Quand Sartre (s’) explique (par) Flaubert.
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2Récoltant les fruits d’un atelier et d’une journée d’étude organisés durant l’année 2005-2006, ce numéro de la revue Recherches & Travaux se propose d’effectuer un retour sur l’ultime entreprise sartrienne, inachevée malgré les trois volumes et trois bons milliers de pages qui la constituent. Participant des livres généralement évoqués ou parcourus, mais, pour le dire comme Pierre Bayard, « que l’on n’a pas lus », L’Idiot de la famille a été, pour Sartre, le moyen d’éprouver la validité de sa « méthode progressive-régressive », dont les principes sont exposés dans Questions de méthode (1957), et de démontrer la possibilité de tendre vers la connaissance totale de l’existence d’un homme. Cet homme, que Sartre feint de choisir au hasard, ce sera Flaubert. Et l’auteur de La Nausée consacrera pas moins de sept années de sa vie à tenter d’expliquer celle de Gustave.
3La parution de L’Idiot de la famille, sorte d’ovni dans le champ intellectuel des années 1970 obnubilé par la pensée structuraliste, n’a pas laissé de susciter l’étonnement : chez les flaubertiens, tout d’abord, qui se sont principalement offusqués de la sévérité avec laquelle le philosophe traitait son sujet ; chez les sartriens ensuite, qui, à l’époque, espéraient davantage une production politisée que ce qu’ils voyaient comme une imposante biographie littéraire — en somme, pour reprendre le distinguo opéré par Benoît Denis1, on s’attendait alors plus à de la littérature engagée qu’à une réflexion sur l’engagement dans la littérature. L’ampleur du texte peut expliquer, en partie, le peu d’intérêt que lui ont porté — et lui portent encore — les chercheurs, mais c’est également la bigarrure de cette œuvre monumentale qui la rend particulièrement complexe. Si Sartre lui-même invite ses lecteurs à considérer L’Idiot comme un roman, l’ouvrage se présente tour à tour comme un essai de psychanalyse, de philosophie ou encore comme une enquête sociologique. Dès lors, quelle meilleure façon, pour interroger ce texte, que de se prêter au jeu, souvent difficile, de l’interdisciplinarité ? Les responsables de ce large projet visant à exhumer L’Idiot l’ont bien compris et l’intérêt du volume collectif qu’ont généré leurs recherches, en plus de la qualité intrinsèque de chaque collaboration, procède de la judicieuse articulation entre les approches littéraires et philosophiques qu’il met en place.
4La présentation du numéro, prise en charge par Julie Anselmini et Julie Aucagne, est exemplaire, qui ne se limite pas à une brève introduction aux différents articles du volume, mais a le souci d’effectuer un minutieux retour sur le contexte de publication de L’Idiot de la famille, sur la structure de l’ouvrage et sur sa réception plus que mitigée. On appréciera notamment la justesse du diagnostic porté sur le paradoxe inhérent à L’Idiot : « c’est à travers un genre que notre époque dénonce comme rétrograde, voire impossible, que Sartre non seulement renoue avec les origines de sa propre écriture, mais aussi affirme sa radicale modernité, et ce d’autant plus que l’œuvre, inachevée, reste ouverte sur un perpétuel futur » (p. 7).
5Dans le premier article, Jean-François Louette interroge le traitement — nourri par le rapport qu’entretient Flaubert à celles-ci — de la bêtise et de l’idiotie chez Sartre, et la façon dont l’existentialiste parvient à dégager cinq « revanches sur la bêtise » prises par Gustave. Après avoir souligné la présence, dans les œuvres respectives de Sartre et Flaubert, d’une galerie croisée d’idiots (l’autodidacte de La Nausée répondrait en quelque sorte à Bouvard et Pécuchet), l’auteur revient sur l’hypothèse sartrienne du grand paradoxe flaubertien : l’écrivain obsédé par la bêtise était, dans son jeune temps, celui que ses proches considéraient comme l’idiot de la famille. L’article, par quelques intéressants allers-retours dans l’œuvre de Gustave, éclaire et appuie la démonstration sartrienne. À la bêtise, dont Sartre pointe la cérémonie et le langage comme incarnations substantielles, Flaubert riposte donc par une série de prises de position. La première de ces revanches est peut-être la plus éclatante, qui consiste en la prise de conscience de l’omniprésence de la bêtise au cœur même de l’intelligence, et s’incarne dans le personnage d’Homais, puis, plus tard, dans le couple Bouvard-Pécuchet —lequel sera considéré par Sartre, explique Louette, comme une manière de « meurtre du père tardivement osé : meurtre du regard analytique, de la Science » (p. 37). On regrettera peut-être simplement, dans cet article — mais aussi, en d’autres endroits de ce collectif —, le peu d’intérêt accordé au Dictionnaire des idées reçues, trop souvent considéré comme un élément inabouti directement lié au Bouvard et Pécuchet et non comme l’ambitieux work in progress entrepris dès 1850.
