Narratologie, acte III
1Rassemblées et excellemment présentées par John Pier, les treize contributions de cette Théorie du récit tiennent toutes les promesses d’un titre ambitieux. S’il s’agissait d’abord de donner au public français un panorama des recherches conduites depuis quelques années par l’équipe de narratologues hébergée à l’Université de Hambourg1 et de témoigner « du renouveau de la narratologie depuis la mise en question du structuralisme », mais aussi de la vitalité des échanges entre l’équipe de Hambourg et le Centre de Recherches sur les Arts et le Langage (Cral) du Cnrs2, le volume vient attester des bienfaits proprement théoriques du « tournant narratif » dans les sciences humaines. Comme le signalait J. Pier lors d’une journée de présentation du volume à l’Université de Hambourg3 :
« La prise en compte des contextes socio-culturels des récits, l’adoption de paradigmes nouveaux (la logique des mondes possibles, le cognitivisme, l’intelligence artificielle, etc.) ainsi que l’expansion des corpus au-delà des récits littéraires vers les récits historiographiques, le récit dans la conversation de tous les jours, dans les environnements numériques, etc. — tout a milité en faveur de ce qu’on appelle depuis quelques années la narratologie « post-classique » ou bien les « narratologies » dont on a pu énumérer une bonne trentaine. »
2C’est aussi que la théorie allemande peut revendiquer l’héritage d’une tradition autochtone dans l’analyse du récit : « Discours du récit » de G. Genette (Figures III, 1972) n’a été traduit en allemand qu’en 1994, soit quatorze ans après sa traduction en anglais4. Une première partie du volume est d’ailleurs vouée à évaluer dans une perspective historique certains des concepts et méthodes endogènes de la Erzähltheorie ; la seconde section met en place de nouveaux outils susceptibles de renouveler les « standards » internationaux en analyse du récit, sur des questions pour la plupart familières au public francophone ; la dernière rubrique regroupe quelques études de cas pour illustrer tel ou tel point fondamental de la théorie narrative.
3Diagrammes et typologies, concepts et systèmes, établissement minutieux de présupposés et discussions serrées : le lecteur français retrouvera là dans toute son austère vigueur une « passion de la théorie » quelque peu éteinte dans l’Hexagone — étouffée par le démon de l’érudition ou trop vite congédiée au nom d’un hypothétique « sens commun ». J. Pier l’affirmait sans ambages dans son allocution de Hambourg encore :
« Partisans non des narratologies à double entrée (narratologie postcoloniale, narratologie féministe, etc.), mais connaisseurs avertis des évolutions récentes et moins récentes de la théorie narrative et de leurs différents contextes scientifiques et nationaux, les auteurs des treize contributions offrent au lecteur français un ensemble d’études dont le mérite consiste, entre autres, à fournir à la fois un éclairage nouveau sur narratologie, y compris la narratologie française, et des pistes de réflexion pour une théorie narrative renouvelée. »
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5Il n’y aurait guère de sens à tenter de résumer ici les cinq premiers articles qui œuvrent à une « histoire des concepts narratologiques » — des premières décennies du XXe siècle jusqu’aux années 1990 — et qui se donnent à lire comme de minutieuses synthèses adossées à des bibliographies riches de dizaines de titres pour l’essentiel lisibles seulement en allemand.
