Doublez le réel, il vous rattrape toujours.
1Entre une femme qui fait du chichi et la métaphysique de Platon, il est un point commun : le refus du réel, qui s’exprime et s’opère par sa duplication. Entre la passion (celle qui anime le héros balzacien, ou Phèdre dans la pièce de Racine) et la quête du fétiche dans L’oreille cassée, la bande dessinée d’Hergé, la même aspiration à un ailleurs, un absolu, une utopie, un original dont le réel ne serait qu’une pâle copie. Si le sens commun aime à moquer le philosophe qui vit la tête dans les nuages, ce dernier, en la personne de Clément Rosset, aime à lui rappeler qu’il partage avec le métaphysicien le même amour de l’irréel, et la même insatisfaction à l’égard du réel. Le sens commun croit adorer le concret et prétend être proche de la réalité ; mais du mari cocufié qui se voile la face, personnifié par Boubouroche, héros de la pièce éponyme de Courteline, au militant altermondialiste, en passant par la bourgeoise romantique, une même structure psychologique est à l’œuvre : le refus du réel, de l’ici et du maintenant, au profit d’un ailleurs (qui serait un hic et nunc meilleur). Le réel, c’est ce qu’on ne cesse de rater, d’ignorer activement, car trop absurde, vain, imprévisible, et surtout unique. Violence du réel, fragilité de l’existence désamorcée illusoirement par des stratégies inconscientes d’échappement sont analysées dans cet ouvrage de Clément Rosset, L’école du réel, compilation d’anciens textes écrits entre 1977 et 2006. Le réel, c’est ce qui ne va pas de soi, c’est ce qui n’est pas évident. Ce qu’il faut donc apprendre à connaître.
2Si l’ouvrage est présenté par l’auteur comme un ouvrage d’ontologie, portant sur le réel, c’est-à-dire sur ce qui est, la majeure partie pourtant des analyses porte précisément sur ce qui n’est pas, et ce qui prétend être, usurpant ainsi la place du réel. L’idéal de la passion, le monde métaphysique (l’« outre monde », écrit Rosset, en écho avec les « arrières mondes » de Nietzsche), la duplication de l’événement dans la tragédie grecque (où le héros tragique s’attend à autre chose que ce qui arrive, et considère l’événement qui finalement survient comme un mauvais réel), la fausse tautologie de la lapalissade, ou les répliques des Dupond et Dupont dans Tintin (référence omniprésente ici, je dirais même plus, tellement présente qu’elle est partout), qui prétendent dire plus et mieux, donc autrement, et non pas seulement dire le même comme la tautologie authentique ; autant d’exemples de négation de la réalité du réel au profit d’un double illusoire auquel nous accordons plus de réalité.
3Bien sûr, et Rosset le rappelle constamment : ces stratégies sont vouées à l’échec. Son livre est autant un ouvrage d’apprentissage concernant le réel, que le résultat d’un apprentissage à l’école de la vie qu’est le réel. Toujours le réel nous rattrape. Mais c’est précisément l’existence même de ces stratégies de duplication du réel, ainsi que leur échec, qui nous apprennent en négatif ce qu’est le réel. Rosset est ici le digne continuateur de la théologie négative, selon laquelle Dieu ne peut être cerné que par la détermination de ce qu’il n’est pas. Ici, point de Dieu, l’auteur défendant une position immanentiste sans équivoque ; mais le même constat qu’une définition du réel ne peut se faire que par l’étude de ce qu’il n’est pas. L’auteur parle ainsi, pour caractériser son travail, d’ « ontologie négative ».
4Déterminer l’identité d’une réalité dans sa spécificité pose en effet un problème redoutable : la chose même, dans sa réalité, est absolument singulière, unique, simple : c’est ce qui fait d’elle une chose réelle ; en parler, pour la définir, c’est soit limiter son discours à la pure tautologie (« la chose est ce qu’elle est », A est A), soit recourir à son autre pour en établir les limites : dé-terminer, dé-finir son identité par les différences (A n’est pas B), ce qui ne nous renseigne pas positivement sur l’identité de la chose, mais nous apprend négativement que la chose n’est pas telle et telle. Aussi cette analyse de la connaissance que nous avons de la réalité nous apprend-elle négativement ce qu’est le réel : il est le sans mesure, l’invisible, l’inconnaissable, l’indicible, parce qu’il est le sans réplique, l’unique, l’incommensurable. Le réel, c’est ce qu’on ignore.