6La deuxième contribution, intitulée « La reconstruction sartrienne de la vie de Flaubert », suscite plus de réserves. Due à Young-Rae Ji, elle vise à signaler quelques défauts de la documentation de Sartre et, partant, devrait inviter à relativiser certaines conclusions que le philosophe tire de son analyse de la vie de Flaubert. Outre le fait que cette lecture n’est pas foncièrement novatrice2, elle pose, dans le cas présent, un problème heuristique, l’auteur ne se fondant que sur les recherches (relativement datées) de biographes flaubertiens. Certes, on voit bien que les renseignements puisés par Sartre dans un essai de Dumesnil sont sujets à caution, mais Young-Rae Ji aurait pu en profiter pour citer les sources premières (actes officiels, par exemple) qui permettent de confirmer les dires de Lucien Andrieu, qu’il a tendance à suivre un peu aveuglément.
7Tout au long du collectif, on trouve de fréquentes comparaisons entre L’Idiot et des romans comme La Nausée (par exemple, Julie Anselmini glisse, judicieusement, que la relation unissant Sartre et Flaubert n’est pas sans rappeler celle qu’entretient le personnage de Roquentin avec le marquis de Rollebon, qu’il étudie) et, surtout, Les Mots. Nao Sawada, en se penchant simultanément sur ce dernier et sur L’Idiot, montre que les deux textes partagent plusieurs points communs en ce qui concerne les thématiques, les techniques et l’approche dialectique (pp. 66-69). L’auteur fait également ressortir, dans les biographies sartriennes (Saint-Genet et Baudelaire y compris), l’étroitesse du rapport avec l’autobiographie, avec le roman, et la présence d’une réflexion morale. Enfin, en présentant la structure commune de ces textes comme une série de métamorphoses, l’auteur permet d’aboutir à une conclusion universalisante : « Les Mots de Sartre ne nous montre pas une image du petit Jean-Paul, pas plus que L’Idiot ne représente celle du petit Gustave, mais un archétype de l’écrivain apprenti, une éternelle histoire de l’enfant imaginaire » (p. 77).
8Partant de l’élection, présentée comme aléatoire, de Flaubert comme sujet de l’application des Questions de méthodes3, Marielle Macé, en dressant une typologie des emplois et des rôles de l’exemple dans L’Idiot, montre pour sa part comment Sartre élabore une stratégie rhétorique, sinon argumentative, qui le rapproche d’une écriture semblable à celle « momentanément esquissée après la Nausée, et même contre celle-ci » (p. 88). À cet article minutieux s’articule idéalement celui, limpide et convaincant, de Julie Anselmini, consacré aux « stratégies argumentatives » mobilisées par Sartre dans L’Idiot. Pour pointer la rhétorique « retorse » (p. 101) du philosophe et souligner justement l’ambivalence du rapport de ce dernier avec son sujet (p. 105), l’auteur dégage un important faisceau d’adaptations textuelles qui tendent à infléchir l’ethos d’un Sartre désireux de paraître loyal à son lecteur (les traces d’humilité telles « je crois », « j’imagine », etc.), tout en lui faisant également comprendre qu’il n’a plus à prouver son autorité. Si la problématique aurait pu — mais, après tout, elle le peut encore — être creusée davantage au moyen de la notion de posture4, les conclusions de cet article sont probantes, qui, en plus de sa traditionnelle fonction persuasive, assignent au discours sartrien une double fonction « heuristique » et « de dévoilement » (pp. 105-106), l’une maintenant l’objet flaubertien à distance, l’autre lui permettant, dans le même temps, de se donner à lire comme une manière de miroir du je.