6La contribution inaugurale co-signée par Anja Cornils et Wilhelm Schernus se penche sur « Le rapport entre théorie du roman, théorie narrative et narratologie » : si les trois appellations subsistent aujourd’hui encore dans le champ des études théoriques sur le récit (Erzählforschung), c’est que les premières recherches germaniques, datant de la fin du XIXe siècle et des toutes premières décennies du XXe, forment beaucoup plus qu’une « pré-histoire » en regard de la « marche triomphale » du structuralisme des années 1960 et 1970. Les deux auteurs détaillent ici un complexe panorama en distinguant trois périodes : dans la première, qui court jusqu’aux années 1950, la question du récit émerge comme telle dans le cadre plus général d’une théorie du roman ; le besoin d’une approche formelle se fait progressivement jour pour répondre aux apories des classifications thématiques ; sous l’impulsion notamment d’Oskar Walzel et de son élève Käte Friedmann (à qui l’on doit la distinction de principe entre auteur empirique et narrateur), mais aussi de Robert Petsch, de Günther Müller (le premier à formuler la distinction entre « temps du récit » et « temps de l’histoire) ou de Eberhard Lämmert (qui fait de la loi de succession le principe constitutif du récit)5, la recherche allemande se dote de plusieurs modèles de « typologies des formes » narratives. C’est à cette diversité que prétend réagir, au milieu des années 1950, le plus célèbre peut-être des narrologues allemands, Franz K Stanzel, par un ouvrage qui exercera une influence considérable dès sa parution en Allemagne (1955) puis dans les pays anglophones (trad. 1971) mais aujourd’hui encore malheureusement indisponible en français6 : Situations narratives typiques du roman serait né du « refus de toute tentative prescriptive d’assimiler le roman à une forme du récit » — une approche typologique du genre romanesque convertie en une Théorie du récit en 1964. À dater de la fin des années 1950, une évolution se dessine qui conduit « de la théorie narrative (Erzähltheorie) à la narratologie », mais elle coïncide en Allemagne avec un regain d’intérêt pour la « poétique historique du roman » (la Narrativik ou Erzählforschung tente de subsumer réflexion théorique à visée systématique, progressivement élargie à la classe des textes factuels, et recherches à dominante historique). Cette « narratologie II » trouve tardivement son assise dans l’importation des deux essais de G. Genette traduits solidairement sous le titre Die Erzählung (1994) : leur discussion ouvre à la théorie narrative allemande la possibilité d’intégrer la recherche internationale en narratologie. À partir des années 1990, la recherche germanique entre ensuite, avec le reste du monde, dans ce qu’Anja Cornils et Wilhelm Schernus nomment « Narratologie III », que caractérise « l’inclusion des contextes » de production des récits et « l’extension interdisciplinaire ».
7Les deux mêmes auteurs donnent séparément une autre contribution sur les travaux de Stanzel, l’évolution des concepts proposés dès 1955 et plusieurs fois révisés.
8Anja Cornils propose une lecture « à rebours » — à partir des « écrits choisis » de Stanzel recueillis dans Unterwegs. Erzähltheorie für Leser (2002) — du « structuralisme modéré » ou low structuralism du théoricien allemand : une expression forgée dès 1974 par Robert Scholes et popularisée depuis 1981, à toutes fins utiles, par Dorrit Cohn dans son compte rendu de la traduction anglais de Théorie du récit, recension que le théoricien allemand a tenu en retour à faire figurer en appendice de son dernier recueil… Le lecteur français y découvrira le rôle de la controverse engagée par Stanzel dès 1959 avec K. Hamburger sur « le prétérit épique, le discours indirect libre et le présent historique » — débat d’une importance indéniable, tant pour le développement ultérieurs des concepts de Stanzel que pour la seconde édition de Logik der Dichtung (1968) — et une première analyse de l’article de D. Cohn à partir duquel s’établit une « constellation Stanzel-Cohn-Genette » qui forme depuis lors le centre de gravité des débats et recherches internationaux.
9L’article de W. Schernus s’attache aux « Évolutions et modifications de la théorie narrative de Franz K. Stanzel et leurs représentations visuelles », et constitue par là même une utile contribution épistémologique sur le recours aux diagrammes (« cercles typologiques », tableaux et arbres généalogiques — même si l’on doit regretter que les précieux schémas de Stanzel soient ici reproduits sans être traduits…), mais aussi aux exemples dans la théorie littéraire. On y découvre ce que la préférence constamment accordée par Stanzel aux « rosaces » doit aux intuitions de Goethe sur les « formes naturelles de la littérature » (Le Divan, 1819), propositions dont s’étaient déjà inspirés Julius Petersen et Emil Staiger ; l’on y suit surtout les controverses suscitées par Theorie des Erzählens depuis 1979 jusqu’aux critiques décisives de D. Cohn qui suggère une « révision » du cercle typologique, laquelle conduit G. Genette à analyser plus en détail la théorie des « situations narratives » (Nouveau Discours du récit, 1983) pour proposer (le très peu goethéen mais très aristotélicien) tableau des « possibles narratifs » que l’on sait — à six cases, dont une vide7.
