Le théâtre tu
1Théâtre à quatre sous selon Jules Janin ; théâtre en mineur, propose aujourd’hui Ariane Martinez : mais théâtre quand même. L’historien de la pantomime des années 1830, incarnée par le grand Deburau, prévenait ses détracteurs : « ne dédaignons aucune face de l’art »1. À ceux des historiens du théâtre désireux de restreindre leur champ d’investigation au seul « théâtre parlé », Arnaud Rykner avait déjà opposé l’étude du silence comme acteur central d’une « progressive libération du théâtre » du diktat classique du logos2. L’ouvrage d’Ariane Martinez vient donc avec brio combler une lacune, en offrant la première étude synthétique de ce théâtre du geste, qui s’étire de la pantomime fin-de-siècle à la cruauté d’Artaud3. L’auteur démontre d’ailleurs que bien que mineur, ou parce que mineur, le genre de la pantomime s’est trouvé au cœur d’un faisceau d’interrogations qui ont fondamentalement transformé la scène française. Pierrot, qui réapparaît au début des années 1880 après une éclipse d’une vingtaine d’années, prend en effet part aux réflexions qui bouleversent alors le champ dramatique et qui portent sur la mise en scène, l’art de l’acteur, la crise de la représentation ou sur ce que l’on nommera plus tard la crise du drame.
2L’ouvrage articule deux moments historiques autour d’une pliure explicative. La première partie explore ainsi la pantomime noire, volontiers macabre, de la fin du XIXe siècle ; la troisième dissèque l’entre-deux guerres à travers le prisme de ce « mime corporel » cher à Decroux et Barrault. Comment ceci a-t-il tué cela : c’est ce qu’analyse la deuxième partie, centrée sur « l’impasse logocentriste » d’une sémiotique du geste qui finit par nécroser tout un genre.
3Ariane Martinez retrace donc tout d’abord la renaissance de cette pantomime ébranlée par la mort de Deburau puis la destruction du théâtre des Funambules. Une effervescence nouvelle, en partie due au succès de la troupe anglaise des Hanlon Lees saluée par le Tout-Paris littéraire (« Faisons tous des pantomimes ! » s’exclame même Zola en 1879), marque les années 1880. C’est ensuite dans le cadre du Cercle Funambulesque, association d’écrivains, peintres et journalistes, que vont principalement s’épanouir ces pièces muettes mais dotées d’un accompagnement musical objet de tous les soins. Salons privés et scènes marginales (Eden-Théâtre, Folies-Bergère…) conviennent à ce genre impur, né de la Commedia dell’arte et de la Foire, puis nourri de féerie, de danse comme de cirque. Supprimer la parole, c’est bien sûr imposer la présence spectaculaire du corps en scène, dont Ariane Martinez dégage la Trinité décadente : corps féminin dénudé, ancêtre apéritif du strip-tease ; inquiétante étrangeté du corps artificiel, mannequin ou sculpture ; corps spectral d’un Pierrot affrontant de la sorte ses démons intimes. L’auteur démontre par ailleurs très clairement les parallèles patents entre la mise en scène d’un corps pathologique qui fascine, dans les pièces d’un Paul Margueritte4, et la réflexion menée, via l’image d’ailleurs, par Charcot à la Salpêtrière sur les attaques hystériques. Or, l’exhibition confine à l’effacement : « Plus le corps est décrit, écrit, montré, plus il semble échapper, non seulement à celui qui l’observe, le spectateur, mais encore à celui qui est censé l’incarner, l’acteur » (p. 77). Une telle mise en cause de la mimèsis frappe également le geste paradoxal de l’écriture du texte pantomimique. Mots du livret, qui d’eux-mêmes se retireront de la scène : l’équation, complexe, lance les mimographes dans la passionnante quête d’une « poétique de l’indicible et du silence » (p. 41). Selon Ariane Martinez, le livret de pantomime se complaît alors dans la fracture fondamentale qui sépare le discours de l’écrivain du mutisme du mime, en multipliant dialogues ou jeux de mots, qu’il sait intraduisibles sur scène, ou en s’abandonnant à une iconographie envahissante. Tel était déjà le diagnostic de Guy Ducrey au sujet du livret de ballet5. Peut-être pourrait-on réévaluer cette antinomie apparente : l’image, confiée aux Chéret, Morin ou Willette parvient parfois, semble-t-il, à dépasser une telle conception duelle (texte vs image ou livret vs scène) en jouant avec la typographie du texte qu’elle avoisine ou avec sa fonction de prescription au sein d’une relation transesthétique6.
