Cendrars et l’écriture du crime
1Cet ouvrage recueille les actes de la journée d’études consacrée à Cendrars, augmentés de trois contributions, sur « Identités et (contre-)pouvoirs littéraires ». Cette journée a été co-organisée par Myriam Watthee-Delmotte et David Martens à l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve) les 25 et 26 avril 2006.
2Jean-Carlo Flückiger éclaire, tout d’abord, un leitmotiv poétique de Cendrars sur les vertus esthétiques, fort étonnantes, de la guillotine, « chef-d’œuvre de l’art plastique » dont le déclic crée « le mouvement perpétuel », à travers une sculpture d’Archipienko, de certains contes de Villiers de l’Isle-Adam et de l’Idiot de Dostoïevki. Le critique explique avec minutie l’énigmatique fascination de tant d’artistes pour cet engin de mort. La machine a priori si peu poétique fait en effet toucher du doigt l’instant, impossible à spatialiser et donc à décrire. Le crime fascine le poète en tant qu’expérience des limites, existentielles et temporelles ; il est un défi à relever pour l’écriture.
3Défi relevé, en 1918, dans J’ai tué. Madeleine Frédéric analyse, d’un point de vue stylistique, la réécriture de ce texte provocateur dans La Main coupée en 1946. Cédant à la pression du contexte marqué une deuxième fois par l’Horreur, Cendrars aurait édulcoré sa première version, hapax subversif parmi les récits de guerre qui révélait toute l’ambiguïté de sa position vis-à-vis de la pulsion meurtrière. Cette lecture vise à invalider l’interprétation pacifiste du deuxième texte.
4De son côté, Michèle Touret se penche sur les figures de victimes dans Moravagine et Dan Yack. Son étude montre comment la place réservée à ces personnages permet de porter l’accent sur le criminel, dans la lignée des héros favoris du décadentisme de la fin du XIXe siècle et des auteurs contemporains de Cendrars fascinés par l’anticonformisme et tout ce qui met à mal l’ordre social. Le sort réservé au personnage de la victime s’intègre alors dans une stratégie romanesque d’effacement des traces qui empêche de se souvenir ou de compatir, annulant toute culpabilité. Seule la révélation de la parole de la victime Mireille affirme son statut et inverse le rapport de force en venant hanter le criminel. La comparaison des deux œuvres permet ainsi de relativiser l’intérêt exclusif de Cendrars pour les personnages de criminels détraqués dans la mouvance de son époque ou des auteurs qui ont hanté sa formation.
5Au regard des traductions d’Al Jennings par Cendrars, David Martens met en évidence les enjeux communs à la traduction et à la poétique de la pseudonymie. Le crime fait alors partie intégrante de l’activité d’écriture devenue vol ou meurtre symbolique de l’autre pour renaître, à la manière du phénix si cher à l’auteur, mais aussi pour donner à l’autre une nouvelle vie. L’intérêt de ce point de vue sur Cendrars traducteur est de relier son esthétique à toutes ses activités littéraires et d’élever l’imaginaire du crime au-delà d’un simple aspect thématique.
6Luisa Montrosset analyse brièvement le statut de Panorama de la pègre dans l’œuvre cendrarsienne et son rôle dans la conquête d’une figure d’auteur. Laurence Guyon se penche, pour sa part, sur le meurtre du lépreux par l’écrivain enfant dans « Gênes ». Ce crime préfigurateur du nettoyeur de tranchées, serait placé au cœur de la déconstruction du discours religieux par Cendrars.
7Ralph Schoolcraft lit le Lotissement du ciel comme l’expression d’une « culpabilité imaginaire » du poète face à la mort de son fils Rémy. Enfin, Maria Teresa Russo envisage, dans un article documenté, la place du Paris criminel de la Belle Époque, spécialement dans le dernier roman inachevé de Cendrars : Emmène-moi au bout du monde !
8Les actes de ce colloque apportent un panorama intéressant sur l’imaginaire du crime chez Cendrars en multipliant les points de vue sur l’œuvre, génétique, thématique, stylistique ou rhétorique. On pourrait regretter néanmoins que certains articles n’aient pas tenu plus fermement le lien entre leurs analyses textuelles et la problématique du colloque. L’interprétation du crime comme conception de l’écriture et comme pose d’auteur, judicieusement mise en avant dans l’introduction de David Martens, se serait alors imposée avec plus de force. Toutefois, soulignant l’originalité de l’imaginaire du crime et du traitement du personnage de hors-la-loi chez Cendrars, la plupart des articles ont le mérite de dépasser largement l’étude de thème et d’historiciser la réflexion.