théâtres mineurs, par sa réception d’abord, mais aussi du fait de ses caractéristiques. Le répertoire du théâtre de société s’inscrit dans la tradition du théâtre de collège et dans celle des écrits de Mme de Maintenon destinés à Saint-Cyr. Ces deux traditions, bien que différentes, se rejoignent en ce qu’elles refusent le fait qu’elles sont des pièces de littérature. En outre, le répertoire de ce théâtre est extrêmement varié. Tous les genres de pièces y sont représentés, des genres nobles au proverbe dramatique, genre dont Carmontelle s’est fait le chantre. Finalement, les pièces de ces théâtres sont « minimisées » par leurs auteurs, par la mise en scène, et par le peu de publication, ou alors uniquement en circuit fermé ce qui est paradoxal puisque les auteurs s’attachent à publier leurs réflexions lorsqu’ils sont en fin de carrière. Les rares para-textes de ces pièces témoignent de la conscience des auteurs de la spécificité de leur théâtre. Dans certains cas, les préfaces sont absentes mais la réflexion méta-textuelle figure dans le corps de la pièce. Paradoxalement, les auteurs assument difficilement les genres qu’ils pratiquent. Ils sont très critiques vis-à-vis de leurs pièces. Marie-Emmanuelle PLAGNOL-DIEVAL explique cette contradiction « par la place ambigüe qui est consentie aux auteurs et aux textes de théâtre de société.»(342). Les auteurs de théâtre de société revendiquent une écriture mineure tout en ayant conscience des limites qui leur sont imposées, et qu’ils s’imposent aussi pour marquer les particularités de ce type de théâtre.
26La communication de Jeanne-Marie HOSTIOU, « Le théâtre mineur d’une institution majeure : la production des comédiens-poètes à la Comédie Française (1680-1743) » rend compte de la contradiction qui travaille les productions de la Comédie Française. Les pièces rédigées par les comédiens-poètes, qui introduisent le plus souvent une pièce de plus grande envergure, relèvent le plus souvent à des genres mineurs. Dans sa contribution, Jeanne-Marie HOSTIOU ne distingue pas le groupe des comédiens-poètes malgré de nombreuses différences. Elle rappelle néanmoins rapidement les nuances d’un comédien-poète à l’autre. Il y eut deux générations successives de comédiens-poètes, certains étaient essentiellement dramaturges, d’autres plutôt acteurs, certains issus de lignées de comédiens, d’autres ont commencé plus tard leur carrière dramatique. Enfin il est évident que les comédiens-poètes ne produisaient pas tous autant de pièces. A travers les exemples de Philippe Poisson (comédien puis dramaturge) ou de Baron (d’abord dramaturge puis plutôt comédien), Jeanne-Marie HOSTIOU nous montre que les deux carrières étaient souvent successives. Rares sont les comédiens qui ont mené les deux de front avec une égale conviction. Comparées aux productions majeures de la Comédie-Française, les pièces des comédiens poètes étaient jouées plus longtemps. La grande majorité de ces pièces sont des comédies mais rédigées en prose et extrêmement brèves (un acte seulement). Les comédiens-poètes privilégient les pièces liées à l’actualité et doivent être prêts à tout moment à rédiger une pièce en cas de trou dans la programmation. Cette écriture mineure est nécessaire à la survie de la troupe et à son développement. De fait, leur production se distingue des pièces représentées à la Comédie- Française. Les comédiens-poètes doivent attirer un public toujours plus important, ils s’inspirent pour cela de la production des théâtres mineurs et, de ce fait, mettent en crise les valeurs du théâtre de la Comédie-Française. Le théâtre de ces comédiens-poètes témoigne des difficultés pour la Comédie-Française de fidéliser un public résident à Paris et non plus à la Cour. La politique de programmation de ce théâtre majeur, et son respect pour les valeurs et codes dramatiques, est donc travaillée de l’intérieur par la rédaction, au pied levé, de productions mineures par les comédiens-poètes.
