Territoires épistolaires au Moyen Age
1Sylvie Lefèvre, Introduction – « Je prends votre main dans la mienne »
2Olivier Guyotjeannin, Lettre ou titre ? Le modèle épistolaire dans les chancelleries médiévales
3Agathe Sultan, Les silences du Voir Dit dans le manuscrit Pm, ou le mystère dans les lettres
4Marie-Laure Savoye, « A la fin de cest livre », je vous salue Marie
5Luca Barbieri, Les Héroïdes d’Ovide en langue d’oïl et les correspondances amoureuses dans la littérature courtoise
6Dominique Demartini, Le Tristan en prose : la lettre à l’épreuve du roman
7Sabina Marinetti, Il salut d’amor [cet article est en italien]
8Estelle Doudet, La relation épistolaire chez les Grands Rhétoriqueurs : une autre voie vers la Renaissance ?
9Ce recueil de sept articles rassemble les travaux présentés à l’occasion des journées d’études des 10 et 11 octobre 2003, organisées à l’École Normale Supérieure de Paris par Sylvie Lefèvre. Il entend contribuer à remédier à un oubli critique : la lettre dans la littérature romane du Moyen Âge. À l’exception peut-être de la correspondance d’Héloïse et Abélard – qui continue d’alimenter les débats1 –, l’épistolaire au Moyen Âge fait figure de parent pauvre dans le champ des études médiévistes, comme dans celui de l’histoire des genres, les critiques lui préférant les correspondances de l’âge classique ou encore les correspondances d’écrivains des xixe et xxe siècles.
10Pourtant il s’écrivait bien des lettres au Moyen Âge. Certains corpus ont évidemment été étudiés, mais soit il s’agissait de corpus épistolaires latins2 ou de traités d’artes dictaminis, soit les textes en langue romane faisaient l’objet d’une recherche en authenticité et en paternité. Il fallait avant tout déterminer si les lettres retrouvées étaient des documents ou des romans. Comme le montre Sylvie Lefèvre dans son introduction, « ce sont les lettres insérées dans des textes qui ont le plus facilement et le plus longtemps passé pour des textes documentaires ». Elle prend pour exemple de cette « pratique authentifiante » de la critique, le Voir Dit de Guillaume de Machaut lu, notamment au xixe siècle, comme le récit d’une aventure réelle du poète. « La lettre, document facilement falsifiable, peut être soumise au soupçon ». Deux écoles critiques se disputent sur cette question, notamment sur deux grands textes, la correspondance d’Héloïse et Abélard et les Epistolae duorum amantium : « une école laïque, bourgeoise pour qui esthétique et érotique sont des valeurs » et une « école ecclésiastique et monastique tout animée par la morale ».
11Ce recueil opère donc un pas de côté et c’est volontairement qu’il abandonne la question de l’authenticité comme point central de réflexion, au profit d’une étude des textes comme ensembles signifiants ayant une construction particulière, d’une étude des formes et de leur évolution dans le temps. « Dès qu’elle est insérée dans un texte, recueillie en une correspondance, la lettre fait donc partie d’un projet et doit être lue en fonction de ce dernier3. »
12Olivier Guyotjeannin s’intéresse aux actes de chancellerie et montre un double mouvement d’influence et son va-et-vient permanent dans l’évolution des formes au Moyen Âge : d’une part une « diplomatisation » des lettres et d’autre part une « épistolarisation » des actes. Son article s’efforce de dresser un panorama historique des pratiques d’écriture diplomatique - c'est-à-dire « des écrits conçus, diffusés, puis conservés pour régler le fonctionnement concret de la société, en application de ses normes juridiques » -, tout en montrant ce que les critères distinctifs peuvent avoir de fragiles et de réversibles. Les frontières ne sont jamais tout à fait étanches entre actes, lettres missives, mandements etc. Les actes prennent la forme de lettres. « De l’Antiquité romaine, il semble bien que le haut Moyen Âge a hérité un modèle exclusivement épistolaire ». Puis, une des inventions du haut Moyen Âge fut l’apparition d’actes qui s’affranchissent du modèle épistolaire. Les « privilèges », où la parole du roi devient non adressée, ou encore les actes « privés » tels que constats et procès-verbaux en témoignent. Dans un troisième temps, le xiie siècle « rouvre dans la production diplomatique un vaste champ aux expérimentations épistolaires alors en vogue ». En sens inverse, au siècle suivant, on observe la progression de la formalisation diplomatique qui éloigne les lettres patentes du modèle épistolaire. L’auteur de l’article s’arrête ensuite un peu plus longuement sur l’invention de la lettre « De par le Roy », - vraie lettre mais aussi « pur produit de la culture de chancellerie », mise au point au xive siècle-, avant de développer les distinctions et ressemblances entre lettres « de par le roy » et lettres missives et d’évoquer un dernier sous-genre qui se développe au xve siècle : les formulaires, ancêtres des Secrétaires de l’âge classique, nombreux pour les lettres patentes, plus rares pour les lettres closes. Ce nouveau genre inaugure « un nouvel art épistolaire de gouverner ». C’est avant tout le continuum dans l’éventail des pratiques d’écriture diplomatique tout au long du Moyen Âge qui est mis en lumière dans cet article.