4Là résident la folle ambition et l’amère finitude de la pantomime fin-de-siècle, comme le démontre nettement l’auteur dans le deuxième mouvement de son ouvrage. Comment réconcilier l’arbitraire du signe qui fonde le langage et le rapport analogique qui caractérise le jeu mimique ? L’orientation logocentriste répond, au tout début du XIXe siècle, en « calqu[ant] la structure de la langue sur le geste mimé » (p. 128). Deux théorisations structurent alors le champ. Pour Charles Aubert, auteur de L’Art mimique, le geste l’emporte, comme « langage immédiat, spontané, identique », sur la parole, « moyen purement conventionnel »7. Un tel primitivisme, souvent confus, aboutit paradoxalement, par exemple chez Hacks8, à un étrange compagnonnage, le geste adoptant une « séméïologie » voire une grammaire directement empruntées au signe linguistique et à la phrase. Voilà sclérosées pour quelque temps les potentialités expressives de l’art du geste, puisque tout peut être dit, croit-on, avec « six gestes, trois positions du corps et quatre temps des pieds »9. C’est à une telle illusoire lisibilité que prétendait le mime Séverin (1863-1930), Pierrot marquant du tournant du siècle et adepte d’un espéranto gestuel proche d’un langage pour les sourds-muets, dont on montre l’incompatibilité avec le mime expressif revendiqué par Georges Wague (1874-1964), autre mime célèbre qui devait diriger la première classe de pantomime créée en 1916 au Conservatoire. Enferrée dans de telles querelles, la pantomime peine à se renouveler, contrairement à la danse qu’une Loïe Fuller par exemple déporte avec bonheur du geste vers le mouvement.
5Comme le montre enfin Ariane Martinez dans la troisième partie de son ouvrage, la pantomime comme genre meurt dans les premières années du XXe siècle. Si elle requiert l’attention de quelques-uns des grands praticiens et théoriciens de l’entre-deux guerres, c’est désormais au titre de précieux contrepoint ou de composante intégrée dans un système plus large. La vogue du théâtre japonais, Nô et Kabuki – Sada Yacco subjugue Paris en 1900 – ou celle des ballets suédois, qui influencèrent le Claudel de L’Homme et son désir (1921) par exemple, enrichissent la pantomime d’une réflexion sur le rythme et son essentielle plasticité. Au ralenti japonais va s’opposer la recherche menée par le Futurisme sur le raccourci scénique, notamment grâce au Théâtre de la Pantomime futuriste fondé en 1927. Mais si le décor devient un actant central, fait encore défaut une appréhension novatrice de l’art de l’acteur. L’auteur déplie ici avec soin l’enchaînement (chrono)logique qui prépare l’avènement du mime corporel, qui devait occuper le devant de la scène dans les années 1930-1940. Élève de Copeau, Decroux joint ses efforts à ceux de Jean-Louis Barrault, dès 1931, pour façonner un modèle corporel athlétique, ostensiblement distinct du corps pathologique de la pantomime fin-de-siècle. Les deux compagnons se retrouvent au générique des Enfants du Paradis de Marcel Carné, film qui contribue, avec les déclarations de Decroux opposant diamétralement la pantomime du XIXe au mime corporel, à faire de 1945 « à la fois l’apogée d’une mythologie de la pantomime, et sa déréliction comme forme artistique, celle-ci étant définitivement reléguée dans le passé » (p. 242). Ariane Martinez, qui avait postulé dès son introduction qu’« à travers ses poussées mimiques successives, le théâtre fait advenir l’ère de l’iconosphère dans les arts scéniques » (p. 18) prouve tout le bien-fondé d’une telle hypothèse en analysant les travaux d’Artaud et Vitrac sur la notion d’« image scénique », au cœur de leur expérience commune au Théâtre Alfred Jarry.
6Une nouvelle fois, la pantomime, genre « situé plus près de principes qu’aucun », selon la belle formule de Mallarmé qui accompagne A. Martinez tout au long de son essai, apparaît comme un laboratoire où auront précipité les questions majeures du texte de théâtre et de son actualisation scénique, comme ce maillon indispensable à l’appréhension des recherches dramatiques menées aux XIXe et XXe siècles: elle « s’est infiltrée dans le théâtre en le minorant », conclut l’auteur, « elle a imposé le jeu corporel comme une donnée centrale du spectacle et, dans le même mouvement, elle s’est perdue, progressivement diluée dans l’art majeur qu’elle avait ressourcé » (p. 288). Il y a là du panache.