5Affirmer ceci, c’est constater que le réel ne peut souffrir aucune duplication, que ce soit dans la représentation, le discours, l’imagination, sans altérer sa singularité, son unicité, bref, sa réalité… En effet, une idée représentation, une photographie, une description, autant d’autres qui, par leur échec à rendre compte et à définir positivement l’identité du ceci même, signalent par défaut son unicité et sa singularité irréductibles. Ainsi la photographie échoue-t-elle à reproduire le réel : « si tout bouge, écrit Rosset, il est impossible de rien attraper ». Dès lors, tout objet qui n’est qu’un double est dépourvu de toute réalité. C’est bien la raison pour laquelle le passionné est condamné à l’insatisfaction, son désir ne portant sur rien (objet fantasmatique, idéalisation imaginaire d’un objet qui ne vaut plus que par son absence : non pas 10000 euros ou Hyppolite, mais La Richesse et L’Amour) ; le métaphysicien ne peut que sentir confusément que le monde plus vrai qu’il a construit, soit rend parfaitement compte du réel sensible, mais alors doit se confondre avec lui, soit s’en distingue, sans pouvoir alors l’expliquer adéquatement ; le héros tragique est rattrapé par la réalité, malgré sa tentative d’esquive dans la pensée d’un autre événement plus légitime, ou plutôt grâce à cette tentative (le héros tragique est bien celui qui par son esquive précipite l’événement) ; en tentant d’en dire plus mais en disant le même, la lapalissade échoue lamentablement à dire mieux ; autrement dit, dire autrement revient soit à dire le même, soit à ne rien dire. Bref, les stratégies sont vouées à l’échec, échec qui signale encore en négatif ce qu’est le réel : l’induplicable, l’unique, mais aussi l’inévitable, l’être, à l’opposé du non être. À ce propos, il est remarquable que Rosset parvienne à rendre toute sa puissance paradoxale, singulière et unique (réelle ?) à la pensée de Parménide selon laquelle « ce qui est, est, ce qui n’est pas, n’est pas », dont il propose une interprétation tout à fait originale et stimulante. C’est que cette analyse intervient dans un ensemble qui n’a cessé de montrer que les hommes ne cessent de considérer ce qui n’est pas comme plus réel que ce qui est, et ce qui est comme irrémédiablement entaché de non être. Si bien que la tautologie devient l’énoncé non évident par excellence, ainsi que l’énoncé de base de toute philosophie qui se propose pour objet de penser le réel. Que ce qui est soit, et que les doubles (idéaux, objets de la passion, représentations, etc.) ne soient rien, voilà qui peut faire scandale. En terme d’histoire de la philosophie, Rosset fait jouer Parménide contre Platon, le philosophe qui pense le simple par le simple contre celui qui pense le simple par son double illusoire.
6Ce que révèlent comme en négatif ces analyses, c’est que le réel, c’est ce qui est, ici et maintenant ; elles nous apprennent que toute réalité est une singularité, une unicité non duplicable, et donc impensable car incomparable, irreprésentable (toute re-présentation impliquant duplication). D’où l’éternel travers, commun à l’opinion et à la philosophie (sauf exceptions, qui sont les inspirateurs de Rosset : Lucrèce, Spinoza, Nietzsche, penseurs de l’immanence absolue, c’est-à-dire de l’impossibilité de tout ailleurs à partir duquel mesurer l’ici), de présupposer une « insuffisance intrinsèque du réel ». Le réel manquerait d’un double meilleur… Ici se révèle le nihilisme (au sens nietzschéen), terme que n’emploie pas l’auteur, consistant à nier l’être de la réalité au profit d’un « arrière monde » plus vrai. Haine de l’expérience sensible immédiate, ressentiment à l’égard de ce qui ne se laisse pas positivement définir, et surtout, caractère cruel, douloureux, tragique de la réalité, qui est à l’origine (impensée) de tous ces doubles métaphysiques et imaginaires, produits du fantasme d’un réel qui soit autre. Cruauté