Bonne Critique Bon Genre
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2Dans une jeune collection d’anthologies critiques et théoriques consacrées à des concepts essentiels du champ littéraire, qui, en accueillant des ouvrages sur la mimèsis, l’intertextualité, l’auteur ou le personnage, a déjà su se rendre nécessaire à un certain niveau de réflexion et d’étude, le livre composé par Marielle Macé est sans aucun doute plus important que ne le supposerait l’horizon d’attente du lecteur d’anthologies para-universitaires. La concise élégance d’une écriture précise et suggestive à la fois contribue à synthétiser et renouveler des débats anciens, voire pérennes, ou déjà profondément remodelés au XXe siècle, ce qui prouve une fois de plus que le style n’est nullement indifférent à la responsabilité du discours théorique.
3Tout en épousant strictement le format de la collection (une introduction suivie de textes présentés individuellement, puis un « vade mecum » composé d’une vingtaine de notices terminologiques et une bibliographie de base classée fonctionnellement), l’auteure a amplement joué sur les marges de liberté et d’indétermination de la contrainte pour aller dans le sens de l’essai — démontrant ainsi pratiquement les vertus de la malléabilité et de l’hybridation génériques, entre le fragment, la mosaïque et le rhizome. S’il nous faut décrire, juger et suggérer, selon la loi du compte rendu, nous sommes donc amenés à le faire selon des critères assez éloignés de la seule efficacité didactique de l’ouvrage. Ce petit livre est trop complexe aussi pour se prêter à la contraction que l’on attend normalement d’une telle note. Je me contenterai donc d’évoquer quelques points essentiels d’une introduction très dense, avant d’analyser la composition et la perlaboration de l’anthologie elle-même et d’apprécier l’envergure résolument comparatiste de l’entreprise, ses quelques limites et leur dépassement possible.
4Partant d’une métaphore de Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes, Marielle Macé se plaît à souligner que loin de manifester la pure nostalgie d’un hypothétique ordre préromantique, une enquête sur les genres, voire le goût du genre lui-même répond à la multifonctionnalité de celui-ci qui sert à écrire, à lire, à interpréter, à évaluer, à agir même, autant qu’à simplement classer. « Les fonctions des genres sont donc très vastes [...], ils embrassent la totalité de l’expérience esthétique, dont ils désignent la part de généralité. » (p. 15) On voit tout de suite dans cette défense et illustration du genre une démarche analogue à la réémergence calculée d’une rhétorique générale dans les années 60 (Groupe µ).
5En tant que « généralités intermédiaires », selon l’expression d’Antoine Compagnon, intermédiaires entre la Littérature et les œuvres (entre un concept et un champ, d’une part, ou une manifestation et des objets d’autre part), ou bien intermédiaires de communication, ou encore intermédiaires « entre plusieurs œuvres qu’associent un trait de ressemblance, de dérivation, de contrepoint » (ibid.), les genres sont un instrument essentiel pour la saisie généraliste et comparatiste des opérations du champ esthétique, de ses institutions et de leur histoire. Sauf à préciser que leur postulation relève des représentations (dans toute la gamme topique de l’inconscient au conscient en passant par le préconscient et l’écran), il me paraît toutefois un peu risqué d’affirmer qu’ « il n’est pas nécessaire qu’ils ‘existent’ pour qu’ils opèrent » (ibid.) dans la mesure où l’on peut en dire autant du divin…
6Quoi qu’il en soit, en se tournant résolument vers une pragmatique des genres, on constate qu’ils servent de multiples façons à leurs divers usagers : auteurs, lecteurs et « critiques ». Aux auteurs comme contraintes, règles du jeu, invitations à la forme, à la transformation et à la subversion, comme modèles pour la réécriture et comme incitations à un placement statutaire. Aux lecteurs, à travers la reconnaissance et ses plaisirs ou ses heureuses déceptions et surprises, moyennant aussi la construction d’une compétence et l’ordonnancement d’une archive, unissant le singulier et le collectif, l’un et le divers, dans leur réversibilité. Aux critiques, en tant qu’idées régulatrices tournées, comme toute modélisation, à la fois vers le passé, mais remodelable autant qu’attesté, et vers un avenir de possibles calculables : « À ce titre, le genre est peut-être le seul objet épistémologique que les études littéraires possèdent en propre. » (p. 26) Mais, même si c’était vrai, pourquoi ces études devraient-elles se flatter d’avoir un objet propre plutôt qu’une combinatoire ou une hiérarchie propre d’objets non spécifiques ? D’autres ont d’ailleurs pu adjuger pour propriété distinctive de ces mêmes études les modalités d’une indétermination sémiotique limitée, d’un cadrage à géométrie variable.
