La réponse esthétique
1L’ouvrage de B. Saint Girons, qui se présente en cinq grandes sections suivies d’une bibliographie et d’un index, est le fruit d’une « colère » (p. 174) qui a pour objectif, comme l’indique son titre, de défaire définitivement un préjugé tenace, celui qui confond esthétique et passivité au motif que le matériau d’origine de la première, la sensation, serait l’exact opposé de l’action. Et s’il est vrai que la sensation ordinaire doit être distinguée de la sensation esthétique, c’est parce que celle-ci apparaît sur fond d’abandon volontaire à la contemplation, comprise comme réception du beau, alors que la première n’est qu’une réaction d’impuissance, un réflexe qui, en tant que tel, se situe en deçà de la sphère de l’action. Il n’en demeure pas moins que dans cette perspective la dimension de réflexivité est nécessairement absente de la sensation, quelle qu’elle soit.
2Or ce que le présent ouvrage veut démontrer, c’est que la réponse esthétique est bien un acte au sens plein du terme, une réponse élaborée (et non une simple réception) à ce que l’auteure nomme, en empruntant les termes à Bachelard, la « provocation » du « monde » (p. 20) ; un acte qui se construit certes autour de la sensation, qui en est le matériau fondamental, mais sans que celle-ci submerge le sujet agissant qui entend, au contraire, « sentir [qu’il] sen[t] » (p. 16), et allier ainsi à « l’extrême de la spontanéité […] l’extrême de la réflexivité » (p. 16). L’acte esthétique devient ainsi une épreuve où le sujet en même temps que le monde se refaçonnent, à l’instar du paysage qui émerge de la nature brute, et qui imprime en retour, sur la sensibilité de celui qui le contemple, un nouvel ordre. Comme cet ordre, au demeurant, n’est pas arbitraire, car la contemplation esthétique tend à l’universel en raison de la « mobilisation de toutes [les] facultés et de tout [le] savoir » (p. 32), autrement dit parce qu’un ensemble de valeurs culturelles y affleurent, même indistinctement, il y a donc « une éthique de l’acte esthétique » (p. 33), comprise comme une forme de déontologie, qui se définit comme un principe voulu et préparé d’exposition à l’altérité, et même davantage une éthique dans l’acte esthétique, dans la mesure où celui-ci, par la mobilisation qu’il requiert, « forge un vinculum substantiale » (p. 16) entre les hommes. C’est pourquoi, soutient l’auteure, il y a « une urgence à pratiquer des actes esthétiques […] parce qu’il fortifient la liberté […], l’attention et le respect de l’Autre dans ce qu’il a de plus vivant et de moins prévisible » (p. 37).
3Reste à démontrer pourquoi c’est d’un acte qu’il s’agit et non d’une expérience. Or la raison principale, que B. S. G. formule au terme de son analyse, est que l’expérience manque de finalité, qu’elle procède par accumulation, tandis que l’acte « se fait » (p. 25). On pourrait toutefois objecter que l’expérience comprise au sens scientifique échappe à cette critique, et que la dimension d’ouverture à l’Autre exclut peut-être aussi qu’une fin soit a priori assignée à l’acte esthétique, qui aurait, comme on croit le comprendre, une finalité sans fin. Mais on peut supposer que c’est au fond la dimension éthique que B. S. G. veut mettre en valeur à travers l’idée qu’elle défend qui peut justifier plus solidement le maintien de la notion d’acte contre celle d’expérience.
4Avant d’en venir à la riche section, véritable pivot du livre, consacrée à la « paix du soir », comme exemple de ce que peut être un acte esthétique, il convient pour l’auteure de débouter un autre préjugé, aussi vivace que le premier, celui qui fait de l’esthétique un synonyme du beau. Car c’est d’attention au sensible qu’il s’agit, et non au beau, et, en l’espèce, le « laid […] frappe autant que le beau » (p. 22). Ce préjugé enfin écarté, il devient possible de défendre l’idée que les actes esthétiques ne sont nullement réservés à une élite cultivée — ce que toutefois on admettra un peu plus difficilement précisément à l’aune de l’analyse de la « paix du soir » — et plus encore de celles qui suivront dans les sections suivantes — où la poésie, à la fois la plus profonde et la plus délicate, vient épauler une sensation vécue pour la sublimer.
5Néanmoins, cette section est incontestablement le moment le plus intense de l’ouvrage, en se présentant comme l’analyse phénoménologique d’une sensation esthétique, circonscrite en un moment unique qui paraît s’extraire du flux temporel et où coïncident en un accord fragile la réminiscence de vers poétiques récités (Virgile, Dante, Hölderlin, Ugo Foscolo, Yves Bonnefoy) et la sensation simultanément vécue et réfléchie. Ainsi « la saveur de la paix du soir […] tient[-t-elle] à un mixte de sensation physique et de sensation verbale » (p. 48), ou encore à la façon dont « la poésie » « s’ins[ère] dans la vie » (p. 65).