du réel (et de notre propre existence, unique, contingente, finie, ne pouvant s’attester qu’illusoirement dans un double qui n’est pas nous), qui l’est doublement : douloureux, le réel est pourtant inéluctable. Ici, la philosophie de Rosset prend l’accent d’une philosophie tragique (proche encore en cela de Nietzsche et de Lucrèce, de Pascal aussi ; mais comparer n’est pas saisir la singularité, la réalité, de la pensée de l’auteur…). Si Rosset refuse bien l’idée de destin en tant qu’elle prétendrait dénoter une réalité objective régie par une nécessité qui la rendrait prévisible, il remarque cependant que ce concept de destin, dans la tragédie grecque notamment, signifie plus profondément le caractère imprévisible et surprenant de l’événement. Or, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, ce qui nous surprend dans un évènement qui survient, ce n’est pas que l’évènement attendu A soit en fait B, mais que A soit effectivement A, ou que ce qui est, soit effectivement : à Œdipe, il arrive effectivement ce qui était annoncé, et c’est ce qui nous semble surprenant et regrettable ; cette illusion oraculaire selon laquelle un autre était attendu à la place de ce qui est, s’enracine dans un désir que A ne soit pas A. Ce refus de la réalité, cependant, est condamné à l’échec, et ce parce qu’on n’échappe pas au réel et à l’inéluctabilité de l’événement présent. Ici reprend sens la notion de destin, et se montre le caractère tragique et cruel de la réalité : ce qui est tragique, c’est que A soit A, et rien d’autre.
7Le destin n’est donc pas tant ce qui est au futur que ce qui se présente. À ce propos, l’entreprise de Rosset de renouer avec le réel est aussi une entreprise de renouer avec l’ici et le maintenant. Valeur de la joie contre la passion dévorante qui fait espérer de jouir sans qu’aucune jouissance réelle ne soit possible ; amour de soi contre le narcissisme (amour de son double) et le manque à être (référence à un Autre qui rend compte de ma réalité et lui donne sens : Lacan, théologie chrétienne, reconnaissance hégélienne…) ; réalisme contre le romantisme… C’est que seul l’ici et le maintenant peuvent m’offrir l’occasion d’éprouver de la joie à vivre. Nietzschéisme de Rosset, qui appelle, à quelques reprises, à une affirmation du réel (que pouvons-nous affirmer d’autre ?) contre la négation de celui-ci (qui n’est jamais l’affirmation d’autre chose, qui n’est toujours et jamais que négation) ; et surtout, et peut-être plus encore, devrions-nous parler de Lucrèce (plutôt que d’Epicure, qui, dans son jardin, semble ignorer le caractère cruel et tragique du réel) comme influence majeure, bien qu’il soit assez peu cité.
8L’ontologie négative débouche ainsi sur une éthique de l’affirmation de la vie, du réel dans son tragique, sa cruauté, mais aussi comme étant cela seul qui peut nous apporter la joie. Ici se signale la continuité des analyses de l’auteur avec d’autres thèmes de son œuvre, tel celui développé dans La force majeure. Cependant, le moment éthique reste peu développé, l’objet premier de cette compilation de textes étant de réunir en un livre les différentes analyses du réel et de ses doubles d’un point de vue ontologique. Précisément, la force de cet ouvrage est de constituer une véritable encyclopédie (qui n’est pas fermée, et ne le sera jamais, le réel étant ce qu’il est) des différentes stratégies d’évitement du réel. D’ailleurs, et c’est là ce qui fait éminemment la spécificité de l’auteur, on ne s’étonnera pas de trouver l’analyse d’une citation de Heidegger ou celle du système platonicien dans l’entourage d’une analyse du chichi ; ou le recours à Tintin ou à La rencontre du troisième type au milieu d’une étude sur la tautologie ou d’une discussion des thèses lacaniennes. Les doubles sont partout, puisque le refus du réel est une constante humaine : en cela, Platon et Boubouroche partagent quelque chose.
