Lorsque l’art fait scandale…
1Pourquoi les révolutions esthétiques dont l’art a le pouvoir se sont toujours imposées, au terme de luttes et de conflits, dans le scandale avant d’être acceptées et de contribuer à un ordre nouveau ? L’artiste conscient de sa capacité à transformer le monde, à insuffler jeunesse et vitalité dans un univers sclérosé par le conformisme et la convention sait que sans audace il ne peut conquérir l’autonomie émancipatrice dont il a besoin pour lui-même et pour sa création. Le scandale, le rejet passionné de son œuvre seraient-ils donc les garants de son acceptation, tout aussi passionnée, pour la postérité ? Le scandale serait-il donc un recours esthétique de l’artiste pour affirmer autonomie et émancipation ? Dans certains cas, en effet, le scandale est prémédité : l’artiste prépare la rupture par sa manière de faire ou par le sujet qu’il aborde. Il sait alors que son acceptation ne sera pas immédiate et que son œuvre provoquera rejet et raillerie. Il devra attendre que le public soit prêt, parce qu’il se sera transformé ou éduqué, à accepter, comprendre, voire même apprécier, son œuvre. Mais le scandale peut aussi être imprévu et dépasser les attentes de l’artiste quand il surgit d’une manifestation spontanée du public. Car le scandale, bien qu’il arrive par l’artiste, est toujours une manifestation du public. C’est lui qui lui donne sa qualité, son intensité, sa théâtralité. N’est-ce pas d’ailleurs cette capacité du public à mettre en scène la réception d’une œuvre qui séduit aujourd’hui l’économie mercantile de l’art ? De plus en plus, une critique médiatique, par trop souvent partiale, se met au service de préoccupations vénales qui tendent à faire du scandale une institution. Dans un tel contexte, comment l’art, et d’une manière générale la culture, peuvent-ils conserver leur indépendance dès lors qu’ils doivent répondre à des critères économiques, voire industriels ? Qu’en est-il de l’indépendance de l’artiste, qu’en est-il de l’indépendance du public ? Le scandale peut-il encore être esthétique ?
2L’ensemble des articles réunis par Marie Dollé dans ce livre Quel scandale ? répond ainsi à toutes ces interrogations que suscite le scandale. Le lecteur est d’abord saisi par l’illustration qui orne la couverture du livre. La reproduction du tableau de Max Ernst La Vierge corrigeant l’enfant Jésus devant trois témoins (1926) renvoie immédiatement à la dimension scandaleuse de l’art quand il enfreint les limites convenues et sacro-saintes de la représentation. Ici l’art est blasphématoire en heurtant les principes de la morale judéo-chrétienne ; là il est politique en s’attaquant audacieusement aux tabous de notre société. Dès qu’il transgresse, la religion, la morale, les mythes, les vérités établies, le politiquement correct, les règles académiques, l’art fait scandale et s’attire à lui tous les anathèmes : honte et déshonneur. La dimension peccamineuse du scandale ne cesse de confirmer ainsi la parole du Christ : « Malheur au monde à cause des scandales ! Il est fatal, certes, qu’il arrive des scandales, mais malheur à l’homme par qui le scandale arrive (Évangile selon Saint-Matthieu, 18,7) ». Soudainement, comme frappé par la sentence divine, l’artiste est tenu responsable du désordre du monde là où pourtant il ne cherche qu’à établir la vérité en dévoilant, comme l’écrit Marie Dollé en introduction, ce qui devait rester caché. Le public n’aime pas être forcé, il n’aime pas être exposé au-delà des limites du représentable : or l’histoire de l’art repose sur une succession de passages en force.
3Le projet de ce livre articulé en quatre parties propose donc une réflexion sur différents scandales qui depuis la création du drame de Victor Hugo Hernani à la Comédie-Française en 1830 jusqu’à des créations plus contemporaines bousculent non seulement l’esthétique mais les relations de l’homme au monde qui l’entoure.