10Deux autres contributions viennent encore nourrir cette « histoire des concepts narratologiques », davantage centrées sur les questions d’énonciation narrative.
11Tom Kindt retrace la genèse du concept d’« auteur implicite » (implied author)8 depuis l’article publié par Wayne C. Booth en 1952 et sa reconduction dans Rhetoric of fiction (1961), avant d’examiner quatre décennies des controverses sur une notion prise « entre narratologie et théorie de l’interprétation »9. Le spécialiste allemand montre d’abord comment le concept « représentait un compromis qui permettait à Booth de réaliser un programme rhétorico-éthique dans une période à prédominance fondamentaliste de l’immanence textuelle », en signalant deux « points obscurs » dès l’origine : d’une part, les développements de Booth « ne définissaient pas le rôle de l’auteur implicite au sein de la communication littéraire » ; et d’autre part, « ils ne fournissaient aucune indication d’ordre méthodologique de la fonction de l’auteur implicite d’une œuvre ». Booth a en effet produit deux descriptions difficilement conciliables du rapport entre l’auteur empirique et l’auteur implicite — le second apparaissant tantôt comme une émanation ou si l’on préfère une création délibérée du premier, tantôt comme une inférence produite par le lecteur réel. Alors que son ambiguïté originelle semblait prédestiner le concept « à l’établissement d’une passerelle entre la simple description d’un texte et une interprétation riche en présupposés », il a surtout été mobilisé pour l’interprétation des textes : dans tous les cas où l’idéologie d’une œuvre ne recoupe pas les convictions de son narrateur, comme pour les exemples popularisés par Rhetoric of the fiction sous le nom de « narrations non fiables » (unreliable narrations), la postulation d’un « auteur implicite » offre le code métalinguistique dans lequel traiter du narrateur et de sa narration. On verra ensuite comment des théoriciens aussi différents que Shlomith Rimmon-Kenan ou Seymour Chatman ont progressivement invité à comprendre l’auteur implicite non comme une instance pragmatique (« contrairement au narrateur, l’auteur implicite ne peut rien nous dire ; c’est une instance qui n’a pas de voix ») mais comme un concept sémantique — une construction élaborée à réception, et « le produit d’une négociation entre les domaines intratextuels et extratextuels ». Dans le domaine de la narratologie descriptive, le rejet de la notion d’auteur implicite a été en revanche unanime, comme en témoigne telle sentence de G. Genette dans Nouveau discours du récit (« La narratologie n’a pas à aller au-delà de l’instance narrative, et les instances de l’implied author et de l’implied reader se situent clairement dans cet au-delà ») ou les déclarations de Mieke Bal (pour qui l’auteur implicite n’est jamais que « le résultat d’une enquête sur la signification d’un texte, et non pas la source de cette signification »). C’est l’occasion pour T. Kind d’en appeler à l’établissement d’une ligne de partage toujours plus nette entre la description des textes et leur interprétation — entre poétique et herméneutique donc10 : la faveur dont a joui la notion d’auteur implicite, quarante ans durant et sans préjuger de l’avenir, ne s’explique peut-être que par sa dommageable et néanmoins « remarquable capacité à rendre invisible le passage de la description à l’interprétation »…
12Une dernière contribution historiographique s’attache à la distinction entre « auteur empirique, auteur implicite et Moi lyrique » : Jörg Schönert y donne un commentaire de l’analyse, par lui proposée en 1999, des débats suscités par la confusion des trois concepts — on ne s’étonnera pas voir convoquée au sein d’un volume intitulé Théorie du récit la question du sujet lyrique : nombre des genres de la Lyrik allemande, à commencer par la ballade, sont des genres narratifs (à la première ou à la troisième personne)11 ; les recherches menées sur les relation entre le discours du narrateur et les discours des personnages ne furent pas au demeurant sans conséquence, comme le montre J. Schönert, sur la définition du statut du Moi dans la poésie lyrique, concept distingué du Moi de l’auteur empirique dès 1910 par Margarete Susman mais que le succès rencontré par le concept d’« auteur implicite » a pu un temps éclipser, et que le progrès dans la typologie des modes d’énonciation pourrait un jour évincer.
