L’épopée au XIXème siècle : entre la vie et la mort
1Résultat d’un projet collectif de recherches sur la mort et la résurgence de l’épopée entre les XIXème et XXème siècles au CRLMC de l’Université de Clermont-Ferrand, Déclin et confins de l’épopée au XIXème siècle est le premier ouvrage d’une trilogie annoncée par Saulo Neiva1. Héritier des dernières réflexions de Jean Derive, Florence Goyet, Judith Labarthe-Postel, Daniel Madelénat et Claude Millet2 sur le genre épique et l’épopée au XIXème siècle, cet ouvrage ne se propose pas d’analyser simplement les manifestations de l’épopée dans la littérature française du XIXème siècle, mais surtout d’examiner l’inadéquation de l’épopée à l’esthétique de la modernité selon trois axes majeurs : les liens entre l’épopée et les genres littéraires en envisageant l’hybridation de l’épopée, la remise en cause du genre épique ou son usure face à la modernité, et les quelques survivances de l’épopée au XIXème siècle. Il adopte une perspective synchronique, interdisciplinaire (littérature et littérature de jeunesse, opéra, philosophie de l’histoire), « comparée » (Chateaubriand, Janin, Barbey d’Aurevilly, Leconte de Lisle, Whitman, Poe, Ribeiro, Van Hasselt…), générique, théorique et monographique, dont les enjeux sont esthétiques, historiques et idéologiques.
2Définie comme un « poème de longue haleine sur un sujet héroïque », l’épopée se présente comme l’« une des trois grandes formes de poésie » à caractère essentiellement « narratif » selon le Grand Dictionnaire Universel du XIXème siècle. Faisant référence à la distinction des genres par Aristote dans sa Poétique (lyrique, épique, dramatique), Pierre Larousse cite l’Ahasvérus (1833) d’Edgar Quinet comme la dernière grande œuvre épique du XIXème siècle, à l’exception des Poèmes antiques et Poèmes barbares de Leconte de Lisle : « Depuis, nulle grande œuvre épique n’a été tentée ; seul M. Leconte de Lisle, dans ses Poèmes antiques et dans ses Poèmes barbares, a donné d’admirables fragments d’épopées »3. Banville y ajoute, quant à lui, La Légende des Siècles dans son Petit Traité de Poésie française (1872), songeant aux « Petites Épopées » de la première série : « C’est ce qu’a fait dans La Légende des siècles Victor Hugo, parcourant, des âges bibliques à l’époque moderne, toutes les religions et toutes les civilisations, se mettant toujours non à son point de vue, mais à celui des héros qu’il ressuscite »4.
3Pourtant, il semble que l’épopée entretienne des rapports contigus avec d’autres genres littéraires dès le début du XIXème siècle remettant ainsi en cause « la pureté des genres » (Campos5) amorcée par Victor Hugo6, et s’inscrivant dès lors dans la mouvance du poème hybride qui atteint son apogée dans la seconde moitié du XIXème siècle. Dans un article remarquable intitulé « Les larmes de l’épopée », Claude Millet insiste d’emblée sur une des ambitions du Romantisme : créer un « drame épique » (Jocelyn) né de l’hybridation de l’épique et du dramatique, qui se polariserait sur les émotions du lecteur. À l’exaltation euphorique de la gloire des héros se substitue alors la déploration des victimes toute en empathie. Il s’agit bien d’appeler à une révolution du genre épique par le pathétique comme l’indique Chateaubriand dans ses Martyrs : il faut que « l’épopée pleure » ! Le dénouement tragique, le choix des héros « sans gloire » (déliés de la sphère du pouvoir) et le sujet épique traditionnel de la guerre viennent ainsi, selon l’auteure, défendre les opprimés et les victimes à l’image de « L’Enfant » des Orientales de Hugo (« Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil./ […] Ah ! Pauvre enfant, pieds nus sur les rocs anguleux ! »7). Cette pitié permet aussi d’instaurer une épopée humanitaire qui appelle la démocratie et la fin de la tyrannie. La tonalité de certains poèmes des Orientales et de La Légende des siècles ne sont, en ce sens, pas sans annoncer les Idylles prussiennes de Banville et « Le Dormeur du Val » de Rimbaud qui dénoncent la mort des soldats pendant la guerre de 1870 — références intertextuelles qui auraient pu être envisagées dans cet article.