6Le dessein d’ensemble de la deuxième section — consacrée à la notion d’ « universel d’imagination » empruntée à Vico — paraît moins lisible à première vue. Cela tient d’une part, à ce que l’auteur, Vico, est moins évidemment connu — ce qui, aux yeux de B. S. G. est une forme d’injustice à laquelle elle voudrait remédier, ou parce que, plus probablement, la méthode suivie ici est plus hasardeuse, en ce qu’elle introduit dans la construction du concept d’acte esthétique des éléments empruntés à une fiction philosophique. Toujours est-il que l’on reste plus perplexe face à la démonstration qui articule l’émergence de la pensée à la sensation dépassée via l’imagination — que vient corroborer la référence à Tacite selon laquelle « les hommes imaginent une chose et en même temps ils y croient » (p. 74) —, même si elle paraît évidente pour le sens commun. Or l’enjeu de cette démonstration est pourtant essentiel pour la thèse qui est défendue dans le présent ouvrage, puisque en affirmant que les universels ne sont pas nécessairement « intelligibles et abstraits », mais aussi « imaginables et concrets » (p. 78), il est permis d’accorder à l’acte esthétique d’être davantage qu’un acte isolé, imputable au seul sujet, mais de lui reconnaître cette dimension d’universalité par laquelle se construit ce lien substantiel entre les hommes ; ce pourquoi le recours à une fable philosophique déçoit quelque peu.
7La troisième section, consacrée au jardin et au paysage, donne l’occasion de revenir à la question de la confrontation à l’altérité du sensible. L’auteure s’attache à montrer, à travers l’analyse fine et instruite — c’est là en effet l’un des terrains de prédilection de B. S. G. qui a consacré de nombreux travaux à ces questions —, la manière dont l’invention du jardin et du paysage se définit comme une interface où la parade contre l’illimité de la nature est en même temps une manière d’accéder à celle-ci. Cette interface, dans sa dualité, ne présente toutefois pas exactement le même équilibre entre les deux inventions : dans le paysage, la menace de l’illimité demeure plus présente — tandis que la clôture du jardin la met davantage à distance —, ce pourquoi le premier ressortit davantage au sublime que le second, qui renvoie à l’expérience du beau — ce qu’un détour par la lecture des penseurs anglais du XVIIIe siècle (notamment Addison) permet de mettre en évidence. La dichotomie ne présente cependant rien de fixe, puisque les termes se situent l’un par rapport à l’autre dans une relation de tension dialectique : le paysage émerge, comme le jardin, d’une forme d’ « appropriation » (p. 97), même s’il s’y dérobe davantage.
8Les quatrième et cinquième sections reviennent sur l’un des principaux points abordés dans l’introduction : l’articulation de l’acte esthétique à l’acte artistique, dans la mesure où « voir, c’est toujours plus que voir : osciller entre proximité et distance, présence et absence, yeux de chair et yeux de l’esprit » (p. 121). Ce que montre notamment le mythe, relaté entre autres par Pline l’Ancien, de l’origine de la peinture : l’amour d’une jeune fille pour l’ombre de son amant, qui conduit à délinéer celle-ci pour en faire une image. Ainsi l’acte esthétique, qui consiste à voir dans l’ombre davantage qu’une ombre, fait-il de l’acteur, en l’occurrence de l’actrice, un artiste en puissance ; réciproquement, l’œuvre d’art nous renvoie à nous-mêmes, à la « difficulté d’assumer une initiative », à la « résistance à [nous] laisser enfermer dans un geste », ou à nous interroger « devant des espaces de communication » (p. 135) — ce qui est particulièrement vrai de la sculpture et de la peinture, dont B. S. G. rappelle les liens intrinsèques —, tandis que l’architecture et la danse, dont le rapprochement est également justifié, transforment notre rapport à la pesanteur et à l’espace, ce que l’auteure précise à partir du modèle que lui fournit la « danse des grues », qu’enseigna Thésée à Ariane, qui se trouve à son tour étayé par de nombreuses références à la chorégraphie contemporaine. D’où la conclusion selon laquelle « l’acte esthétique s’articule d’une manière très souple à l’acte artistique, dans une rêverie qui s’approche de la création et tourne autour d’elle, sans s’y substituer. » (p. 145).
9Au terme de ce parcours, on aura enfin compris que l’acteur esthétique n’est rien moins que passif, mais qu’il est, au contraire, « un amateur sévère et éclairé qui exerce avec rigueur son goût » (p. 184), ce pourquoi l’auteure entreprend de réhabiliter une pratique, et par là même un qualificatif, celui d’amateur, qui a longtemps et injustement souffert d’un sévère discrédit, en mettant à l’honneur la figure de Caylus, membre « amateur » de l’Académie de peinture et de sculpture. Encore une fois, on aura quelque peine à admettre que l’idée de « gustation » (p. 30) ne soit pas avant tout l’apanage d’une classe, car la nécessité d’une imprégnation de la sensibilité par les œuvres, et l’effort pour parvenir à y décanter le point nodal, ne mettent assurément pas l’acte esthétique à la portée de tous. Quoi qu’il en soit, cette exigence mérite d’être posée et revendiquée comme ce qui donne à la construction de la sensibilité toute sa valeur : c’est pourquoi, il était urgent de démontrer que cet acte l’est à part entière en excluant toute forme de passivité ; et dans la mesure où l’on peut lui reconnaître de nombreux paliers d’accomplissement qui en rendent la réalisation moins incertaine, il engage nécessairement un effort pour lutter contre les tropismes d’une rêverie stérile et égocentrique : et c’est bien en cela que consistent toutes les formes d’humanisme — qu’elles requièrent peu ou prou le détour par l’art —, auxquelles la réflexion de B. S. G. — et c’est là l’une des principales qualités de ce livre — a su rester généreusement ouverte.