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14Les articles réunis sous la rubrique « Modèles et concepts » affichent pour leur part d’authentiques propositions théoriques sur des questions générales sans doute plus familières au lecteur français.
15Ainsi de la contribution de Wolf Schmid qui, révisant ici un article paru en 1982, élabore un modèle « constitutionnel » du récit (« La constitution narrative : les événements, l’histoire, le récit, la présentation du récit »). Il suggère d’abord de substituer aux « conceptions dichotomes » canoniques « fable »/« sujet » dans le formalisme russe (Chklovski, Pétrovski & Tomachevski) et « histoire »/« discours » dans le structuralisme français (Todorov), ou aux triades élaborées par Genette (récit, histoire, narration), M. Bal (text, story, fabula) ou K. Stierle (événements, histoire, texte de l’histoire »), un « modèle génératif » à quatre niveaux : trois géno-niveaux (les événements, entendus comme « totalité informe des situations, personnages et actions », l’histoire comme résultat d’une sélection parmi les événements, le récit comme produit de la composition) et un phéno-niveau, seul accessible à l’observation empirique (la présentation du récit) liés entre eux par des opérations de sélection, linéarisation, segmentation, etc. Qu’en est-il de la « perspective » (ou de la focalisation) dans un tel modèle ? Elle n’est pas, contrairement à la thèse semblablement défendue par les tenants des modèles à deux et à trois niveaux, une opération parmi d’autres, mais un produit de toutes les opérations. On lira avec profit, schémas à l’appui, la description proposée des différentes phases du « processus de perspectivation progressive des faits narratifs » (le modèle génératif ne prétendant toutefois nullement « représenter l’acte réel de création », mais plutôt « simuler la genèse idéale, atemporelle, de l’œuvre narrative »), et tout particulièrement les pages consacrées aux opérations de « négation » qui forment les corollaires logiques des opérations de sélection : « c’est seulement sur l’arrière-plan de ce qui n’a pas été sélectionné que se constituent l’identité et le sens de “ce qui a été choisi” ». W. Schmid traite ensuite plus rapidement du niveau proprement sémiotique, où sont à l’œuvre les processus de dénotation et d’indication.
16Prenant acte de la difficulté des narrotologues à définir la narration comme « présentation d’événements », et trouvant un premier appui sur la célèbre distinction proposée par Lessing entre poésie et peinture (Dramaturgie de Hambourg, 1767), Jan Christoph Meister cherche à définir la notion d’événement du double point de vue de la phénoménologie et de la théorie cognitive, au profit d’un conception fonctionnelle de la « narrativité », soit : « de ce que les textes narratifs, à la différence d’autres textes, sont [seuls] à même d’opérer » (« “Narrativité”, “événement” et objectivation de la temporalité »). En distinguant entre l’événement comme structure logique, sa représentation dans le texte et sa transformation cognitive en une construction narrative, l’entreprise, qui forme l’exact pendant du « modèle génératif » de Schmid, vise surtout à proposer un modèle de « la (re)construction des événements narratifs à réception » : « comment une construction événementielle que j’élabore en tant que récepteur à partir du matériau symbolique peut-elle fonctionner comme si elle était l’équivalent de perceptions empiriques, enregistrant des événements réels advenants à des objets réels dans le monde réel ? ». L’article fait ultimement apparaître « l’objectivation de la temporalité » comme trait constitutif de la narrativité.