4Si la redécouverte d’Ossian, cet « Homère celtique »8, ranime les débats sur la poésie épique et les œuvres d’Homère, la publication de chants populaires, expression de l’esprit national, va également permettre la réhabilitation partielle de l’épopée à l’âge romantique comme l’explique Michel Brix dont la précieuse contribution permet d’insister sur les liens entre la muse populaire et l’épopée. Les intellectuels du début du XIXème siècle prennent ainsi plaisir à redécouvrir leur patrimoine dédaigné, les traditions populaires et les épopées médiévales, la littérature enfantine se tournant elle aussi vers l’épopée médiévale (Magali Lachaud). À la même époque, la dramatisation épique est également présente dans le roman créole autour du témoignage de l’histoire coloniale (Outre-mer de Louis Maynard de Quielhe, Les Créoles ou la vie aux Antilles de Jules Levilloux). L’épopée et le roman s’y combattent en se mettant au service d’idéaux antithétiques : l’un prônant fidélité à l’identité créole, l’autre se rapprochant des modèles occidentaux. Le roman créole prend ici le parti de l’Histoire, conservant en cela des bribes d’épopée ainsi que le souligne avec force Chantal Maignan-Claverie. Certains auteurs se plaisent même à réécrire l’épopée en reprenant nombre de procédés anachroniques à l’image de l’opéra du début du XIXème siècle dont les spectacles s’inspirent vivement du modèle versaillais (Lully et Quinault) : thèmes mythologiques, allégorie, omniprésence de la figure de l’empereur, merveilleux épique, rhétorique de l’épopée lyrique… L’Inauguration du Temple de la Victoire de Lesueur ou La Vestale de Jouy et Spontini subissent ainsi la pression de la censure napoléonienne qui place la réécriture épique au service du « roi ». Cette épopée lyrique sera cependant vite passée de mode dès 1815, « victime de son incapacité à se renouveler, à intégrer les évolutions musicales, esthétiques et sociales » comme l’expliquent brillamment David Chaillou et Benjamin Pintiaux9.
5À l’étranger, d’autres poètes comme Walt Whitman et Edgar Poe refusent, quant à eux, le genre codifié de l’épopée qu’il s’agisse de sa longueur ou de son archaïsme, ainsi que le démontrent Delphine Rumeau, Saulo Cunha de Serpa Brandão, José Wanderson Lima Torres et Anne Garrait-Bourrier. En effet, Walt Whitman désire fermement réaliser son projet poétique qu’il définit comme « an epic of Democracy » (« Préface », Leaves of grass, 1872), en proposant une épopée du futur qui transformerait le système énonciatif et renouvellerait radicalement le genre épique par nombre de procédés : incipits épiques (« the modern man I sing ») en tête de recueil en inversant l’axe du temps épique (futur, promotion du présent et de l’avenir), mode de l’injonction et syntaxe nominale, dynamisme de l’écriture (catalogue, adjectifs en -ing) pour exprimer la durée élastique du temps… Si elle remet en cause l’esthétique du genre, la poésie de Whitman fait aussi cohabiter l’épithète épique de « chanteur de l’Amérique » et l’élégie du moi dans Leaves of grass. En ce sens, elle s’inscrit également dans ce processus d’hybridation de l’épopée que Saulo Cunha de Serpa Brandão et José Wanderson Lima Torres éclairent par une problématique des genres autour des théories de Croce et de Campos etc. — l’article s’asseyant toutefois trop souvent sur des théories génériques. Considérée comme un genre désuet, pompeux et ennuyeux, l’épopée entraverait également le plaisir de la lecture par sa longueur excessive contrairement au conte qui, pour Edgar Poe, est le genre de l’avenir (« L’Art du conte »)10. Le rayonnement des écrits théoriques de Poe aurait cependant pu être envisagé dans le cadre de cet article, dans la mesure où Baudelaire condamne les longueurs du poème épique – relayé au « rayon des antiquités »11 tout comme « l’École païenne » –, et ce dans ses Notes nouvelles sur Edgar Poe en 1857 (« Voilà évidemment le poème épique condamné »)12. L’absence de problématisation autour des débats de l’époque pose ici problème pour cerner l’attitude ambivalente de la poésie post-romantique face à l’épopée (rejet baudelairien versus exaltation banvillienne et « lecontedelislienne »), tout comme dans l’article sur Leconte de Lisle sur lequel nous reviendrons.