7À partir d’une histoire drôle racontée par Gérard Genette, et constatant que « les genres, comme les harems, regroupent des individus » (p. 29), on se demande ensuite « de quelle nature sont ces ensembles — classe, groupe, liste, famille... —, quelles relations entretient-on avec eux, comment un texte appartient-il à son genre ? » (ibid.) Ce qui revient à s’interroger sur la nature d’un système plutôt que sur les conditions d’inclusion dans un ensemble. De là la prégnance d’un imaginaire des genres, maintenant reconnus comme représentations et donc, au moins implicitement comme objets d’un désir et prétextes d’un épuisement. À côté des images du moule (normatif), de la famille (généalogique), d’une solidarité organique, d’un catalogue énumératif, d’un tableau à deux ou plusieurs entrées, d’une constellation, et d’un décor ou d’un cadre conventionnel, tous imaginaires qui « déroulent un cortège d’unités fort différentes » (p. 33), ne pourrait-on pas dès lors convoquer encore la collection et son fétichisme, l’ordre (régulier) dans lequel on entre en entrant en littérature, la sérialité (des victimes) ou la société secrète (terroriste ou résistante) ?
8Quoique l’on puisse trouver un peu fragile toute ligne de démarcation entre « genres qui embrassent une règle constitutive, [...] qui désignent un horizon d’attente [...] [et] ceux que ne constituent que les lecteurs » (ibid.), possibilité difficilement envisageable si le genre est par essence relationnel, on s’accordera volontiers sur le principe que « tout trait de genre n’est pas une loi du genre ». (ibid.) Le nominalisme et la valse des étiquettes n’ont rien de gratuit, il y a ici peut-être, comme dans la poésie lyrique et dans mainte théologie, quelque chose de l’amour du nom, sans que le genre puisse pour autant s’hypostasier hors d’une historicité comme l’avaient bien vu les formalistes russes (et, autrement que Tynianov et Mukarovsky, l’école de Tartu, ajouterai-je). À ce propos, un article très fouillé du CLCWeb Journal publié en juin 2000 (Bart Keunen, « Bakhtin, Genre Formations and the Cognitive Turn : Chronotopes as Memory Schemata », <clcwebjournal.lib.purdue.edu/clcweb00-2/keunen00.html>) aurait pu avec profit être plus explicitement évoqué qu’il ne l’est p. 40.
9Je discuterai un peu plus loin la spatialité et l’historicité limitées qu’impliquent l’adhésion à la thèse de Jean-Marie Schaeffer selon laquelle « l’histoire de l’idée de genre [...] est celle des modulations de quelques logiques de départ, présentes dans la Poétique d’Aristote, et qui manifestent avant toute chose la diversité des catégories génériques. » (p. 36-37). Face à une difficile systématique des genres, qui laisse toujours des restes, il est bien compréhensible que l’on ait périodiquement cherché une sécurité dans celle des modes qui reposeraient, eux, sur des universaux du discours. En revanche, la désaffection des genres, qui se traduit aussi par leur éclatement spectaculaire au siècle passé, ne trace peut-être qu’assez superficiellement, à mon sens, le partage entre littéraire et paralittéraire, comme tendraient à l’indiquer la jouissance générique de la métafiction ou le mixage et la dispersion générique de plus en plus saillants dans l’ « heroic fantasy », la littérature d’anticipation, le polar, voire la chanson et la bande dessinée. L’idée d’une telle frontière, fondée sur le plaisir de la reconnaissance, d’un côté, et celui de la quête et de la différence, de l’autre, reprise p. 45, reste assez inféodée à l’élitaire génie romantique, dont la postmodernité elle-même a décidément bien du mal à se débarrasser.
