Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Novembre 2008 (volume 9, numéro 10)
Laurent Angard

« Il était une fois… », L’Astrée d’Honoré d’Urfé.

Lire L'Astrée, Sous la direction de Delphine Denis, Paris : Presses de l'université Paris-Sorbonne, coll. "Lettres françaises", 2008, 385 p., EAN 9782840506133

1C’est à l’occasion du quadricentenaire de la publication de L’Astrée que ce recueil d’articles est né, soutenu par une volonté commune à vingt-cinq chercheurs de montrer « le degré d’ouverture herméneutique » et « la vitalité » de l’œuvre d’Honoré d’Urfé. Orchestré par Delphine Denis, éminente professeure de littérature à Paris IV-Sorbonne, l’ensemble, composé de trois grandes parties, se propose de trouver une « lisibilité nouvelle » aux Amours d’Astrée et de Céladon1.

2La première partie ─ « La fabrique de l’œuvre » ─ interroge l’invention de l’œuvre à travers son érudition et son appropriation littéraire. Ainsi, s’intéressant aux origines de la structure de L’Astrée, Giorgetto Giorgi montre que la reprise de la complexité textuelle des Éthiopiques nourrit l’ouverture du roman. L’Astrée est une œuvre qui présente « plusieurs actions de plusieurs hommes », dont le récit est gouverné « par une technique narrative fort savante », qui « fait […] naître la curiosité et le suspense dans l’esprit du lecteur ». Et même si en France, cet « entrelacement » n’est pas des plus populaire, la question de la structure romanesque soulève le problème du statut de l’œuvre. Honoré d’Urfé est donc parvenu à compiler savamment deux méthodes, celle des Anciens et celle des Modernes.

3Est-ce qu’Honoré d’Urfé a lu les textes critiques de Guarini au moment où il écrivait L’Astrée ? S’est-il intéressé à la question du mélange, question primordiale pour l’époque?  Les réponses à ces interrogations sont proposées par Laurence Giavarini. Le mélange des genres, codifiés depuis La Poétique d’Aristote, était une pratique « illégitime ». Guarini refusait ce « fixisme ». Il justifiait la tragi-comédie comme une forme « tempérée », expliquée par « une anthropologie humorale » et sous-tendue par le genre de la fable. Honoré d’Urfé élabore ainsi, à partir de la notion de mélange chère à Guarini, le sens historique du trouble qui l’a porté à l’écriture.

4L’auteur de L’Astrée connaissait la littérature espagnole, nombreux sont ceux qui l’ont (déjà) brillamment montré. Mais ce que propose José Manuel Losada Goya est d’étudier « [l’] art de l’adaptation ». Urfé assimile les codes de son temps pour les refondre dans l’esthétique d’un romanesque nouveau prôné par Sorel.

5Dans cet esprit de renouveau, Jole Morgante s’attache à la structure narrative et à la logique de L’Astrée, qui se nourrissent de « variations et de convergences » : implication des relations amoureuses, imbrication des situations, déplacements, parallélismes, oppositions ─ par le truchement notamment de l’oxymore ─ et variations…autant de procédés qui réalisent dans l’œuvre la « coincidentia oppositorum2 » et « concrétise[nt] […] l’idée de la diversité du réel », principes mêmes qui réduisent la diversité « en unité ».

6Stéphane Macé met en lumière la parenté des poésies de L’Astrée avec le style pétrarquiste du Canzioniere. Après une méticuleuse analyse des formes poétiques ─ particulièrement celle du sonnet ─ insérées dans le roman, le critique conclut que « dans sa pratique du sonnet, Urfé reste donc un homme du XVIe siècle ». Chemin faisant, c’est à d’autres formes poétiques que S. Macé s’arrête, à des formes marquées du sceau de l’italianité : le madrigal, les stances, la complainte, la villanelle, « la forme du poème d’écho ». L’utilisation de ce dernier montre l’attachement de l’auteur à l’Italie, mais aussi son adaptation au goût moderne de son temps ─ que d’aucuns qualifieront de « baroque ». Enfin, avec d’infinies précautions, le critique insiste efficacement sur le rôle de la lecture de l’œuvre de Pétrarque que pouvaient avoir les auteurs du XVIe siècle. Il y voit une « continuité, dont Urfé saura exploiter les virtualités dans sa propre pratique de l’hybridation générique ».