13Agathe Sultan s’est penchée sur un des quatre manuscrits du Voir Dit de Guillaume de Machaut pour en étudier les variantes, révélatrices d’un changement dans les mentalités (nouvelle conception de l’amour et nouvelles règles épistolaires). Elle retrace tout d’abord l’histoire éditoriale complexe du Voir Dit et dresse le bilan critique d’un texte qu’on a voulu lire comme les « aveux complets d’un ‘vieux poète’ retraçant avec une sincérité sans faille sa dernière aventure amoureuse ». « Récriture silencieuse » d’un copiste, le manuscrit Pm date d’une cinquantaine d’années après la mort de Guillaume de Machaut. Y sont amputées presque toutes les lettres de la correspondance amoureuse, ainsi que la musique. Les noms propres ont disparu, de même qu’un certain nombre de détails, notamment ceux concernant le corps des deux amants (amoindrissement du lexique physique). Pour Agathe Sultan, « cet infléchissement vers l’abstraction » témoigne d’une nouvelle conception de l’amour dans laquelle l’attitude de la dame envers son amant se durçit, mais aussi d’une nouvelle conception de la prose, tournée vers la valorisation de la brièveté. Le copiste aurait donc adapté le manuscrit aux nouveaux goûts de son temps, en proposant d’une part « une sorte de moralisation de l’intrigue amoureuse », d’autre part « un traité d’épistolographie en acte », la lettre s’affranchissant peu à peu des canons d’écriture du roman.
14Marie-Laure Savoye travaille pour sa part sur les Miracles de Nostre Dame de Gautier de Coincy, texte rédigé au tournant des années 1220 et qui mélange pièces lyriques, narratives et didactiques. L’article porte plus précisément sur les Saluts Nostre Dame, textes de clôtures de l’oeuvre. Comparant les différents manuscrits, dix-sept en tout, Marie-Laure Savoye montre « les hésitations des copistes face au cycle des Saluts Nostre Dame ». Un point commun cependant réside dans l’absence de marque de séparation forte entre les deux saluts, le lyrique et le non-lyrique, qu’il faut donc considérer comme un ensemble à l’intérieur de l’oeuvre. Ces textes en langue romane ne sont pas un « simple remède à l’incapacité de nombreux fidèles à réciter le latin », ils répondent à des « fins à la fois convergentes et différentes : l’appel à la prière, sa glose et son chant ». Au sein d’un texte hybride au statut problématique, les pièces finales constituent donc à la fois un envoi du livre et une ultime salutation mariale. À l’issue d’une analyse minutieuse et maîtrisée, Marie-Laure Savoye interroge le rôle de ces pièces liminaires dans l’économie générale de l’œuvre de Gautier de Coinci, qui ne se résument pas à une simple « lettre dédicatoire à Marie » : « au seuil des Saluts, Gautier se présente comme le porte-parole de la Vierge auprès des hommes. Ces quinze quatrains, mode d’emploi de la salutation angélique, et salut à la communauté des fidèles de la Vierge n’ont pas qu’un effet dilatoire avant la paraphrase ». « Le but du cycle est que d’une communauté ecclesiale réunie devant sa Sainte, celle-ci présente au cœur du groupe, puisse s’élever le chant liturgique, détaché en sa brièveté et en sa perfection en fin de volume ». Ces pièces « au-delà de l’épilogue, Sermon et Saluts Nostre Dame, conduisent en un lent crescendo vers le chant collectif ».