9Dès lors se révèle enfin la nature des références dans le texte de Rosset. Nous avons noté plus haut que Lucrèce, référence structurante de la pensée de l’auteur, n’était pas fréquemment cité, en comparaison de Heidegger, Lacan, ou Tintin. Les références explicites sont convoquées essentiellement à des fins d’illustration ; l’analyse d’exemples, certes privilégiés car paradigmatiques, de doublures du réel prend le pas, dans le texte de Rosset, sur l’exposé de ses raisons et présupposés. D’où aussi l’abondance des références littéraires : la littérature, et plus généralement l’art, c’est la saisie d’un type, et rien d’étonnant à ce que Rosset trouve donc en elle un vivier d’exemples privilégiés. Et c’est aussi ainsi qu’il faut comprendre une étude des thèses lacaniennes par exemple : celle-ci fonctionne comme référence à un type, en l’occurrence une certaine idiosyncrasie concernant le désir comme manque à être essentiel et infini (idiosyncrasie critiquée justement en tant qu’elle rapporte le désir à un ailleurs plus significatif et réel, mais toujours manquant car en fait irréel). Bien évidemment, cette idiosyncrasie peut faire écho à une autre que l’on trouve, par exemple, dans La rencontre du troisième type.
10Mais il est aussi des références sinon implicites, du moins plus discrètes (qui peuvent parfois être par ailleurs convoquées de façon explicites pour fonctionner sur le mode décrit plus haut) qui dessinent l’espace de présupposés dans lequel se meut la pensée de Rosset. Lucrèce, Nietzsche, Spinoza, Pascal par certains aspects, et Montaigne (ces deux derniers étant relativement fréquemment cités) sont les doublures par lesquelles nous pouvons tenter de cerner l’identité de l’auteur. La réalité de Rosset, sa singularité, c’est Rosset : saisir le réel ne peut se faire que par la tautologie… Serait-il illusoire de chercher à déterminer l’être de Rosset par de tels doubles ? Mais il est des doubles, tels les échos, les ombres et les reflets, qui trouvent grâce, dans une certaine mesure, aux yeux de l’auteur, en ce qu’ils sont des doubles de proximité, qui garantissent à l’être son existence non fantomatique. Dans le cas de l’écho, par exemple, on peut bien dire qu’il y a deux objets, et que l’être se trouve confirmé dans son existence par son écho ; mais ce double n’est pas pour autant signe d’un refus du réel, en ce qu’il est complémentaire avec lui, et en fait partie. Ainsi, une parole a besoin de son écho pour exister autrement que de façon fantomatique ; mais un écho a besoin d’une parole présente pour pouvoir être dite être. Or, n’en est-il pas de même des œuvres qui nous accompagnent dans notre cheminement intellectuel et affectif ? L’œuvre passée est à mi-chemin entre l’être et le non être, et a besoin d’un corps pour participer de la réalité ; mais un corps et une pensée réelle, présente, a besoin de partenaires avec lesquels entrer en écho pour que résonne sa parole, qui se voit ainsi attestée dans sa réalité. Aussi Nietzsche et les autres sont-ils des échos, des reflets, des ombres, de Rosset, et inversement. Ainsi s’expliquerait alors le caractère relativement implicite et silencieux des références structurantes, qui tels des ombres et reflets ne forment plus qu’un avec l’auteur.
11Cependant, même ces doubles se révèlent, à l’examen, suspects : les valoriser, n’est-ce pas dévaloriser encore la réalité dans sa contingence et sa fragilité absolue ? C’est pourquoi Rosset en vient à ne sauver qu’un seul type de doubles : les doubles de duplication qui, à l’opposé des doubles de remplacement, ne prétendent que singer le réel, et non le dégrader comme copie d’un original illusoire au nom duquel on vise la destruction du monde, pour un monde meilleur (on reconnaît encore ici la dénonciation de l’utopie activiste, comme aspiration à un non lieu : u-topos). Ces doubles fonctionnent comme signes explicites du réel qu’ils annoncent et ont pour fonction d’évoquer : ainsi de l’ombre d’un tueur qui s’avance, ou du masque-caricature dans une pièce comique. Seuls les doubles de la peur et du rire trouvent donc grâce aux yeux de Rosset, et l’on peut voir en effet en eux non la négation du réel, mais sa célébration, le jeu du réel avec lui-même.