6Après les propos tenus par Victor Hugo sur l’historisation des genres littéraires et la théorie des trois âges dans la Préface de Cromwell, nombre d’écrivains du début du XIXème siècle concluent à la « mort de l’épopée »13. En effet, relatant « une action passée, un événement, qui dans la vaste étendue de ces circonstances et la richesse de ses rapports embrasse tout un monde, la vie d’une nation et l’histoire d’une époque toute entière »14 (Hegel), l’épopée ne semble plus pouvoir rendre compte des aspirations du monde moderne. Ainsi, en 1820, Nodier affirme que « notre littérature est sortie des âges épiques », et Quinet situe « les épopées des jours passés » dans « les limbes des vides souvenirs » en 183715. C’est pourquoi, dans un article très érudit, Cédric Chauvin analyse le mythe ou la « narration étiologique » de la mort de l’épopée à la lumière des philosophies de l’Histoire et des écrits de Vico, Lukács, Hegel et Hölderlin. Selon Vico et Hegel, l’épopée entretiendrait un rapport nécessaire à la barbarie et appartiendrait, de ce fait, au passé révolu de l’histoire de l’humanité. Condamnée historiquement, l’épopée, marquée par le modèle homérique, serait désormais impraticable en ce qu’elle constitue une forme inadaptée à la modernité, même si Hölderlin semble reconnaître que des inflexions épiques sont nécessaires à l’achèvement du poème lyrique. Il s’agit donc de faire le deuil d’un genre ancien, sclérosé, « complètement achevé et même figé »16, désormais fondé sur l’idée de Progrès comme l’annoncent Sainte-Beuve et Lamartine qui insistent respectivement sur l’idée d’« épopée humaine » et d’« épopée humanitaire ». L’article de Jean-Christophe Valtat intitulé « Épopées modernes, épopées mentales : Faust, Peer Gynt, La Tentation de Saint Antoine » — qui complète à ravir les hypothèses de lecture proposées par le précédent article —, revient également sur la théorie hégélienne de l’épopée reprise par Lukács et Bakhtine, selon laquelle l’époque moderne est un « contre-modèle du monde épique ». Cependant, face à la subjectivation des temps modernes, J.-C. Valtat envisage une « épopée mentale » (mental epic) proche de « l’épopée romantique de l’espace intérieur », pour reprendre une notion évoquée par S. Seidel dans Epic Geography : James Joyce’s Odysseus. Pour lui, « l’épopée sera mentale ou ne sera pas ». Née d’une hybridation avec le drame, « l’épopée moderne » présenterait des individus à la psyché instable à l’image du Faust de Goethe et de La Tentation de Saint Antoine de Flaubert qui jouent sur la production d’images mentales. Notons toutefois que l’auteur nuance l’impact de ces drames hybrides par leur caractère quasiment injouable sur scène.
7Certains écrivains du XIXème siècle se livrent également à de longs méta-discours sur l’épopée après la déploration autour de la floraison des épopées en France au XVIIIème siècle à l’image de La Henriade de Voltaire (1728). Ainsi, dans un article intitulé « L’épopée décapitée : Jules Janin critique des Romantiques », Joanna Augustyn met l’accent sur le premier roman de Jules Janin, L’Âne mort et la femme guillotinée. Si l’on ressent parfois des difficultés à suivre le fil conducteur de l’article, on comprend que l’auteure insiste volontairement sur le motif de la décapitation de l’héroïne, Henriette, non pas pour parodier uniquement les excès des romans noirs (Nodier, Cuisin…), mais surtout pour métaphoriser la « décapitation » de l’épopée et de la langue classique par la poésie romantique. La préface revient sur l’histoire littéraire depuis l’imaginaire allégorique de l’épopée — elle parodie à certains égards la préface aux Odes et ballades d’Hugo —, en insistant sur la fascination moderne pour le détail. Contre-exemple du « supposé “mensonge” épique » ou des « allégories mensongères d’un Homère aveugle »17, L’Âne mort évoque un genre « qui présente le détail psychologique avec une exactitude jusqu’alors inconnue, exemplifié à l’époque par Le Dernier jour d’un condamné ». Quant à Barbey d’Aurevilly, s’il fait l’apologie du poème épique dans Les Œuvres et les hommes, il n’en jette pas moins l’anathème sur les parnassiens présentés comme les « poètes de la niellure » — poésie du bijou et du caillou qui participe des vices de la poésie moderne —, et qui pratiquent l’épopée à l’image des Poèmes antiques de Leconte de Lisle. Cette apparente « ambivalence » pousse ainsi Mathilde Bertrand à analyser les traits communs entre Un prêtre marié et l’épopée religieuse et humanitaire rêvée par les poètes romantiques, selon les termes de Léon Cellier18. L’auteure met ici très clairement en lumière la manière dont Un prêtre marié reprend l’idée d’épopée religieuse tout en la travestissant : en éliminant toute issue heureuse et optimiste pour Sombreval, le roman catholique aurevillien « tourne au cauchemar fiévreux »19 et se donne à lire comme l’antithèse de l’épopée romantique qui « croit en l’avenir de l’humanité ».