7Le rire et le comique s’invitent dans L’Astrée. Après un détour définitionnel sur la notion de rire ─ dans une visée ouvertement historienne ─, Tatiana Kozhanova se propose de réfléchir non pas au rire « graveleux » et burlesque, ni même au rire moralisant des satires, mais à « cet honnête rire » proche de l’eutrapelia aristotélicienne, c’est-à-dire la plaisanterie (« comme ingénieuse pensée » et « comme une agréable narration d’un fait »). Dans une ultime perspective, elle rapproche l’idée de plaisanteries (le pluriel est ici important) et celle des tromperies.

8Partant d’une citation de Gérard Genette, préfacier privilégié de L’Astrée dans l’édition 10/18, Louise K. Horowitz, sur le mode de l’analyse structuraliste voire psychanalytique, se penche sur la notion « d’hybridité » en tant que point de rencontre entre « l’ancien et le moderne ». L’hybridation réside au cœur du roman ─ voir le couple Alexis/Céladon « meslez ensemble » ─ où l’auteur joue avec les pronoms afin de travestir Céladon en l’amalgamant à l’image d’une femme. Ce « meslez ensemble » est donc ce qui détermine à la fois le contenu (le lieu arcadique) et la forme de L’Astrée (« texte liminal »), car l’œuvre « propose la genèse de la transformation de la poésie en prose ».

9Églal Henein analyse « l’obsession » de l’auteur du XVIIe siècle pour la Diana de Montemayor non pas pour leurs convergences, mais plutôt pour « les divergences » qui ont fait d’Urfé un « homo narrator ». C’est par des métamorphoses et des transformations du texte espagnol, dans une sorte de vision en miroir (tantôt grossissant, tantôt déformant), que le monde de L’Astrée se construit et évolue.

10Si le jeu des miroirs a été mis en exergue précédemment, Marta Teixeira Anacleto reprend, dans son analyse, l’image du « roman-miroir ». En effet, la Diana de Montemayor et L’Astrée d’Urfé3 sont devenus « des textes d’après ou des suites, des adaptations », créant ainsi une chronologie « subvertie ». Dans les nombreuses adaptations, l’on (re)trouve L’Astrée comme « un lieu de mémoires », non plus le roman lui-même, mais uniquement « son avènement fragmentaire ».

11Le miroir est au centre de l’article de Jean-Yves Vialleton. Retraçant l’histoire de l’objet depuis l’Antiquité jusqu’au crépuscule du XVIe siècle, le critique montre que l’ornement du miroir fonctionne comme un emblème de L’Astrée, dont l’unité réside dans « la beauté et l’amour ». Il réaliserait in fine la concordia discors des opposés évoluant dans l’œuvre d’Honoré d’Urfé.

12Ainsi se termine la première partie du recueil, riche en découvertes. Mais on n’en reste pas là et Honoré d’Urfé ne va pas cesser de nous surprendre grâce à cette deuxième étape dans laquelle nous abordons les « savoirs et usages du roman ».

13Ann Moss s’intéresse aux guillemets « en forme de double-diplé » inscrits dans les marges, qui passent souvent inaperçus. Les réinsérant dans la tradition littéraire du XVIIe siècle et dans celle des recueils de lieux communs4, elle montre que ces signes sont « étroitement lié[s] aux modes de lecture » de l’époque. Ainsi les passages marqués par cette ponctuation révèlent-ils de sujets moraux. L’originalité de ce relevé de lieux communs réside dans le fait qu’Urfé ne les réutilise pas tels quels. Il les tourne, avec dextérité, en les entremêlant à l’intrigue et aux propos échangés. Ces loci communes ne sont plus, sous sa plume, univoques, mais d’« une ironie savoureuse ». Le roman n’est dès lors plus imitation verbale, mais expressivité toute nouvelle.

14Alors que, dans ses Épistres morales, Honoré d’Urfé est soucieux de partager ses savoirs avec Agathon, son ami ─ qui se doit d’avoir les mêmes ─, il joue au jeu de « la feinte ignorance » dans son roman. Aussi Kathleen Wine veut-elle rapprocher les deux œuvres en montrant qu’Urfé transforme ses propres connaissances savantes, celles des Épistres, pour servir et nourrir l’intrigue de L’Astrée. « En ce sens, écrit-elle, […] c’est Honoré d’Urfé qui autorise la sagesse ancienne qu’il transmet ».