10Mises à part ces réserves mineures, les quelques pages de la section intitulée « Les genres et la temporalité littéraire » sont pleines de propositions suggestives comme celle qui ouvre cette dernière section de l’introduction : « Forts de cette pluralité d’usages et de statuts, les genres incarnent une scansion fondamentale de l’histoire littéraire ; ils constituent plus précisément la part esthétique de cette histoire, et participent activement à l’événementialité de la littérature. » (p. 41) Certaines illustrations des temporalités génériques différenciées, parallèles ou divergentes, dans l’histoire littéraire française, mériteraient sans doute une révision : l’idée que « le temps de la poésie s’est considérablement ralenti en France au XVIIIe siècle » est un cliché fort contestable répandu par Sainte-Beuve et dont la plupart des historiens de la littérature ont depuis longtemps oublié les origines et les motivations, à tel point que le refus de lire et même d’enquêter sur la poésie des Lumières est devenu une tache aveugle majeure des études littéraires françaises. De même, qu’entend-on par « l’échec de La Henriade », qui fut en son temps un retentissant succès de librairie, Voltaire poète et Voltaire dramaturge faisant en son siècle l’unanimité, contrairement au Voltaire philosophe ou pamphlétaire. Il y aurait encore à repenser aux genres comme procédés ou moyens à la fois de canonisation éphémère ou durable, d’exclusion à moyen ou long terme, et de distinction, les hapax génériques jouant un va-tout. Ce qu’il importe de réaffirmer, et c’est bien dit, c’est que « la participation des genres aux événements littéraires tient enfin à l’évolution de la hiérarchie générique, autre nom de la valeur littéraire », ce qui pourrait nous conduire par des voies assez sûres à une économie des genres sur le marché des discours. Le livre de Marielle Macé fait un premier pas dans le sens de cette intelligence, il est pleinement compatible avec ce concept et l’on ne peut que s’en réjouir.
11La partie anthologique de l’ouvrage, de loin la plus longue, comme il est d’usage dans cette série, est divisée en 6 chapitres très inégaux par la longueur comme par le nombre d’extraits, successivement : « Genèse des genres », « Le genre : une notion dans l’histoire », « L’identité des genres », « Les fonctions des genres », « Les transformations génériques ou les événements littéraires », et enfin « La haine du genre : une histoire cyclique de la littérature », couvrant ainsi tout ce qui était annoncé dans l’introduction, avec quelques inflexions plus ou moins marquées, notamment dans les chapitres III et VI. On n’a guère d’absences criantes à regretter en ce qui concerne les poétiques occidentales et les études universitaires des cinquante dernières années. Tout au plus aurais-je souhaité, pour mieux délimiter la génologie stricto sensu, s’il en est un, des extraits significatifs de Northrop Frye et de Paul Hernadi ; pour mieux éclairer les poétiques néo-classiques et leur rupture, fût-ce en s’en tenant au domaine français, des pages fondamentales de Batteux, de Marmontel et surtout de la révolutionnaire préface de Ramsay au Télémaque de Fénelon en 1717 ; une prise en compte plus décidée des poétiques anglaise, espagnole et italienne ; et enfin, ou peut-être surtout, celle des moments où la généricité littéraire se pose en dialogue ou en chevauchement avec d’autres véhicules sémiotiques, visuels ou musicaux, et avec d’autres discours que le littéraire (comédie-ballet, lied, BD, roman-photo, cinéroman, descriptions géographiques, relations, livres de sagesse, chroniques, pamphlets...). On peut continuer aussi à se demander en vain si la traduction est ou non un genre littéraire, ou en quoi elle fonctionne ou non comme catégorie générique. Mais il est évident que les limites assignées d’une telle anthologie n’auraient permis qu’un maigre échantillonnage, à moins d’éliminer de l’ouvrage tout texte non explicitement critique et théorique.
12Marielle Macé a en effet adopté à cet égard une tout autre stratégie, un parti pris assez original et personnel qui, en entremêlant textes théoriques de théoriciens praticiens (d’Horace à Aragon, Breton, Sartre ou Doubrovsky), d’une part ; textes de critiques, d’historiens et de poéticiens non écrivains (d’Aristote à Schaeffer en passant par Brunetière, Jolles, Lukács et Genette), d’autre part ; et des textes enfin qui n’ont rien de théorique, ni même de métalittéraire explicite, de près ou de loin (de Dante à Céline en passant par Montaigne et Rabelais, Stendhal et Baudelaire). Cette originale tridimensionnalité générique des extraits anthologisés permet à l’auteure/présentatrice/commentatrice de varier habilement sa position scripturale de plusieurs façons qui sont très enrichissantes. Tantôt elle explore et observe des modélisations « intéressées », activistes ou apologétiques, elle est reporter historique ; tantôt elle présente, analyse et évalue la portée heuristique et l’impact herméneutique des propositions savantes, descriptives, explicatives et systématiques, et elle participe au séminaire ; tantôt elle élabore ses propres synthèses et avance des hypothèses de travail qui devront être testées sur des œuvres représentatives des types génériques qui ont suscité ou rendu nécessaire ces hypothèses, la démarche étant alors clairement expérimentale et parfois osée (« ça passe ou ça casse », heureusement, en général, ça passe, même si c’est au ras du filet, comme dans le cas du « mauvais vitrier », le poème en prose étant une des pierres d’achoppement les plus odieuses de toute étude sur les genres).
