Aristote, de la physique à la métaphysique
1Le livre de Bertrand Souchard est le résultat d’une thèse de doctorat en philosophie soutenue à l’Université de Bourgogne et s’inscrit dans la ligne des nombreuses études consacrées dernièrement à la Physique d’Aristote, entreprise qui n’est pas dépourvue d’audace, étant donné l’envergure des problèmes abordés. À travers les deux parties qui constituent son étude, l’auteur tente de replacer la Physique au centre de la pensée d’Aristote, en privilégiant le lien avec la philosophie première. Cette démarche n’échappe pas pourtant aux incertitudes liées à sa légitimité. Il faudrait noter aussi l’intention explicite de l’auteur de prendre position face à une lecture courante d’Aristote, lecture influencée par l’ouvrage de Pierre Aubenque, Le Problème de l’être chez Aristote (1962), dépendant à son tour d’une grille d’interprétation heideggerienne. D’où l’hypothèse de départ de cette étude : le couple réceptivité et causalité est essentiel dans la pensée d’Aristote ; mieux encore, il pourrait ouvrir de nouvelles perspectives d’interprétation de l’histoire de la philosophie.
2La première partie de l’ouvrage, « Le débordement du phénomène physique vers la philosophie première : réceptivité et causalité », s’organise donc très ambitieusement autour des concepts physiques aristotéliciens, temps, finalité, hasard, concepts qui seraient phénoménologiques, permettant ainsi au phénomène physique de glisser vers une métaphysique. À la suite de R. Brague (Aristote et la question du monde, PUF, 1988), l’auteur reconnaît dans la contemplation humaine des réalités divines un temps du présent. La métaphysique ne dépasserait donc pas le temps de l’expérience sensible. En analysant le temps et le mouvement, Aristote nous ferait ainsi sortir d’une pure identification objective entre la réalité mouvante et la mesure du mouvement. Toute une partie de la Physique consacrée à l’analyse du temps conduirait à une dimension temporelle psychique et intellective. Ainsi, la temporalité humaine ne se réduirait pas au paradoxe de l’instant dans l’expérience sensible, mais, par son ouverture vers l’avenir, serait déjà au-delà de la physique. Suivant cette direction, l’auteur identifie la finalité à une notion métaphysique, parce que justement d’abord physique, se montrant autant comme au-delà de la matière et du corps et distincte en même temps de l’éthique. Si la fin est le résultat d’une réflexion en philosophie de la nature, alors Aristote ne peut pas y voir d’abord un schème purement artistique. On ne pourrait pas dire que tout est par hasard selon le destin des causes matérielles et efficientes ou que rien n’est au hasard selon un destin d’une nécessité formelle absolue. La finalité serait ainsi métaphysique au sens où elle refuserait le double mécanisme des physiciens et des mathématiciens.
3Les analyses de la temporalité et de la finalité de cette première partie du livre seront suivies d’une étude sur l’articulation de la causalité comme passage de la physique à la philosophie première. Et ce n’est qu’à la suite d’un double détour par l’histoire récente des commentaires de l’interprétation heideggerienne d’Aristote (Aubenque et Brague) et par Heidegger lui-même que l’auteur essaiera de rendre plus claire la spécificité de la causalité aristotélicienne. Refusant la nécessité causale, Heidegger mettait le point sur le lien entre physique et métaphysique, en condamnant la pertinence distinctive. La critique ontothéologique ne fonctionnerait ainsi que si toute causalité était refusée. Et si l’on distingue un principe absolu de raison et une cause finale relative, alors la physique ne pourrait aboutir que dans la métaphysique. Cette première partie s’efforce donc de montrer que la fidélité aux phénomènes du monde oblige Aristote à envisager un au-delà de ce monde, de sorte que l’expérience physique déboucherait sur la métaphysique.
4La deuxième partie de l’étude essaiera donc de suivre la philosophie première après la physique, de montrer les dettes qu’une métaphysique « non métamathématique » doit à la problématique physique. Ainsi, dans la distinction de la physique, de la mathématique et de la philosophie première selon l’abstraction de la matière, il y aurait une progression dans la séparation de la matière. À travers les analyses des catégories de substance, acte, puissance et leur unité de perspective métaphysique qui permettraient de donner une définition du mouvement et de l’âme, de rendre compte du processus physique de la connaissance, l’auteur poursuit cette deuxième partie avec l’étude de l’un, avant d’aborder la théologie. À la suite de l’approche de Couloubaritsis, Souchard s’interroge sur l’importance de l’hénologie dans la Métaphysique d’Aristote. La problématique de l’un ne se réduirait pas au deuxième livre de la Métaphysique, mais elle surgirait dans l’étude des êtres naturels, dans la logique ou la connaissance, jusque dans la théologie. Une connaissance de l’être serait impossible sans l’un, mais le but serait finalement le savoir sur l’être mobile et l’être en tant que l’être. L’hénologie ne pourrait pas être ainsi absorbée par l’ontologie, mais elle y serait subordonnée, la question de l’un ne suffisant pas à une histoire de la métaphysique. Le dernier chapitre de l’ouvrage touche ainsi avec beaucoup de risques et parfois n’échappant pas aux anachronismes, la question d’une théologie aristotélicienne, l’intention étant de présenter un Aristote métaphysicien au double sens d’une critique des physiciens et des « métamathématiciens ». Une transcendance métaphysique serait ainsi nécessaire, même si, d’autre part, le dépassement causal se réaliserait à partir de la physique.
5Cette deuxième axe de lecture — comment penser le rapport de la philosophie avec les sciences de la nature, les mathématiques ou la théologie — tente donc de montrer que la philosophie première est une métaphysique, dans la mesure où Aristote s’opposerait aux « anciens » physiciens et aux « modernes » mathématiciens.
6L’originalité de ce travail est à chercher dans l’examen de l’ensemble du corpus de la philosophie de la nature d’Aristote et dans la mise en relief de son actualité dans les questions contemporaines de philosophie des sciences. Néanmoins, une lecture plus approfondie des sources aristotéliciennes mêmes aurait été bienvenue, aussi parce que la façon de poser les problèmes en utilisant souvent uniquement la bibliographie secondaire manque parfois de rigueur et n’apporte pas toujours ce qu’une analyse fidèle aux textes sources peut révéler.