15Cette sagesse ancienne trouve un écho dans l’article de Jean-Brice Rolland. L’Astrée est-il un roman néoplatonicien ou un roman du néoplatonisme ? Quoi qu’il en soit, il ne semble pas être une défense de cette pensée, mais son analyse ; ni même sa quête, mais plutôt une enquête. Urfé dépeint l’usage de ce principe philosophique que l’homme ─ et non plus l’érudit ─ fait dans son monde. L’Astrée n’est pas le lieu des palabres théoriques, mais plutôt un roman dans lequel les personnages se servent des préceptes philosophiques pour « penser et exprimer leurs propres sentiments », en asseyant « leurs propres opinions », d’où résulte des jugements contradictoires.

16Parmi les modèles religieux qui constituent L’Astrée, un n’a pas encore fait l’objet d’étude : celui des mystères antiques5. Frank Greiner se propose donc d’observer le syncrétisme urféen, qui constitue le ciment unitaire de l’œuvre. « Les mystères astréens » cristallisent un ensemble de significations sacrées au cœur même de l’œuvre, tout en gardant une visée chrétienne.

17Le roman est aussi parcouru « de significations politiques ». Jean-Marc Chatelain montre que « la société des bergers » est « fondamentalement informée par une vision politique des relations entre les hommes ». Cette vision n’est pas, d’après lui, « une réalité transposée », mais une « réalité figurée », construite à l’intérieur de la fiction romanesque, par « une philosophie politique classique », elle-même fondée sur la notion d’« honnête amitié ».

18Adossés aux réflexions politico-sociales, les trois derniers articles de cette deuxième partie ─ riches en illustrations et reproductions ─ s’arrêtent un instant sur « le dialogue des arts » qui traverse tout le roman d’Honoré d’Urfé.

19L’histoire d’Astrée sollicite à foison l’imagination visuelle du lecteur. Mais il fallut attendre 1633 pour que s’illustrât le roman, car c’est à cette date que L’Astrée fut promu(e) au digne rang de « poème épique ». Dans une étude « contrastive » de deux séries estampes (celles de 1632-1633 et de 1733), séparées par un siècle, Christophe Martin démontre que cette confrontation, d’un siècle à l’autre, permet de « détecter […] une mutation de l’imaginaire pastoral ». L’on passe progressivement, grâce à L’Astrée, d’un univers de parole et de théâtralité (1633) à un monde de rêverie et de sensualité (1733).

20Prolongeant la réflexion de C. Martin, Mylène Sarant examine de près la reproduction des personnages de L’Astrée dans les arts de la tapisserie. Tout d’abord, les tapisseries narratives (Le désespoir d’Astrée), puis celles à sujet simple qui permettent de lire l’histoire « à l’échelle de la série », enfin celles à portraits, qui devaient plaire à la clientèle des liciers (comme ces deux tentures sorties des ateliers de Bruges).

21Le dernier art invoqué dans ce triptyque est la musique qui, d’après Anne-Madeleine Goulet, « participe à l’union des arts ». Même si, dernièrement, l’étude de cet art ne s’est faite que sous l’angle de l’insertion des vers dans la prose, il paraît intéressant de dépasser ce cadre en montrant que la musique, dont Urfé connaissait les ressorts ─ apporter une dimension sonore à l’écriture romanesque ─, s’inscrit dans une entreprise de séduction du lecteur en inventant une nouvelle sensibilité à travers une myriade de voix.

22Après les études sur la politique et les arts dans L’Astrée, la troisième partie de ce recueil s’interroge sur les lecteurs contemporains d’Honoré d’Urfé et sur les lectures modernes de L’Astrée.

23Partant d’une observation sur la représentation des jeux dans L’Astrée, Delphine Denis et Françoise Lavocat mettent en exergue le déplacement du caractère agonistique des jeux sportifs dans le débat et les défis langagiers, qui témoignent du déclin de l’allégorie et du modèle épique. Le roman devient lui-même un jeu avec lequel les lecteurs jouent et par lequel il se transfigure à partir du fictionnel. Il est alors facile de se projeter dans cette fiction ou dans les personnages pour dresser son propre portrait, lieu de ces fictions de soi. L’Astrée « permet de figurer un choix de vie modélisé, […] de donner sens à une expérience ressentie comme singulière ».