17Peter Hühn et Jens Kiefer offrent de leur côté une « Approche descriptive de l’intrigue et de la construction de l’intrigue par la théorie des systèmes », en proposant d’intégrer les notions d’intrigue (plot) et de construction de l’intrigue (plotting) telles qu’élaborées par le narratologue américain Peter Brooks (Reading for the Plot, 1984) à la théorie des systèmes développée dans les mêmes années par le sociologue Niklas Luhmann (Soziale Systeme, 1984). Cet effort d’intégration aboutit à la distinction de « deux types fondamentalement différents d’intrigues comme constructions événementielles, selon que le développement des événements est guidé par le protagoniste ou d’autres personnages, ou bien que ce développement possède sa dynamique propre et supra-personnelle ». Dans le premier type, dont relèvent par exemple les detective novels, les romans de chevalerie ou les romans picaresques, l’intrigue répond au schéma succès/échec, selon une progression linéaire déterminée par la capacité du protagoniste à surmonter ou non des obstacles. La théorie des systèmes s’avère, de l’aveu des deux auteurs, d’un plus grand secours dans la description du second type qui se rencontre pour sa part sous deux formes. Dans une première variante, la suite des événements se développe par elle-même, indépendamment d’intentions personnelles, comme un système qui émerge par « auto-poïèse » en se nourrissant des événements qui surgissent (par « hasard », mais aussi bien en fonction des actions et réactions des protagonistes, etc.) — on voit qu’il s’agit là, même si le mot n’est pas prononcé, d’une description possible du conflit tragique (l’exemple se trouve être Roméo et Juliette). Dans la seconde variante du type 2, l’intrigue est organisée comme personal-line plot sur le modèle de la carrière, au sens luhmannien d’un schéma de déroulement biographique, choisissant et intégrant les événements uniquement selon qu’ils touchent positivement ou négativement le développement vers un but visé d’emblée (l’exemple est ici celui du roman de P. Highsmith, The Talentend Mr Ripley).
18Revenant sur l’opposition paradigmatique entre « narration et description », et les apories qui en résultent, Matthias Aumüller conteste l’équivalence couramment admise entre narration et événements d’un côté, description et états de l’autre. Il tente d’abord sans succès de mettre en évidence « le seuil de distinction entre un événement considéré comme décrit et un événement considéré comme raconté ». Il suggère ensuite que le degré de narrativité d’un texte est avant tout déterminé par sa « portée événementielle » (Ereignishaftigkeit, eventfulness). Parmi les mécanismes qui conditionnent cette « portée », il faut compter notamment avec la « granularité » des verbes (le concept est issu des travaux de la linguiste Doris Marszk), c’est-à-dire leur « degré de résolution », la signification des verbes supposant un nombre plus ou moins grand d’actions partielles et faisant plus ou moins appel aux facultés kinésiques et sensori-motrices que d’autres — plus une action désignée par un verbe est concrète et spécifique, plus haute sera la résolution de ce verbe (« se raser » est un verbe à résolution plus haute que « guérir » ou « organiser »). À l’échelle des textes toutefois, ce n’est pas tant l’exactitude objective avec laquelle un verbe actualise un procès qui est décisive pour la narrativité, mais « la dimension de son ancrage kinesthésique et sensomoteur venue se sédimenter dans la signification du verbe ». La fréquence des verbes « à résolution haute » dans cette acception constitue le critère le plus sûr de la narrativité. M. Aumüller fait l’épreuve de la validité du critère en confrontant, à la suite de D. Marszk, trois textes qui traitent de Pierre le Grand : une entrée de dictionnaire, un extrait d’une biographie, un passage du roman historique de Tolstoï.