13Quelques-uns trouveront peut-être que ce jeu permet un peu trop aisément de se hisser de la position dépendante de l’enseignant explicateur et signalisateur des maîtres, à l’autonomie relative du philosophe des lettres ; je ne peux, pour ma part, que remercier l’auteure de donner l’exemple d’une telle prise de risque et de montrer à ses lecteurs comment s’approprier un savoir, tenter de le dépasser, et de le faire en public, sur la scène de la lecture partagée. L’inconvénient indépassable pour l’usager de l’ouvrage demeure qu’il lui serait plus pratique d’y trouver une étude sur « genre et style dans le dolce stil novo », par exemple, plutôt que quelques vers de la Comedia qui traînent dans toutes les anthologies des littératures européennes et de la littérature mondiale.
14Ceci dit, je n’ai pas de solution à proposer, c’est la rançon d’une hybridation délibérée en forme de chassé croisé qui s’illustre ici.
15À titre indicatif, j’analyserai seulement le procédé à propos de Céline (p. 188-189), en le rapprochant de son contrepoint dans la sélection et la présentation de La Théorie du roman de Lukács (p. 154-156).
16« L’épopée ne fait plus partie du répertoire moderne. Mais une tradition exténuée peut continuer d’exister comme mémoire, dans l’hommage ou le saccage, il faut compter alors sur la capacité de reconnaissance du lecteur. C’est le cas de cette première scène de combat de Voyage au bout de la nuit [...] qui se construit sur le souvenir et le massacre de l’épopée. [...] la cruauté du passage n’éclate que si le lecteur projette sur ce carnage les valeurs épiques et le prestige patriotique du genre ». (p. 188) On ne saurait douter que le lecteur compétent moyen des années 30 (celui qui avait fait ses humanités au lycée, celui qui avait fait ou vécu la Grande Guerre) ait de nécessité « projeté » des traits et valeurs épiques sur ou contre Céline, comme, à un autre niveau de formation et de spécialité, il peut encore vaguement le faire sur le Claude Simon de La Route des Flandres, par exemple ; mais dans quelle mesure peut-on compter encore sur une telle reconnaissance ? Et la violence du texte de Céline va-t-elle s’estomper faute de mémoire générique lectorale ? Après la vague bleu horizon de la propagande guerrière de 14-18, Céline n’était pas le premier à dénoncer l’horreur et à dire la révolte du soldat, celle qu’on lui faisait payer comme lâcheté, il était l’un des seuls à s’y complaire. En fait toute une esthétique du désordre et de la décomposition, de l’emphase et de la cacophonie, par-delà le cubisme et l’expressionnisme mais les confortant, s’était manifestée avec Barbusse ou Élie Faure, entre autres. Céline arrive, comme Aragon, après la bataille des genres et, s’il convoque des moyens différents, ils ont en commun de prolonger un mode de représentation inauguré par Zola à une époque où le souvenir de l’épopée était moins fantomatique... Certes on ne saurait demander de tels développements à une note critique d’une extrême concision, mais on s’aperçoit à l’occasion d’une confrontation avec l’expérience textuelle qu’il peut être fait trop grand cas du genre (et pas seulement dans le moment « moderne », à l’ère du scriptible) au détriment de traits textuels et de déterminants de la relation de lecture qui ne peuvent lui être assignés en priorité, étant largement transgénériques.
17« [Lukács éclaire à la fois l’historicité du genre du roman et sa philosophie intrinsèque. Le roman est ‘l’épopée moderne’, forme symbolique adaptée à l’épistémé [...] d’un moment de l’histoire humaine. Pour Lukács, le personnage romanesque a la nostalgie d’une harmonie perdue avec les dieux et le monde, et son parcours manifeste l’incompatibilité entre ces valeurs et la réalité de l’histoire sociale [...] » (p. 154)
18Où l’on voit tout ce que la lecture générique de Céline par Marielle Macé trente pages plus loin doit à Lukács. Ce n’est pas un reproche, puisqu’il est clair à la fois que les « genres théoriques » peuvent facilement en venir à se confondre avec les « genres pragmatiques » et que cette lecture est là avant tout pour mettre en évidence l’hypertrophie du phénomène de reconnaissance générique visiblement intentionnée par le texte célinien. Néanmoins, si, d’après Céline, « on est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté », il y a et il y aura toujours plus de lecteurs n’ayant jamais vu le loup du grand méchant genre et dont la compétence générique aura été initiée par des sous-classes du fantastique, de la paléontologie pour la jeunesse ou de la littérature d’expression visuelle associées à des producteurs, des couvertures, des collections, des marques. Ne pourrait-on pas se demander si la compétence générique n’est pas déjà plus profondément bouleversée par le marketing et la loi du logo qu’elle ne l’a été par toute « modernité », où que l’on en situe l’émergence et le déclin.
