L’hétérosexualité comme fait social
1Comme l’indique son titre, cet ouvrage, à l’allure d’un long essai, est résolument novateur dans son propos : « sortir l’hétérosexualité de “l’ordre de la nature”, et la faire entrer dans “l’ordre du temps”, c’est-à-dire dans l’Histoire » (p. 11). Autrement dit, il s’agit de voir que l’hétérosexualité n’est pas naturelle, mais bien culturelle : elle est effet de discours et construction. Depuis plusieurs années déjà, les critiques gender, puis queer, intégrées à ce qu’outre-atlantique et outre-manche on appelle plus généralement les cultural studies, ont permis de repenser les relations de pouvoir entre les sexes, de redéfinir les catégories du masculin et du féminin, ayant entrevu la possibilité d’un troisième sexe, et de problématiser l’identité sexuée en termes d’identification et de choix d’objet d’amour. La critique, anglo-saxonne notamment, s’est ainsi pleinement située dans une logique culturelle et sociale en négligeant toutefois le choix inconscient du sujet et le rôle de la pulsion. L’ouvrage de Louis-Georges Tin s’inscrit donc dans ce courant, comme l’indique l’accent porté sur le terme « culture », lequel d’ailleurs aurait gagné à être mieux défini d’emblée. En raison de la variété de ses emplois, ce terme est en effet imprécis. Or, force est de constater que l’argumentation ne prend appui que sur la littérature française, ou quasiment (bien qu’il y ait un détour par la littérature italienne), laquelle suffirait donc à refléter ladite culture. Il est vrai que L.-G. Tin s’en excuse dans sa conclusion, conscient des critiques que ce choix ne manquera pas de provoquer. Peut-être aurait-il fallu l’annoncer d'emblée, de telle sorte que le lecteur ne se trouve pas souvent porté à convoquer des exemples de littératures étrangères, ou d’autres formes artistiques, qui viendraient complexifier le tableau un peu trop uniforme qui est parfois dressé (notamment en ce qui concerne le théâtre de la Renaissance aux pages 70-71). De fait, l’auteur se propose de retracer l’émergence, en France, d’une culture où la célébration de l’amour hétérosexuel allait s’imposer au point de rendre toute autre forme d’amour suspecte, voire interdite, conduisant à la fusion, désormais perçue comme naturelle, du sexe et du genre : on serait ainsi passé de la logique de la nécessité d’un accouplement entre le mâle et la femelle pour la reproduction à l’existence d’un seul type d’amour, hétérosexuel. L’ouvrage se déroule en trois parties à peu près équilibrées (la troisième partie est moins dense et plus brève), parties qui prennent en compte le pouvoir socio-culturel, religieux et médical. Chaque partie se termine par le « triomphe de la culture hétérosexuelle », pour reprendre les titres des troisièmes chapitres des première et deuxième parties. Il s'agit donc d'envisager comment cette culture s'est imposée dans une lutte contre d'autres formes d'amour concurrentes, et autrefois compatibles. Même si le choix d'en passer surtout par la représentation littéraire peut être discutable, on ne peut toutefois que louer ce premier pas novateur, annoncé comme le premier volume d’une trilogie (p. 192), dans la problématisation souvent manquée de l’hétérosexualité (voir à ce propos les brillantes analyses métacritiques du début de l’ouvrage, p. 29). La perspective diachronique adoptée permet en effet de bien déconstruire « l’innéité » de l’hétérosexualité et de ne pas ciller devant l’ampleur de la contestation hétérodoxe dont est porteuse une telle analyse. L’audace de l’exercice entraîne quelques imprécisions qui sont aussi dues à l’ampleur de la tâche que s’est donnée L.-G. Tin : alors qu’il annonce « l’invention » de la culture hétérosexuelle, l’auteur se penche aussi sur le combat qui a entraîné son hégémonie culturelle, n’hésitant pas à balayer un millénaire d’histoire pour les besoins de la cause en moins de deux cents pages. Les analyses de la première partie sont les plus convaincantes et, en général, L.-G. Tin s’appuie sur un corpus large et des exemples nombreux, ouvrant des pistes, comme il l’indique lui-même dans sa conclusion, qui donnent assurément le désir de tracer des voies.
2L’ouvrage de Louis-Georges Tin commence par « les résistances chevaleresques » avant d’envisager les « résistances cléricales » puis « médicales » à la culture hétérosexuelle afin de retracer l’émergence d’une culture qui est aujourd’hui, incontestablement, le modèle et la norme en matière d’amour et de relations sexuelles, au point qu’elle s’est parée des atours de la nature pour se situer du côté de la vérité. On savait déjà que toutes les sociétés n’ont pas rejeté l’homosexualité, ou qu’elles n’ont pas toutes imposées le modèle hétérosexuel au principe de leur organisation, mais L.-G. Tin analyse ici le passage d’une situation où sexe et genre étaient distingués à une autre, où la reproduction, nécessairement hétérosexuelle, devenait la justification de l’organisation sociale et culturelle.