27À partir de l’analyse des textes de l’abbé Pellegrin, Benjamin PINTIAUX met en évidence les spécificités de cette écriture mineure qu’est le livret d’opéra dans son article « « Faire le petit Pellegrin » : la manufacture de vers au début du xviiie siècle ». L’abbé Pellegrin (1663-1745) écrit la majeure partie de ses textes pour la musique (cantiques spirituels, pièces pour la Foire, livrets d’opéra). Si Benjamin PINTIAUX parle d’écriture mineure, ce n’est pas seulement d’un point de vue générique mais également parce que le texte est situé sous la musique. Il est subordonné à la phrase musicale bien qu’il soit jugé « majeur » dans les pièces de musiques. Quoi qu’il en soit, le livret est nécessairement mineur en ce qu’il a besoin de la musique pour être complet et achevé. Pellegrin, auteur prolifique, se plie aux codes génériques et ne cherche aucunement une quelconque originalité. Ses œuvres sont constituées de clichés et s’inspirent des grands succès précédents. Le poème lyrique, chez Pellegrin, est avant tout une forme de « paralittérature », d’après la définition donnée par Marielle Macé (obligation des stéréotypes, discrétion auctoriale, peu de « subversion générique »). D’ailleurs, Pellegrin se place sous l’égide de Corneille, Racine et Quinault dans ses Préfaces et Avertissements. Il analyse ses textes en fonction des règles du théâtre classique tout en justifiant ses entorses par la destination musicale de ces textes. Le genre de la « tragédie en musique » est polymorphe : il tient autant de la tragédie que de l’opéra. Un livret d’opéra recouvre deux réalités dramaturgiques : soit c’est une version mineure de la tragédie classique soit c’est un véritable opéra avec la dimension spectaculaire qu’il comporte. Pour mieux comprendre les nuances entre ces deux types d’œuvres, et pour mettre un nom sur la production de Pellegrin, Benjamin PINTIAUX nous livre une analyse fouillée de la scène de la mort d’Hippolyte dans la Phèdre de Racine et dans la tragédie en musique Hippolyte et Aricie de Pellegrin. Il constate que Pellegrin respecte l’essentiel de la scène racinienne et crée une version minorée de la tragédie.
28Dans sa communication « La comédie allégorique : un genre mineur en mode majeur », Martial POIRSON démontre le caractère anti-dogmatique et éminemment moderne de la comédie allégorique. Pour cela, il précise d’abord le sens donné à la notion de genre mineur : Une œuvre est étiquetée de cette façon soit par la réception, soit lorsque les auteurs se placent délibérément dans une marginalité littéraire. Selon lui, trois niveaux de considérations permettent de parler de genre mineur : esthétique, sociologique, idéologique ou politique. Dans un deuxième temps, il met en évidence les caractéristiques de la comédie allégorique, spécifiques d’un genre mineur. La comédie allégorique est fondée sur la parodie des grands genres dramatiques existants et sur la satire de l’actualité sociale, politique mais aussi littéraire dont elle s’inspire. Elle reprend des formes et figures canoniques du théâtre majeur mais, par un effet de torsion et de travestissement, elle met en crise les fondements de ce théâtre. De fait, la comédie allégorique comporte une dimension méta-théâtrale et autoréflexive. Elle reflète une certaine opinion des débats du temps qu’elle met en scène et parodie. Enfin, Martial POIRSON conclut sur l’idée que la comédie allégorique remet en cause la notion de genre mineur par la constitution d’une « typologie poético-idéologique des questions soulevées par la comédie allégorique ». Il définit ainsi trois types de comédies (d’actualité, méta-esthétiques ou encore didactiques et propagandistes) qui font eux-mêmes l’objet de sous-types. La comédie allégorique se moque des pratiques dramaturgiques de son temps et critique l’actualité tout en laissant au public le soin de juger de la représentation.