19En conclusion, l’ouvrage, loin d’être seulement informatif, de constituer un simple répertoire ou annuaire, ni même un « portail » selon le concept internautique particulièrement exploité par fabula.org, a le mérite indubitable de nous convier à un astucieux exercice de reclassement, de réinterprétation et de réévaluation générique au fur et à mesure de sa lecture, puisque l’on va et vient de l’histoire générale à la critique microlisante en passant par différents niveaux de théorie, de théorie-fiction et de métathéorie sans jamais s’y arrêter sur le mode du plan fixe. La mobilité, voire la motricité du principe de généricité est de la sorte mise en pratique de manière à la fois ludique et efficace.
20Au plan de la présentation matérielle, on aurait apprécié un index nominum dans un livre qui en mentionne beaucoup, d’ailleurs à bon escient. Une telle contextualisation de la mémoire des noms contribuerait à faire un jeu de piste du noble jeu de l’oie.
21Toutes les qualités de l’ouvrage, dont l’inventivité n’est pas la moindre, me font d’autant plus regretter les trop étroites limites de son comparatisme qui reflète une fois de plus sans doute notre soumission aux directives de nombreux commerciaux de l’édition universitaire, directives qui participent elles-mêmes du repli national de la France dans une Europe-forteresse, la loi du marché libéral se combinant sans nul paradoxe avec l’autarcie mentale chez les chercheurs de profit immédiat.
22D’où, je présume, l’inflation de la matière de France (32 auteurs sur 49, si mon compte est bon), complétée seulement par les habituelles sources européennes classiques, médiévales, prémodernes et romantiques, et une poignée de théoriciens étrangers du XXe siècle. Peut-être aussi pour les mêmes raisons, un crédit légèrement excessif est-il fait à Gérard Genette, alors que les contradictions de Fiction et diction n’ont pas peu contribué à affaiblir les recherches sur la littérarité et donc la génologie.
23Ce qui demanderait un autre ouvrage, certes plus volumineux, mais qui serait précieux aux généralistes, utilisateurs désignés de « Corpus », ce sont avant tout les exigences de relativisation en même temps que la possibilité d’envisager et de tester des universaux génologiques auxquelles seule pourrait satisfaire la mise en regard des poétiques occidentales (relativement homogènes, au filtre de la France) avec les trois poétiques « orientales », arabe, indienne et chinoise, particulièrement riches en la matière. C’est aussi à travers une telle géopoétique du genre que les codes culturels, en tant que marqueurs de différenciation et de négociation entre groupes prendraient toute leur valeur. Un récent petit livre d’Ipshita Chandra (Tracing the Charit as a Genre : An Exploration in Comparative Literature Methodology, DSA, Jadavpur University Press, 2003) va tout à fait dans ce sens.
24Un autre élargissement qui pourrait être lui aussi éclairant concernerait la formation des genres dans le contexte d’un choc de cultures, d’une domination et d’une résistance, et d’une exploitation parfois retournée en profit, ou encore d’une modernisation utopique ou imitative. On constaterait ainsi sans doute dans ces situations un rôle accru et explicite des critères thématiques dans la définition et la conscience de tout un système générique. En Amérique latine, ce fut par exemple l’invention du gauchesco en Argentine, des tradiciones au Pérou (et ailleurs), ou des vies de libertadores qui a bousculé tout le système de façon telle que ni le roman de mœurs, ni la légende, ni le récit ethnographique, ni aucune biographie ne se trouvent plus dans les mêmes positions relatives (positions de pertinence et positions de force) qu’en Europe. En Australie, c’est la bush ballad et ses dérivés à partir de Lawson qui joue ce rôle ; aux États-Unis le western ; en Afrique sub-saharienne, ce pourrait être la dérive picaresque à la fois du récit de griot, du récit ethnographique et du conte humoristique ou édifiant.
25Comme quoi on n’en a pas fini de passer partout par le genre pour arriver au genre encore, c’est une belle aventure dont on pourra bientôt écrire la geste ou le récit de voyage (pas trop initiatique, je vous prie).