8L’usure de l’épopée est enfin envisagée à travers la littérature lusophone à l’image du très riche article de Maria Aparecida Ribeiro sur le brésilien José de Alencar. Il s’agit ici d’un nouvel exemple de remise en cause de l’épopée puisque l’auteure aborde cinq lettres qu’Alencar publia dans le Diaro de Rio de Janeiro pour pointer les défauts du poème épique A Confederaçao dos Tamoios de Magalhaes.
9Cependant, malgré le caractère obsolète des règles épiques, la littérature du XIXème siècle semble envisager un discours épique en redéfinissant ses modalités à l’image de Chateaubriand qui persiste à considérer le poème épique comme le genre par excellence. Ainsi, dans un article très pertinent intitulé « Le discours de la “modernité” : Les Martyrs de Chateaubriand, utopie du renouveau épique ? », Élodie Saliceto met l’accent sur les enjeux de la préface des Martyrs qui a valeur de métatexte sur l’épopée : « J’ai avancé, dans un premier ouvrage, que la religion chrétienne me paraissait plus favorable que le Paganisme au développement des caractères, et au jeu des passions dans l’Épopée »20. Tout en revendiquant une « modernisation » de l’écriture épique par un renouvellement thématique, Chateaubriand entend faire une œuvre « novatrice et prospective » qui dépasse l’antagonisme traditionnel entre l’antiquité et la modernité. Reposant sur le concept de syncrétisme, son œuvre réfuterait l’idée de la mort de l’épopée et exalterait la possibilité d’une épopée moderne tournée vers la vérité chrétienne. La contribution de Stéphanie Tribouillard vient, à ce titre, compléter la première en insistant sur le soutien du vicomte de Bonald dans un article du Mercure de France (« Du poème épique à l’occasion des Martyrs », 14 mars 1810) après les violentes attaques subies par Les Martyrs — on regrette cependant ici que l’auteure ne mentionne pas les invectives dont l’ouvrage de Chateaubriand fut l’objet. Partisan de l’épopée qui est, selon lui, un « genre vivant et prometteur » en 1810, Bonald envisage le merveilleux chrétien comme l’une de ses composantes essentielles notamment l’intervention des êtres surnaturels tels que les anges. Très critique à l’égard de La Henriade qui comporte, selon lui, trop peu de merveilleux, il fait des Martyrs une « anti-Henriade ». Niant toute hybridation avec le roman qui ne serait que pur « abâtardissement », Bonald fait donc de l’épopée un genre supérieur qui porte en lui une leçon politique et religieuse.
10Quant à l’article érudit d’Arnaud Vareille intitulé « René Ghil et la quête des universelles lois », il montre comment la poésie scientifique de René Ghil renoue, à la fin du XIXème siècle, avec l’épopée sous la forme d’une série de volumes (Dire au mieux ; Dire des Sangs ; Dire de la Loi) regroupés sous le titre Œuvre. Véritable refondation du langage qui célèbre la réconciliation de l’homme avec ses origines, la Nature et les choses, il se situe aux antipodes esthétiques de la fragmentation du texte en micro-épopées d’un Victor Hugo ou d’un Leconte de Lisle. En cela, la démarche inductive de présentation des contributions est très efficace dans cet ouvrage, puisque suit immédiatement un article de Vladimir Kapor sur « Les Épopées intertextuelles de Leconte de Lisle ». Désignées comme des « épopées savantes », les Poèmes antiques et les Poèmes barbares renvoient très clairement à la définition de l’épopée par leur thématique et leur énonciation : « Narrativité (longue), action et thèmes exceptionnels (l’héroïque et le merveilleux) »21. Vladimir Kapor analyse ici de manière scrupuleuse les dispositifs stylistiques formels relatifs à l’épopée dans les deux recueils à la lumière des dernières recherches sur Leconte de Lisle auxquelles viennent s’ajouter les récents travaux de Caroline de Mulder22 que l’auteur ne connaît pas. Les choix rhétoriques du poète tournés vers le style épique, oral et archaïque (épithètes de nature, appositions patronymiques, types de périphrases, parataxes, effets d’énumération et de catalogue, noms propres étrangers…) démontreraient que Leconte de Lisle aurait usé de manière assez « fantaisiste » de plusieurs sources (les intertextes homériques notamment) et aurait utilisé les marques distinctives du style épique pour mimer une posture énonciative propre à la production orale et pour donner volontairement à ses textes un tour archaïque. Cette stratégie se tourne ainsi vers la réception des textes puisqu’il s’agit pour le poète de faire « comme si un autre appartenant à une civilisation lointaine s’adressait à des lecteurs partageant son sociolecte »23. Et V. Kapor de citer avec pertinence D. Maingueneau : « La prétention parnassienne est que l’œuvre surgisse d’un pur ailleurs spatial et temporel »24. C’est pourquoi les parnassiens se sont souvent heurtés à l’incompréhension d’un public « bourgeois » décontenancé par une ornementation pesante qualifiée de « procédé d’intimidation scientifique »25, leur poésie étant tour à tour qualifiée d’érudite ou d’élitiste. Il est fort dommage que l’auteur n’ait, à ce titre, pas suffisamment insisté sur le fossé qui se creuse entre ces productions savantes et le public de l’époque plus friand d’une mythologie carnavalisée à l’image de La Belle Hélène et de l’Orphée aux Enfers d’Offenbach26.