9Jean Burgault, de son côté, considère L’idiot comme un « “portrait de Gustave en problème épistémologique”, portrait dans lequel Sartre semble interroger comme l’image renversée de sa propre entreprise philosophique » (p. 108). Relisant les pages que l’existentialiste consacre à la première Éducation sentimentale — et au personnage de Jules, écrivain génial, double idéalisé de Flaubert —, l’auteur interroge la phénoménologie de Sartre à travers l’interprétation que celui-ci donne de l’œuvre de Gustave. En somme, de ce point de vue aussi, le philosophe semble se livrer à une sorte d’auto-exégèse en parallèle et en contraste, dont Burgault cerne bien le mécanisme : « là où l’un s’effraie du néant qu’il découvre et ne voit de salut que dans l’imaginaire, […] l’autre aborde la néantisation comme une dynamique qui ne peut être comprise que si l’on oublie l’espoir et la liberté, et voue ainsi toute sa vie à la mise au jour, par méthode, des principes de la compréhension et du sens » (p. 123).
10C’est au père de Gustave, Achille-Cléophas Flaubert, ou plutôt à sa prise en charge sartrienne, qu’est consacré l’article de Julie Aucagne. L’auteur remarque tout d’abord que Sartre fut le premier à ne pas voir le topos flaubertien du « regard chirurgical » comme un hommage de l’écrivain à son chirurgien de père, mais comme une « vengeance » satirique à l’égard de ce géniteur castrateur. L’analyse d’Aucagne montre ensuite comment cette figure du père Flaubert constitue, pour le biographe, l’incarnation d’une science viciée et déchirante. Toutefois, poursuit l’auteur – en se fondant sur une lecture un brin psychologisante de Françoise Gaillard –, dans la mesure où Achille-Cléophas génère malgré lui, chez son fils mais aussi chez Sartre, une parole que Blanchot qualifierait de « pontifiante » (le motif du « regard chirurgical »), il ouvre également sur des possibilités de salut.
11Heuristiquement irréprochable, l’article de Gilles Philippe s’inscrit directement dans une perspective génétique. Comparant les feuillets du quatrième volet, inachevé, de L’Idiot de la famille avec ceux des trois premiers, l’auteur note un changement de protocole spectaculaire : là où le manuscrit du dernier tome publié était dépourvu de notes prérédactionnelles et semblait avoir été rédigé « d’une traite, avec aisance et sans brouillonage » (p. 141), le volume inabouti que Sartre projetait de consacrer à Madame Bovary aurait été le fruit d’un long travail de documentation et d’écriture. Interrogeant encore ces documents du point de vue de leurs statuts pragmatique et grammatical, Philippe explique que le changement de perspective adopté par Sartre lors de l’élaboration de ce quatrième tome, sorte de passage d’un impératif communicationnel à un impératif cognitif, rendait prévisible son inachèvement.
12Enfin, la dernière contribution, signée Grégory Cormann, clôt idéalement ce volume en explorant l’innutrition sartrienne des travaux de Merleau-Ponty, déjà perceptible dans le Baudelaire, et de Lacan, premier auteur cité dans L’Idiot de la famille. Cette dernière influence est étudiée plus en profondeur : l’auteur met par exemple au jour la façon dont Sartre fait sien le concept d’estrangement, traduction lacanienne de l’allemand Unheimlichkeit (utilisé par Heidegger et par Freud), mais surtout récupération d’une forgerie d’André Gide visant à exprimant le sentiment qui l’animait lors de la mise en route du projet Paludes. La comparaison esquissée par Cormann entre l’expression du malaise flaubertien et celle pour laquelle opte le Gide de Paludes ne constitue qu’une des bonnes hypothèses de cet article qui permet de mieux saisir les influences psychanalytiques pesant sur L’Idiot.
13Au final, on ne peut que vanter la qualité de ce numéro de Recherches & Travaux, qui, en réunissant des problématisations souvent originales et issues de disciplines complémentaires, remet au goût du jour un texte riche et complexe, sans bien sûr en épuiser la substance, mais en invitant à le redécouvrir.