19L’article de Tatjana Jesch et Malte Stein (« Mise en perspective et focalisation : deux concepts – un aspect ? Tentative d’une différenciation des concepts ») procède à une critique du plus « classique » mais aussi du plus discuté des concepts narratologiques : la focalisation telle que définie par G. Genette, à laquelle les deux auteurs reprochent de mêler deux type de considérations — les perceptions des narrateurs et personnages d’une part, et d’autre part la régulation de l’information narrative dans la communication entre auteur et lecteur. La focalisation se trouve ici définie comme « une rétention provisoire ou définitive de l’information que l’auteur donne au lecteur » ; la « mise en perspective » est pour sa part entendue comme « la présentation d’un état de fait du “point de vue” subjectif d’une instance fictive (narrateur ou personnages), cette “vue” faisant en même temps partie de ce que l’auteur présente au lecteur ». La question « Qui (parmi les instances fictives) perçoit (combien) ? » est à distinguer en toute rigueur de la question « Qu’est-ce que le lecteur peut savoir sur le(s) monde(s) représenté(s) ? ». La différenciation des deux concepts induit logiquement une typologie à quatre cases que viennent illustrer des extraits d’un même texte, La Métamorphose : focalisation par mise en perspective, mise en perspective sans focalisation, focalisation sans mise en perspective, absence de focalisation comme de mise en perspective.
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21La troisième section de ce volume de Théorie du récit rassemble des articles où les concepts narratologiques sont délibérément mis au service de la lecture d’un texte singulier.
22Günter Dammann illustre « le paramètre de la transmission du savoir en narratologie » par des exemples tirés du Tour du monde en 80 jours de Jules Verne : s’intéresser à la « transmission du savoir », ou plus exactement au savoir progressivement construit par le lecteur selon différentes modalités du « tenir pour vrai », c’est (re)mettre au centre de l’analyse narratologique la relation narrateur-lecteur dans sa dynamique processuelle, quand Genette privilégie plutôt la relation narrateur-personnage ; au passage, G. Dammann souligne à bon droit que l’intérêt de la théorie de Genette tient non pas tant dans la triade des focalisations que dans l’étude de ces « altérations » que sont notamment la paralipse et la paralepse ; s’agissant de la première notion, qui désigne, comme on le sait peut-être, une rétention du savoir à l’égard du lecteur — le narrateur donnant « moins d’information qu’il n’est en principe nécessaire » — on doit en effet observer que le procédé ne se conçoit pas à partir de la relation du narrateur à son personnage, mais bien dans une « configuration » entre le narrateur et le lecteur.
23Le cas des unreliable narrations dont il a été question avec Tom Kindt pourrait nourrir des considérations du même ordre, mais aussi l’exemple du skaz, dont traite pour sa part Robert Hodel (« La cohérence textuelle dans le skaz »). Cette forme narrative propre au monde slave — illustrée notamment par Gogol et Leskov, elle a été très tôt instituée en corpus pour les narrotologues à la suite des travaux d’Eikhenbaum et Vonogradov en outre —, accentue l’altérité de la langue employée ou du locuteur lui-même, créant un jeu d’écarts qui mine la cohérence du récit, rendant périlleuse son interprétation et impliquant inévitablement des questions idéologiques, comme le montre R. Hodel en procédant à une analyse de Jalova jesen [Automne stérile, 2000] de l’écrivain serbe Dragoslav Mihailović.
24Klaus Meyer-Minnemann et Sabine Schlickers enfin étudient « Les procédés de mise en abyme et de pseudo-diégèse » dans Beatus Ille d’Antonio Muñoz Molina, souvent considéré (à tort, selon les contributeurs) comme une métafiction historiographique : occasion de réviser partiellement, à l’aide d’un efficace modèle à six niveaux de communication narrative, la typologie proposée par L. Dällenbach dans Le Récit spéculaire (Seuil, 1977), mais aussi d’ouvrir le débat sur le statut et l’interprétation des métafictions.
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26Les travaux présentés dans cette Théorie du récit, qui pour la plupart délivrent la synthèse de très longues recherches, offrent ainsi bien plus qu’une cartographie du projet des narratologues de Hambourg : chacune des contributions vient témoigner à sa façon d’une lecture de la narratologie française, à la fois rigoureuse et soucieuse d’ouvrir de nouvelles perspectives, mais aussi du dynamisme de la narratologie aujourd’hui — dans les pays germanophones et anglophones essentiellement comme en font foi les copieuses bibliographies proposées. Une façon de lever de rideau, pour un public français, sur le troisième acte de l’histoire de la narratologie.