11À l’étranger, certains poètes entendent bien composer une épopée dans le genre de La Légende des siècles d’Hugo ou l’Ahasvérus de Quinet. Tel est le cas du poète belge André Van Hasselt qui publie, en 1867, un grand poème intitulé Les Quatre Incarnations du Christ sur lequel il a travaillé pendant 25 ans. Véritable « poème social » probablement influencé par les idées humanitaires qui émergent dans les années 1848, ce poème retrace l’histoire de l’humanité depuis la venue de Jésus comme l’explique Estrella de la Torre Giménez. Tel est aussi le cas du poète nicaraguayen Ruben Dario (1867-1916) qui compose une séquence d’épopée de 561 vers intitulée Canto épico a las glorias de Chile à une période pendant laquelle le genre épique est très discrédité par Poe, Mallarmé et Baudelaire que Dario connaît par ailleurs. Intitulé « El Canto épico a las glorias de Chile de Ruben Dario, une résistance contre l’âgisme ? », l’article de Bernadette Hidalgo-Bachs montre comment Dario récupère le « mode épique » (Genette) et chante l’héroïsme de l’officier de marine chilien Arturo Prat lors de la bataille navale de Inquique contre le Pérou en 1879, en optant pour nombre d’ingrédients du genre épique (rapports passé/ présent, présent détemporalisé, hypotypose…) qui se mêlent à des éléments hétérogènes, pratique conforme aux propos de Hugo dans la Préface de Cromwell. En hissant le militaire chilien à la hauteur des héros épiques grecs (notamment Achille), ce chant à la gloire du Chili renvoie à une attitude patriotique qui a valeur d’engagement politique ainsi que le démontre brillamment l’auteur. Enfin, dans un article consacré à « L’épopée camonienne dans un siècle dysphorique », Paulo Motta Oliveira se penche sur l’image de Camoes au XIXème siècle chez Garrett et Pessoa notamment, s’autorisant quelques incursions au début du XXème siècle. Perçu comme le grand poète des Lusiades, Camoes est cependant réduit au chantre des gloires passées. Celui-ci doit en effet laisser surgir un « supra-Camoes » qui signifie la renaissance d’un poète épique dont la voix serait à même d’exprimer les valeurs de la modernité à l’image de Mensagem de Pessoa.
12L’excellente postface de Florence Goyet sur « L’épopée comme outil intellectuel » permet, en dernier lieu, de conclure sur les enjeux de l’épopée dans L’Iliade, La Chanson de Roland et un diptyque japonais nommé les Hôgen et Heiji monogatari, même si elle ne respecte pas vraiment la synchronie de cet ouvrage consacré au XIXème siècle. L’épopée « guerrière » utiliserait les structures signifiantes de son récit pour instaurer, en filigrane, un véritable discours politique : « Ce qui apparaît, ce peut être aussi bien le renforcement du pouvoir royal (Roland) que sa limitation drastique (Iliade), ou encore l’invention d’une voie paradoxale vers la liberté (Hôgen et Heiji monogatari) »27.
13De manière générale, ce riche ouvrage apporte une lumière nouvelle sur les causes et les enjeux de l’usure de l’épopée au XIXème siècle avec quelques incursions au début du XXème siècle (René Ghil, Pessoa). La variété du corpus permet également de multiplier les angles d’approche, même si sa cohérence est parfois discutable. Si certaines contributions s’éloignent parfois involontairement de la problématique dans la seconde partie de l’ouvrage, cet ouvrage mérite toute notre attention.