« Toujours suspendu à un “livre à venir”, à un inachevé »
1Les Inachevées est le dernier ouvrage d’Isabelle Miller qui, après des études de lettres et quelques années d'enseignement a travaillé dans l'édition et la presse, puis dans le marketing, avant de se consacrer à l'écriture. Elle a publié plusieurs textes dans des revues universitaires et un récit, les Métaphores de l'auteur, dans la NRF en 1997 ainsi qu’un premier roman en 2003 intitulé le Syndrome de Stendhal. Dans ce premier roman, l’auteur transpose ledit syndrome de Stendhal au sentiment amoureux. Sous couvert d’observations légères, Isabelle Miller interroge « l’amour et ce qu’il en reste lorsqu’on se contente d’y rêver et de le conserver à l’abri de la poussière — comme dans un musée » comme l’indique la note de l’éditeur en quatrième de couverture. En prenant comme point de départ le syndrome de Stendhal, maladie psychosomatique qui provoque des accélérations du rythme cardiaque, des vertiges, des suffocations voire des hallucinations chez certains individus exposés à une surcharge d'œuvres d'art, Isabelle Miller s’intéresse déjà dans son premier roman à la question de l’art et de l’inachèvement : l’amour n’étant pas par essence inachèvement ?
2Et de ce premier roman d’amour — l’auteur a écrit une thèse sur la déclaration d’amour — au parcours d’œuvres inachevées proposé par Isabelle Miller, on pense à Lamiel, ce dernier roman de Stendhal resté inachevé. Ce qui nous est parvenu n’est en effet qu'un projet de roman dont le début est rédigé mais dont la plus grande partie est demeurée sous forme de passages qui ne s'enchaînent pas, ou même de notes.
3Dans les Inachevées, Isabelle Miller a réuni onze cas de créations inaccomplies, appartenant à diverses époques et réunissant l’architecture, la sculpture, la peinture, le cinéma, la littérature, la musique. Toutes sont d’artistes majeurs ; toutes échouent à se terminer mais à chaque fois pour des raisons différentes. Œuvre d’art après œuvre d’art, l’auteur choisit de faire le récit de leur inachèvement. L’auteur déploie un talent de narratrice qui fait de cet ouvrage une mine pour tout lecteur soucieux de parfaire sa culture générale et plus particulièrement d’entrer dans les coulisses de la création d’une œuvre d’art.
4Comme le montre l’auteur dans son introduction et à travers ses différents récits, l’inachèvement, « goût de l’imparfait » pour reprendre le très joli sous-titre de l’ouvrage peut avoir des causes très diverses. Le point commun serait néanmoins qu’une très grande passion créatrice a très souvent été à la source de ces œuvres interrompues.
5Voici les quelques cas d’inachèvements que racontent Isabelle Miller : l’auteur remonte d’abord au début du projet du film Partie de campagne de Jean Renoir et Pierre Braunberger pour expliquer les raisons de son interruption. Cette adaptation au cinéma d’une nouvelle de Maupassant fut avant la guerre l’affaire d’un groupe d’amis réunis autour du réalisateur et tournant à la campagne. Et puis intempéries et querelles de personnes s’en mêlèrent. Renoir laissa tomber avant que toutes les scènes soient tournées. Après la guerre, le producteur Braunberger se projette les fragments existants et constate : « Comme tel, le film est terminé et l’on ne s’en est pas aperçu » ! Les tenants de la Nouvelle Vague en feront un chef-d’œuvre. Après avoir fait un tour du côté de la sculpture avec Les Esclaves de Michel-Ange et du cinéma avec Marylin Monroe, Isabelle Miller se penche sur l’ouvrage de Truman Capote intitulé Prières exaucées. Après le succès de son De sang froid, le romancier Truman Capote s’engage auprès de son éditeur à écrire Prières exaucées avec l’idée obsédante d’égaler Marcel Proust. Il se met donc à un roman où il