29On reste dans la parodie avec la communication de Judith LE BLANC, mais cette fois dans le registre lyrique puisqu’il s’agit de considérer « L’Opéra en mineur, le cas de Fuzelier et de l’autoparodie ». Fuzelier pratique la parodie, et notamment la parodie d’opéra avec une grande constance tout au long de sa vie. Il rédige des textes destinés à être chantés sur des mélodies déjà existantes. Néanmoins son originalité réside plutôt dans sa faculté à pratiquer l’autoparodie et l’autocritique. C’est un des rares auteurs à critiquer ses propres pièces dans de nouvelles. C’est d’ailleurs ce qui attire l’attention de Judith LE BLANC qui s’interroge sur « la valeur de cette stratégie autoréférentielle et de ses différents avatars dans ce corpus d’auto-parodies d’opéra » et qui, pour cela, est amenée à envisager ce qui distingue la parodie de la critique. La plupart des auto-parodies de Fuzelier sont des critiques de Ballets. La parodie permet à Fuzelier de faire la publicité de ses autres pièces mais aussi de s’excuser ou de renouveler l’intérêt du public pour une de ses productions, comme c’est le cas pour son opéra Arion, œuvre dont il se moque dans le prologue de La Coupe enchantée (1714). L’auto-critique n’est pas forcément bien considérée à l’époque. Fuzelier n’assume pas la totalité de ses auto-parodies. Certaines restent anonymes, d’autant plus qu’il arrive que ses auto-parodies soient jouées sur les théâtres forains en même temps que leur modèle est joué à la Comédie. Il adapte ses productions, auto-critique, auto-parodie et pièce source en fonction du théâtre sur lequel elles sont jouées. Critique et parodie recouvrent des réalités très proches dans la première moitié du xviiie siècle même si finalement la parodie contient essentiellement une part de critique tandis que la critique peut ne pas être parodique. Fuzelier a recourt aux deux pratiques : Selon que sa pièce a été un succès et qu’il veut le rappeler au public, il fera une auto-parodie. Dans le cas contraire, il donnera son auto-critique pour s’excuser et distraire tout de même son public. Tout dépend de la réception de la pièce source mais également du théâtre auquel la pièce secondaire est destinée.
30Le volume se termine sur la communication d’Isabelle DEGAUQUE, « La parodie, une écriture de la tension : Exemple de la querelle des Mariamnes », qui propose une définition de cette écriture mineure qu’est la parodie. Dans les années 1720, de nombreuses pièces paraissent sur la scène de la Comédie-Française avec pour personnage éponyme, Mariamne, ce qui occasionne une querelle entre les auteurs dramatiques d’une part mais aussi entre les auteurs de parodies, qui s’inspirent de la première querelle. Cette querelle des Mariamne illustre à quel point la parodie dramatique se définit comme une écriture de la réaction et de la tension. Les parodies dramatiques réduisent, voire dépouillent les pièces sources, ce qui amène Isabelle DEGAUQUE à émettre l’hypothèse qu’écrire en mineur pourrait désigner une écriture simplifiée à l’excès. Curieusement, dans cette querelle, les nombreuses parodies mises en scène ne semblent pas avoir influencées les auteurs classiques. Ainsi, Voltaire remanie sa pièce en tenant compte des attentes du public mais reste manifestement sourd aux critiques parodiques. Avant tout, les auteurs de parodies (ici Fuzelier, Piron, Biancolelli) cherchent une connivence avec le public sans esprit de sérieux et sans attendre un amendement des auteurs2. Leurs parodies ont au moins l’avantage de permettre une étude oblique de la réception des œuvres dramatiques de l’époque, et notamment celle de Voltaire. La parodie dramatique au xviiie siècle se caractérise par une tonalité polémique qui plait beaucoup au public sans pour autant juger de façon savante le respect ou non des règles dramatiques.
31Pour conclure sur ce volume très riche, il semble que l’écriture en mode mineure désigne essentiellement une originalité et une liberté d’écriture pour l’auteur ou, à l’inverse, le fait que l’auteur reste dans des limites codifiées sans création personnelle. Le choix mais finalement aussi la nécessité de l’écriture en mode mineur s’accompagne quasiment systématiquement d’une réflexion méta-littéraire et souvent réflexive, en même temps que l’auteur témoigne d’une conscience d’auteur, assumée ou rejetée, extrêmement forte. Nous avons pu voir que cette écriture en mineur recouvre des réalités totalement différentes (génériques, stylistiques, sociales, etc…). Les auteurs qui écrivent en mineur sont aussi bien les grands écrivains du siècle (Marivaux, Rousseau, Diderot…) que des minorités (les femmes), ou d’illustres inconnus et marginaux. Pour autant, chacun de ces auteurs semble avoir cherché à délimiter son espace de réception, ce qui pourrait être une caractéristique de la littérature mineure, comme le fait qu’elle soit liée avec une certaine actualité. L’écriture mineure serait donc une écriture de la tension et de la réaction. Finalement, l’ensemble des contributions du volume a permis de dégager des pistes -déjà bien balisées par les contributions elles-mêmes, pour l’étude de l’écriture en mineur. Par leur diversité et leur qualité, ces articles précisent la notion de « mineur » avec tous les enjeux qu’elle suppose en même temps qu’ils nous donnent à voir la littérature majeure sous un angle de vue inhabituel mais non sans perspective.