15L’article de Luca Barbieri répond à une double ambition : présentation d’un corpus peu connu, un « volgarizzamento » français de treize épîtres ovidiennes, écrit vers la fin du xiiie ou le début du xive siècle ; à une plus grande échelle, réévaluation de l’influence des Héroïdes d’Ovide en langue d’oïl sur les correspondances amoureuses dans la littérature courtoise. Les treize textes en question sont intercalés dans la mise en prose du Roman de Troie, elle-même sous-section d’un ouvrage plus vaste, l’Histoire ancienne jusqu’à César, ouvrage relatant « à travers le parcours Troie-Énée-Rome-Italie » la translatio imperii. L’auteur de l’article établit le stemma du texte à partir des nombreux manuscrits disponibles qu’il décrit minutieusement, analysant chaque fois les variantes. Puis, à partir de microlectures et de quelques études de cas patents d’erreur d’interprétation, il montre le premier volet du rapport entre Ovide et la littérature courtoise : certaines modifications du texte d’Ovide proviennent d’ « une sorte de court-circuit déclenché par quelques thèmes courtois récurrents ». D’un coup de force des traducteurs en somme, qui transforment Ovide en troubadour, pour le dire vite. Vient ensuite le second volet de la démonstration : « les Héroïdes ovidiennes constituent le point de référence fondamental et incontournable pour toute écriture épistolaire ». En témoigne notamment la seule épître de La Mort le roi Artu (vers 1230), billet écrit par la dame d’Escalot, morte par amour pour Lancelot, aux chevaliers de la Table Ronde, exemple d’amour fou tout ovidien. D’autres exemples tirés du Roman de Tristan en prose (composé après 1240), du Livre d’Enanchet (milieu du xiiie siècle) ou encore d’ Ysaÿe le Triste (fin du xive siècle) viennent à l’appui de la démonstration. Cet article se veut aussi programme, puisqu’il signale des terres à défricher, des textes à mettre en rapport.
16Dominique Demartini s’intéresse au Tristan en prose (début xiiie siècle4), première somme romanesque à insérer une véritable correspondance et non plus seulement des lettres isolées. Cette innovation témoigne d’un changement de statut de la lettre, en voie d’autonomisation. Jusqu’ici la lettre était instrument d’intrigue ; elle devient morceau d’éloquence, moteur d’intrigue, miroir des styles et des formes du roman. Pour sa démonstration, l’auteur de l’article commence par évoquer trois lettres insérées dans des romans antérieurs : lettre de Lavine à Eneas dans l’Eneas, de Tristan à Marc chez Béroul, de la demoiselle d’Escalot déjà évoquée dans l’article précédent. Ces trois lettres ont des fonctions informatives et dramatiques : séduire, convaincre ou dénoncer. Elles sont fortement mises en scène. Dans le Tristan en prose en revanche, la lettre s’affranchit de ses conditions d’envoi, de sa lecture, de son destinateur pour devenir véritable substitut du corps de l’absent. Mais pas seulement. Elle devient également un objet esthétique, qui suscite des jugements critiques. Si les lettres du Tristan respectent peu ou prou les préceptes énoncés dans l’ars dictaminis médiéval, elles savent aussi jouer des codes, s’adapter au genre romanesque. Par exemple, l’absence de salut dans une lettre d’Iseut à Tristan témoigne de l’urgence à parler d’un personnage romanesque auquel on veut donner une cohérence psychologique et ce faisant, la lettre n’obéit pas à l’obligation du salut, énoncée dans les règles de l’art épistolaire. Autres innovations du roman : les lettres interceptées et les « lecteurs indiscrets », comme les appelait Jean Rousset5. La lettre lue par plusieurs est donc interprétée par plusieurs. Il y a plus : elle se fait « mise en abyme de l’écriture romanesque ». C’est le dernier point que développe Dominique Demartini. « Pas seulement parce qu’elle propose une mise en scène du geste d’écrire qui rejoint celui du prosateur ; pas seulement non plus parce qu’elle est le brief, l’écrit minuscule dans lequel se mire l’immense écrit qu’est le Tristan mais parce qu’elle est elle-même un genre hybride, au croisement de différentes esthétiques ». « Elle réfléchit la pluralité du projet poétique du Tristan. »