dénoncera les travers et turpitudes de la société huppée qu’il fréquente. La gestation prend des années. Mais, publiant des parties de l’œuvre dans des magazines, il s’avise de ce qu’il compromet grandement sa réputation mondaine. Il ne peut en supporter autant et Prières exaucées n’arrive pas à son terme. Avant de s’intéresser à l’opéra, l’auteur fait un tour du côté du groupe de rock américain de la fin des années 1960 The Velvet Underground et s’intéresse à un album en particulier, inachevé. D'abord connu des seuls milieux « underground » new-yorkais, The Velvet Underground est l'archétype du groupe dont l'influence n'a cessé de croître après sa séparation, comme Joy Division, ou les Français Taxi Girl et Métal Urbain. Ils sont également une des principales premières influences de David Bowie (avec Bob Dylan entre autres), qui, à ses débuts, chantera des reprises du Velvet dans des clubs. L’opéra à présent : Puccini arrive à la fin de sa vie ; il a un cancer de la gorge. Il commence Turandot sur un motif oriental. Le premier acte est vite bouclé. Mais l’intrigue joue sur une dialectique amoureuse si subtile que le grand musicien ne se satisfait pas de ce que ses librettistes lui proposent. Quand Puccini meurt, tout n’est pas écrit et Toscanini refuse d’interpréter une version « arrangée » par un continuateur. Un cas enfin à implications politiques avec le dôme de Sienne qui s’il ne fut pas vraiment terminé, c’est que la rivalité entre la ville et sa grande rivale, Florence, explique l’auteur à partir des sources qu’elle cite en fin d’ouvrage, était implacable et que les architectes furent poussés à aller d’agrandissement en agrandissement sans jamais conclure. On pourra également noter le chapitre sur le peintre anglais Turner, qui peignait avec un rythme effréné, accumulait des œuvres dont on ne savait trop si elles étaient de simples brouillons ou si elles demandaient encore à connaître une finition. Et ce dernier en vint ainsi à faire d’une insouciance en matière de fini une véritable esthétique. Et puis, cas limite, seuil, il y a le 53 Jours de Georges Perec, chef-d’œuvre provocant de la déconstruction (qu’inspira le nombre de jours qu’a mis Stendhal pour écrire La Chartreuse). Avec son mélange de textes, d’esquisses, de brouillons et de notes, ce « dossier » d’une œuvre à faire est à l’image d’un écrivain désirant ne jamais en finir comme l’écrivait lui-même Pérec dans un article du Figaro du 8 décembre 1978 et que cite Isabelle Miller : « De la succession de mes livres paraît pour moi le sentiment parfois réconfortant, parfois inconfortable (parce que toujours suspendu à un “ livre à venir”, à un inachevé désignant l’indicible vers quoi tend désespérément le désir d’écrire), qu’ils parcourent un chemin, balisent un espace (…). Je ne pourrai jamais saisir précisément cette image (que je me fais de la littérature), qu’elle est pour moi un au-delà de l’écriture, un “pourquoi j’écris” auquel je ne peux répondre qu’en écrivant, différant sans cesse l’instant même où, cessant d’écrire, cette image deviendrait visible, comme un puzzle inexorablement achevé »1.
6Dans son épilogue, l’auteur termine en rappelant ce qui rend pour le lecteur ces œuvres inachevés si fascinantes et attirantes : « (…) Elles (les œuvres inachevées) sont dans l’entre-deux, entre le premier jet et le chef-d’œuvre. Plus que les œuvres achevées, elles révèlent les secrets de la fabrique, ou du moins elles le laissent croire. (…) Pour l’amateur ou le lecteur qui les fréquente, elles sont les lieux ambigus et émouvants qui tiennent à la fois du musée et de l’atelier ». « Œuvres à venir » ou « livre à venir » pour reprendre l’expression de Blanchot, nous poursuivons en secret l’écriture, la création de ces œuvres.