3La première partie est riche d’exemples empruntés à la littérature médiévale, permettant à L.-G. Tin de conclure que c’est au XIIe siècle, avec l’apparition de l’amour courtois, que le passage d’une culture qu’il appelle « homosociale » à la culture « hétérosexuelle » s’opère. L’auteur montre comment les amitiés viriles de la littérature de chevalerie sont « extrêmement sentimentales » (p. 28) avant le XIIe siècle, amour et amitié se confondant dans la littérature médiévale de cette époque. Ainsi, la relation hétérosexuelle est simplement liée à la question de la légitimité et la nécessité de la descendance, tandis que l’amitié entre hommes est exaltée. L’auteur se concentre sur le remplacement de cet amour viril, au service des relations de pouvoir de l’époque, par l’amour courtois, lequel ne fait que renforcer l’assujettissement des femmes de la réalité (pp. 39-44) et explique la condamnation progressive des sodomites, particulièrement au cours du procès des Templiers (pp. 45-46). Avec une grande clarté, il montre aussi comment ces indices d’une culture homosociale ont pu être négligés par les précédents commentateurs en raison d’un défaut de problématisation de l’hétérosexualité. L’argument se développe autour d’un exemple aussi célèbre que celui de La Chanson de Roland, mais aussi de textes moins connus de ceux qui ne sont pas médiévistes, comme Ami et Amile. Ces premières analyses sont convaincantes et permettent d’envisager les développements féconds qu’elles vont pouvoir entraîner. La fin de cette première partie s’attache donc à la persistance du conflit entre la culture homosociale et la culture hétérosexuelle, aboutissant à la domination de cette dernière. Ce sont ici Rabelais, Corneille et Racine qui sont convoqués, le dernier de manière un peu rapide, avant que la problématique de la naissance de cette culture ne soit réévaluée à l’aune d’une relation de pouvoir particulière, celle du clergé. Cette première partie est donc riche d’enseignements mais aussi de questions qui restent à creuser et sur lesquelles L.-G. Tin ne revient que partiellement dans sa conclusion générale : qu’en est-il dans les autres représentations artistiques et hors de France ? Comment comprendre que l’essor de l’amour courtois ait pu supplanter d’autres formes d’amour à tel point que la culture occidentale choisira de les interdire ? Quel rôle a pu jouer l’absence des femmes à la fois dans la création artistique de cet univers homosocial et dans sa fin ? L.-G. Tin invite, dans cette première partie, à une réflexion où l’hétérosexualité n’est plus absente des problématiques de la mise en fiction, mais où elle est perçue comme une anomalie, à son tour, laquelle a pris valeur de vérité par le jeu des relations de pouvoir.
4La seconde partie étoffe ces premières analyses à l’aide d’une évaluation du rôle joué par l’Église dans l’adoption de « la culture hétérosexuelle ». L.-G. Tin reprend la perspective historique et déroule à nouveau l’histoire littéraire mais cette fois-ci en observant la réponse du pouvoir religieux. Étrangement, l’Église n’aurait pas été plus encline à l’amour hétérosexuel que ne l’avaient été les défenseurs de la culture de la chevalerie, puisque, soucieuse de préserver son autorité comme institution, elle valorisait contre tout l’amour divin auprès duquel l’amour humain ne pouvait être que détournement et distraction critiquable. « Le but n’est point de peupler la terre, le but est d’accéder au ciel » (p. 78). À l’aide d’exemples encore une fois variés, L.-G. Tin analyse comment un compromis a pu être trouvé auprès des partisans de l’amour courtois. Il s’est agi d’encourager les poètes à remplacer la dame, objet de toutes les célébrations dans la littérature courtoise, par la Vierge, figure divine et féminine, qui permettait aux poètes de continuer à chanter la passion et les douleurs de l’amour, sans pour autant célébrer la sexualité humaine inhérente à l’amour hétérosexuel. Comme l’explique l’auteur, « l’hétéro » gagnait du terrain en se débarrassant du « sexuel », question hautement épineuse pour l’Église catholique, qui s’était interdit depuis 1139 tout amour charnel. Aussi, en s’appropriant les productions littéraires, l’Église détenait-elle un moyen puissant de contrôler la culture : le modèle hétérosexuel devenait donc légitimé et discriminatoire. Ces batailles progressives, qui avaient vu l’Église critiquer les poètes et autres écrivains, s’achèvent donc ainsi pour L.