17Sabina Marinetti « dessine la physionomie des saluts de langue d’oc et révèle les rapports étroits de certaines pièces avec la poésie médio-latine d’un Matthieu de Vendôme ou d’un Baudri de Bourgueil » (Sylvie Lefèvre dans son introduction6)
18Estelle Doudet étudie la relation épistolaire chez les Grands Rhétoriqueurs, de 1460 à 1540. Avec ce dernier article, nous voici arrivés au seuil d’une période plus étudiée, plus familière aussi, celle des échanges humanistes, en latin, mais aussi en langue vernaculaire. L’article revient sur le rôle central joué par Étienne Pasquier à la fin du xvie siècle dans l’introduction, en français, de l’art de la correspondance familière, pour signaler un oubli critique : à force de souligner la rupture introduite par Étienne Pasquier, on a négligé « l’important corpus des correspondances vernaculaires réalisées avant 1550 ». Cet article vient donc combler un manque, et nuancer une rupture, en grande partie construite par l’histoire littéraire. Sont d’abord évoquées les raisons de ce développement de l’échange épistolaire entre écrivains : développement du réseau postal, évolution du statut de l’écrivain, mode des Familiares de Cicéron, diffusion de Sénèque... Puis les acteurs de cet échange : des « écrivains professionnels attachés à des administrations princières », que Paul Zumthor a nommé les « Grands Rhétoriqueurs ». Souvent associées à une « convention poétique », à l’usage des vers et à la répétition de topoï, ces correspondances reprennent toutes « les mêmes protestations de modestie, les mêmes éloges hyperboliques du correspondant, les mêmes métaphores sur les noms propres des participants ». L’intérêt de cet article est de montrer que cette convention poétique joue un rôle dans l’affirmation du statut de l’écrivain ; par l’éloge, l’auctoritas se transfère peu à peu « du prince révéré au collègue admiré ». « La lettre de Rhétoriqueur n’est pas échange de nouvelles. Elle vise à la sacralisation de l’acte d’écrire et à la circulation du “bruit“, de la gloire et du nouveau prestige dont jouissent les poètes au tournant des xve et xvie siècles. » La production des Grands Rhétoriqueurs doit donc être réévaluée à la lumière de deux apports majeurs : autonomisation du genre épistolaire qui devient pratique littéraire à part entière et affirmation d’un nouveau statut de l’auteur en langue vernaculaire.
19À l’issue de ce parcours toujours rigoureux et précis - difficile d’accès pour des non-spécialistes cependant-, le lecteur aura un bon aperçu de l’éventail des pratiques épistolaires au Moyen Âge, de la lettre diplomatique à la lettre d’amour ovidienne. Il pourra mesurer le chemin parcouru par la lettre dans l’histoire littéraire : inscription progressive dans le champ de la littérature en langue romane, au point de participer à sa constitution ; autonomisation et prise de distance par rapport aux autres genres. Ce recueil offre aussi un panorama des méthodes du critique médiéviste. Toute étude sur le Moyen Âge n’est pas seulement une école de prudence et de modestie, elle peut aussi être une invitation à tester la validité de propositions théoriques contemporaines, à affiner les outils critiques disponibles, à réévaluer les évidences de l’histoire littéraire. Enfin, un certain nombre d’articles signale avec enthousiasme l’étendue de ce qu’il reste à étudier, les terres encore en friche de la littérature en langue romane.