24Charles Sorel fut un lecteur assidu du roman d’Honoré d’Urfé : tantôt critique convaincu, tantôt admirateur incontesté. C’est cette polarisation qu’Anne-Élisabeth Spica met en lumière, en entrant ainsi dans les textes du premier (La Bibliothèque françoise et De la sonnoissance des bons livres) pour mieux analyser ses prises de position sur le second et sur le genre romanesque en général.

25Pourquoi L’Astrée a-t-il marqué si ouvertement la culture française de la seconde moitié du XVIIe siècle ? Pourquoi ce roman est-il devenu « une référence » ─ on faisait même « des pèlerinages sur les lieux de L’Astrée », ou on le prenait pour modèle d’écriture ─ alors même que l’on jugeait le genre désuet, aux antipodes de « la pratique en vogue ». C’est à ces questions que l’article de Camille Esmein répond, en privilégiant la réception du texte par les auteurs de ce même XVIIe siècle (Boileau, Segrais, Sorel…). Le critique explique que ce sont les changements dans les usages de lecture qui ont engagé un changement du regard porté sur l’œuvre d’Urfé.

26Les dramaturges ont lu L’Astrée, à leur manière. Ils ont tenté de l’adapter au mode représentatif qu’est le théâtre. Mais la tâche ne fut pas des plus simple, relevant à la limite de l’impossible, car le roman « est, et demeure inadaptable ». Aussi Chrystelle Barbillon explore-t-elle cette attirance des adaptateurs (Rayssiguier, Mareschal, Mairet…) pour le roman d’Urfé en montrant que le travail de ces derniers procède davantage de choix, de coupures, de brouillages contenus dans ce texte « qui se donne à lire et à récrire » ou parfois qui « suggère sa propre adaptation ».

27Si le théâtre a su récrire L’Astrée pour créer ses adaptations, d’autres lecteurs sont parvenus à « accéder […] à la volupté de l’écriture6 » : ce sont les conteurs de la fin du XVIIe siècle (Mme d’Aulnoy et Charles Perrault, en premier lieu). S’attachant plus particulièrement à l’épisode d’Alcippe, Twyla Meding montre que les conteurs ont pris le roman d’Honoré d’Urfé comme modèle et l’ont récrit en filigrane dans leur conte par le souvenir plus ou moins prégnant, plus ou moins repris, du pays de L’Astrée dans lequel ils voyaient le merveilleux peuplé de fées, de géants et autres animaux ; ou grâce à l’évocation des « habits pastoraux », nouveaux enjeux économiques, qui connotent « la vertu, aux antipodes de la mode et de la corruption associées à la cour ».

28Dans ce dernier article, Alexandre Gefen offre à la fois une conclusion et une très belle ouverture sur l’avenir de L’Astrée7, non plus roman « normatif », axiologique, mais bien plutôt ce roman des virtualités, ouvert à la pluralité des lecteurs et des lectures. Aussi s’intéresse-t-il à la réception moderne de L’Astrée : de Chateaubriand à Tournier, en passant par Lanson. Les mots sont parfois durs contre l’auteur du XVIIe siècle, à la limite de l’ironie, voire du mépris. Mais le critique ─ et de surcroît les vingt-cinq chercheurs du recueil ─ s’interroge sur les soubresauts d’intérêt dont bénéficient et l’œuvre et l’auteur. Une des premières réponses apportées réside dans cette redécouverte « moderne » du romanesque. L’Astrée offre alors non pas un modèle, mais « des modèles à partager ». Une deuxième idée serait que le roman est conçu « comme une expérience de pensée », un roman qui a « cette aptitude […] à sortir de lui-même » (ibid.). Le critique propose alors de saisir les différentes lectures que l’on peut avoir du roman, en privilégiant, peut-être, cette expérience hypnotique de la lecture. L’Astrée serait alors « un nouveau roman, ludique et impressionniste », ou comme l’écrit si joliment le critique, L’Astrée est « le roman de l’ivresse ».

29S’il est vrai que le roman d’Honoré d’Urfé fait « peur » par sa longueur et par les nombreuses narrations — comme le montre l’article d’A. Gefen —, ces vingt-quatre articles suscitent un nouvel intérêt pour redécouvrir L’Astrée. L’œuvre s’est ouverte petit à petit grâce à la qualité et à la rigueur des contributeurs. Les différentes approches sont riches et novatrices : il est donc temps de rouvrir L’Astrée et de se laisser hypnotiser par les personnages et les lieux, propices à une nouvelle rêverie romanesque.