-G. Tin : « L’amour sacré demeurait la valeur suprême […] ; l’amour profane hétérosexuel était acceptable, à condition qu’il fût chaste, et pratiqué dans le cadre conjugal redéfini par l’Église. Quant à l’amour entre homme, la possibilité même de son existence était d’emblée écartée […]. L’amour entre femmes était également vu comme une forme de bestialité mais […] on s’y intéressait moins » (p. 95). La domination hégémonique de la culture hétérosexuelle se serait alors accentuée grâce à la réforme protestante, et notamment au rigorisme des huguenots. Selon l’auteur, en effet, l’Église n’aurait pas voulu apparaître comme laxiste en matière de relations conjugales, ce qui aurait conduit à une radicalisation de la célébration de Dieu et de l’amour uniquement divin à la Renaissance. Si L.-G. Tin est totalement convaincant dans ses analyses littéraires, il lui arrive de tirer un peu trop dans le sens de son argument général certaines interprétations de faits historiques, notamment lorsqu’il convoque les divorces d’Henri VIII d’Angleterre (pp. 110-111) où il reprend à tort, sur le versant amoureux, des actes bien plus politiques qui ne peuvent se comprendre sans une contextualisation précise dans l’Angleterre du début du XVIe siècle, analyse qui fait ici défaut. L’étude des faits historiques et sociaux mériteraient d’être approfondie et plus systématique. Enfin, l’auteur s’aventure dans la modernité à l’aide de deux chapitres sur le théâtre religieux du XVIIe siècle et son échec face à la suprématie de la culture hétérosexuelle et de l’amour humain, avant d’enchaîner sur le XXe siècle. Si les analyses de L.-G. Tin sont là encore stimulantes, on peut se demander s’il ne sort pas quelque peu de sa problématique initiale, en envisageant ici non plus l’invention de la culture hétérosexuelle mais sa toute-puissance (qu’il faut bien sûr comprendre comme critiquable) dans un contexte complètement différent de celui qu’il présentait avant, c’est-à-dire après le délitement des valeurs et idéaux traditionnels, la mort de Dieu, qu’il aborde sans le dire avec la question de la censure du théâtre et les tentatives vaines de l’Église pour sortir de ce qui était alors considéré comme de la pornographie (les valeurs d’amour de la culture hétérosexuelle qu’il a présentées au début s’en trouvent alors totalement bousculées).
5Savamment, L.-G. Tin pose enfin, dans la troisième partie, la question de la science et du savoir, à travers le savoir médical uniquement. Les exemples utilisés sont ici plus restreints et l’auteur se trouve cette fois obligé de quelques idées générales qu’on aimerait plus développées, et qui ne manqueront sûrement pas de l’être dans les prochains tomes de cette histoire. En effet, après avoir signé l’acte de décès de l’influence cléricale au XXe siècle, l’auteur revient ici sur le discours médical, qui lui non plus n’était pas prédestiné à se convertir à l’assurance du rapport hétérosexuel comme naturel. Il montre comment les prêtres ont pu s’emparer de ce savoir médical, notamment grâce à l’analyse fine et minutieuse du texte d’Aubéry. La « maladie d’amour », conçue comme un dérèglement à éviter et condamnable, véritable maladie, ce qui fait écho à l’origine du mot « hétérosexuel » dont L.-G. Tin nous rappelle qu’il fut inventé pour désigner une pathologie, laissa place à un discours médical où la relation hétérosexuelle permettait en fait de soigner les afflictions dont ces demoiselles étaient victimes. Là encore, les analyses de L.-G. Tin témoignent d’une large culture et évoque quelques croyances populaires sur la sexualité et l’ambiguïté du savoir en la matière. On peut regretter tout de même qu’il envisage le discours psychiatrique et psychanalytique de manière trop rapide, s’attachant surtout aux développements freudiens et à sa vulgarisation par la culture populaire (le « Pop Freudianism ») (pp. 170-172), cette version édulcorée et simpliste de théories qui n’ont cessé d’être réévaluées et qui ne rendent pas justice à la manière dont la psychanalyse a pu interroger la question de l’identité sexuelle depuis. L’auteur semble ici arrêté par des termes comme « perversion » auxquels il attache un jugement moral absent de la pratique clinique.
6C’est donc un ouvrage riche, stimulant et novateur que nous propose L.-G. Tin, le premier d’une trilogie qui assurément entraînera de nombreux commentaires et questionnements dont l’auteur n’a visiblement pas peur, lui qui choisit d’envisager la question de manière « anachronique », c’est lui-même qui justifie l’emploi de ce terme dans la conclusion, et à travers le prisme de l’écriture. On peut toutefois lui reprocher la brièveté au regard du sujet qu’il se propose de traiter, laquelle peut parfois aboutir à des imprécisions.