4La première partie « Le scandale, scénario et légendes » propose une réflexion sur l’orchestration médiatique du scandale. Agnès Spiquel évoque ainsi dans « La légende de la bataille d’Hernani » comment le scandale suscité par la création de l’œuvre de Victor Hugo perdure sous la plume d’écrivains comme Alexandre Dumas ou Théophile Gautier pour faire triompher l’enthousiasme de la jeunesse romantique. Un deuxième article, signé par Alain Schaffner, s’intéresse à un ouvrage méconnu de Marcel Aymé, Silhouettes du scandale, de 1938. Ce livre de Marcel Aymé qui fait du scandale son objet principal guide Alain Schaffner dans son analyse des romans de Céline. Il insiste en particulier sur la mise en scène du scandale à laquelle parvient Céline par la force de l’écriture : le style étant pour Céline « un catalyseur du scandale ». Dans « Le scandale de la signature — Manet et Mallarmé », Serge Bismuth fait une analyse très dense du nom auquel est associée l’œuvre d’art. Il démontre comment le nom de Manet parvient à symboliser l’autonomisation de l’artiste en interrogeant scandaleusement toutes ces questions « de propriété, d’appropriation, de corps et de possession » qui préoccupent tant d’artistes. Manet, et avant lui Courbet, suscitent des combats — des affaires, comme il y aura plus tard L’affaire Dreyfus — car ils prennent conscience d’un pouvoir d’action sur le monde : action restreinte, illimitée dans le domaine de l’esthétique, définie par Mallarmé. Serge Bismuth accorde une place importante aux emprunts de Manet à d’autres artistes car ils soulèvent la question du « moi » de l’artiste. Manet savait que la modernité se construit sur des redites et que son art ne devait pas être plus scandaleux qu’aurait pu l’être la bible de Gutenberg par le seul fait qu’elle fût signée par l’imprimeur. Mais dans ce cas le scandale du nom n’éclata pas, pas plus qu’aujourd’hui ne choque le nom de XP (monogramme du Christ composé à partir des deux premières lettres du mot Christ en grec) donné à un programme informatique de la firme Microsoft. Le dernier article de cette première partie s’intitule « L’avant-garde comme stratégie : l’exemple du scandale des fauves ». Dans cet article, Claudine Grammont évoque les différents scandales qui ont permis la médiatisation de la nouveauté au moment des différentes expositions des impressionnistes à la fin du dix-neuvième siècle, des fauvistes en 1905 ou des cubistes en 1911. Elle insiste sur le fait que le scandale participe de l’événement qui permet l’acceptation de l’œuvre.
5La deuxième partie « Images du scandale » explore certains des recours utilisés par des artistes pour susciter le scandale. Myriam Boucharenc dans « L’acte gratuit, un scandale en deux temps trois mouvements » s’intéresse aux éclats – actes gratuits réels ou littéraires - qui ont permis à des personnalités aussi diverses que Jarry, Gide, Soupault ou Sartre de conquérir leur reconnaissance : ce que Myriam Boucharenc nomme « la paternité par la destruction ».
6Dans son article « Jean Cocteau, ou la preuve du génie par le scandale », Jean Touzot analyse le goût de la provocation chez le poète sur les terrains de l’art, de la morale, de la religion. Pour Cocteau, le scandale est une manière d’imposer jeunesse, vitalité et génie à un public souvent rétif au progrès par peur d’être choqué. Jean Touzot rend hommage à l’audace et à la force de Cocteau pour s’affronter aux tabous de tous ceux qui traînaient aux gémonies « le théâtre d’invertis enjuivés ». Ce sont ces mêmes démons de l’intolérance et de l’ignorance qui, le soir de la Générale, conspuent aux cris de Pédéraste et médisante l’œuvre de Claude Debussy Pelléas et Mélisande. Dans un troisième article, Claude Leroy analyse l’œuvre de Romain Gary pour poser la question suivante : « L’imposture n’est-elle pas une des formes les plus pernicieuses du scandale puisqu’elle met en crise l’identité elle-même ? » Enfin, Francis Vanoye s’intéresse à trois scandales du cinéma : L’âge d’or de Buñuel et Dali (1930), Le Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci (1972), Salo de Pasolini (1975). En analysant les « processus de contact du spectateur avec le film » dans les espaces propices au scandale, la fête, le jeu, le rêve, Francis Vanoye pose la question de l’irreprésentable dans l’art.
7La troisième partie du livre « Notes de scandale » s’intéresse à deux œuvres majeures du répertoire musical du vingtième siècle accueillies dans le scandale pour la rupture qu’elles imposaient : Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, Le Sacre du printemps d’Igor Stravinsky. Claude Coste, qui signe l’article sur Debussy, explore les liens entre le texte (de Maeterlinck) et la musique alors que Marie Dollé analyse les correspondances entre musique de Stravinsky et chorégraphie de Nijinsky (danseur vedette des Ballets russes). Dans les deux cas, mais il faudrait également parler du ballet Parade, le scandale résulte d’une incompréhension du public à la quête d’art totale, dans l’esprit wagnérien de la Gesamtkunstwerk, que poursuivent les artistes pour peut-être mieux s’en affranchir. La modernité ne naît-elle pas de ce tiraillement entre rupture et tradition ? N’est-ce pas ce même tiraillement qui divise le public et donne au scandale son intensité ? Toujours est-il qu’aujourd’hui encore les scandales de la réception de ces deux œuvres contribuent à leur gloire et à leur légende, en occultant peut-être trop que la révolution esthétique est un mouvement qui s’amorce peu à peu dans la genèse d’œuvres tout aussi essentielles que discrètes.
8La dernière partie pose très clairement la question suivante : Peut-on encore faire scandale aujourd’hui ? L’article de Pierre Jourde, bien que polémique — mais le scandale n’est il pas affaire de polémique ? — est très intéressant car il dénonce la domination d’un système médiatico-littéraire et culturel sur l’activité créatrice. Il explique à quel point l’activité littéraire en France est soumise à différents dictats de l’édition, de la presse, voire de certains auteurs. L’idéologie dominante décide, parfois très arbitrairement, de ce qui doit ou ne doit pas être publié et lu. Cette idéologie s’accommode très bien du scandale qui lui permet de trouver sa légitimation. Il faut être dérangeant sans heurter cependant le politiquement correct qui lui ne peut pas être transgressé. Ainsi, être dérangeant en étant « homosexuel, antilibéral, antiraciste, féministe, fou, ou tout au moins différent », en ayant eu une enfance malheureuse, « comportant de préférence un inceste », en luttant contre l’ordre établi, la morale, la religion peut suffire à consacrer l’écrivain. L’édition de tels écrivains s’accompagne d’un scandale organisé qui laisse prétendre à une véritable liberté d’expression. Mais pour Pierre Jourde, il s’agit d’un simulacre de bienpensance qui légitime une censure inavouée dont sont victimes de nombreux écrivains qui refusent les normes. Le délit de ces écrivains n’est pas de transgresser le politiquement correct mais de transgresser l’idéologie, aujourd’hui ambiguë et contradictoire, héritée de 1968. Ceux-là, on les taxe d’antimodernes, de « nouveaux réactionnaires » et bientôt de fascistes. C’est bien là ignorer l’apport fondamental de la réflexion d’Antoine Compagnon sur la véritable modernité des antimodernes. L’article de Pierre Jourde a le mérite de dénoncer « le terrorisme intellectuel » et de réfléchir à ce qui fait, dans un tel contexte, la qualité et la notoriété d’une œuvre littéraire. Le dernier article, « Le corps anesthésié de l’œuvre » de Christian Doumet, est beaucoup plus modéré dans l’analyse qui y est faite des critères de l’œuvre d’art aujourd’hui. Néanmoins, les quelques lignes que Christian Doumet accorde à l’un des derniers livres à scandale La vie sexuelle de Catherine M. de Catherine Millet (scandale qui se reproduit actuellement, en 2008, en Allemagne avec la parution de Feuchtgebiete de Charlotte Roche dont la traduction française Zones humides semble être très attendue) résument bien l’opinion qu’aujourd’hui la notion de scandale se substitue à celle d’œuvre littéraire ou artistique. Constat bien pessimiste sur l’abandon des possibilités infinies de la littérature et qui invite Christian Doumet à conclure en se souvenant des musiciens de Baudelaire : « Ils se sont endormis, le front tourné vers les étoiles. »
9L’intérêt de ce recueil d’articles, qui termine sur un constat pessimiste de la création littéraire aujourd’hui, permet d’aborder différents aspects du scandale qui au cours de l’histoire s’est révélé consubstantiel à la création esthétique et nous rappelle que notre patrimoine culturel s’est construit grâce à l’audace et à la témérité de créateurs dont les actions ont pu confirmer un temps la réflexion d’Élie Faure : « le révolutionnaire d’aujourd’hui est le classique de demain ». Axiome peut-être révolu aujourd’hui. Ce livre ouvre la possibilité d’une théorisation de la notion de scandale que des publications plus récentes viennent maintenant compléter. Il faut à ce titre citer Pierre Cabanne, Le scandale dans l’art, Paris, La Différence, 2007 ou le plus récent ouvrage collectif, préfacé par Pierre Rosenberg, Les grands scandales de l’histoire de l’art. Cinq siècles de ruptures, de censures et de chefs d’œuvre, Paris, Beaux-Arts Magazine, 2008. Autant d’ouvrages qui ne cessent de réfléchir à la conception que nous nous faisons de l’art et nous invitent à l’esthétique dont nous avons tant besoin pour construire le monde.