12Il est clair qu’écrire sur Rosset, c’est défier Rosset, puisque l’on se condamne à une doublure qui ne rendra jamais compte de l’identité réelle de Clément Rosset. Aussi faut-il le lire, seul moyen de respecter ce que doit être une pensée convenable du réel : pensée tautologique, qui dit que Rosset, c’est Rosset. Si la philosophie exposée dans L’école du réel séduit par ses accents tragiques et affirmatifs, ses analyses subtiles et souvent drôles, son style admirable, son goût du paradoxe posé de façon impertinente, et son souci de clarté et d’efficacité, qui font de ce livre un grand livre de philosophie, reste que son appel à un retour au réel (que signe le titre du livre), qui échappe à la critique de l’idéal en ce que cet appel n’est pas un désir d’objet absent ou illusoire, semble nier cependant la dimension réelle et affirmatrice du réel qu’est le désir comme puissance d’expansion de soi, de production du réel, conception que l’on trouve tant chez Spinoza que chez Nietzsche. Autrement dit, (et en évitant la lapalissade ? sans éviter pourtant la doublure qu’est la comparaison), l’épicurisme lucrétien (valorisation du présent et du fini, avec un accent tragique) de Rosset ne le conduit-il pas à rater la réalité dans sa dimension dynamique ? Le désir, non pas conçu comme manque (d’une pseudo réalité toujours illusoire : Dieu, monde intelligible, Phallus, etc., dénoncé à juste titre, nous semble-t-il), mais comme puissance, n’est-il pas réalité et affirmation de sa propre réalité, tout en cherchant à doubler le réel (comme on double quelqu’un sur sa gauche) ? Un tel désir n’est-il pas joyeux et créateur d’une nouvelle réalité ?
13En fait, cette incertitude concerne la nature du désir dans la conception que s’en fait l’auteur. À ce sujet, le petit ouvrage La nuit de mai, écrit en 2007, apporte un éclairage tout à fait convainquant par sa cohérence avec les textes précédents, tout en levant l’objection que nous nous apprêtions à émettre. Écrit à partir d’un rêve fait une nuit de mai 2007, et qui lui en livrera le plan, (c’est du moins ce que prétend Rosset dans l’avant-propos), cette recherche sur la nature du désir est donc elle-même le fruit d’un désir portant sur sa propre définition. Partant d’une analyse de l’épisode de la petite madeleine, l’auteur montre que le désir n’investit jamais un objet unique, mais embrasse toujours une multiplicité de joies possibles. Le bonheur n’est pas la pure satisfaction simple, mais la totalité des satisfactions possibles ; le désir n’est pas désir d’un objet, mais d’une multitude d’objets qui accompagnent notre amour. Ainsi, être joyeux suppose un désir portant sur une pluralité d’objets, conditions de la joie ; et désirer suppose une certaine joie, allégresse qui nous dispose à tout désirer. Seul le triste ne désire pas, et seul celui qui ne désire pas est triste.
14Un désir porte donc non pas sur un objet, mais sur une myriade d’occasions futures de bonheur : « l’accomplissement d’un désir n’a de sens que s’il est accompagné de la perspective de mille autre accomplissements du désir ». Le désir est essentiellement « mobile », passant d’un objet à un autre, étant ce passage d’un objet à un autre.
15Une telle conception du désir semblerait devoir conduire le philosophe de la condamnation des doubles à condamner le désir : celui-ci refusant le simple et l’unique, il semble se rapprocher de la passion, course aveugle et infinie vers un bonheur illusoire car idéal et irréel. Pourtant, après avoir fait référence à la théorie deleuzienne du désir exposée dans l’Anti-Œdipe, Rosset établit une nouvelle classification des désirs, renouvelant celle établie par Épicure. À partir de l’analyse de l’absence de désir chez le dépressif, puis chez les héros balzaciens, l’auteur en arrive à distinguer le désir de la passion et de l’absence de passion. Le désir affirme son caractère pluriel et recherche activement satisfaction dans le réel, tandis que les héros passionnés de Balzac certes désirent, en ce que leur objet, unique, a besoin, pour exister, du témoignage des autres (et en cela ne contredit pas la thèse du caractère complexe du désir), mais n’investissent aveuglément qu’un objet inaccessible car irréel, tombant ainsi dans le délire de la passion ; quant aux dépressifs ou indifférents (qui sont eux-mêmes deux cas distincts), ils n’ont plus aucun désir, leur objet étant d’une pauvreté telle, d’une simplicité si grande, que plus rien ne le relance. Entre ces « deux monstres », ceux qu’aucun désir n’anime, et les passionnés, se tient le désir, qui est bel et bien ici conçu comme une puissance d’expansion de soi, source et effet d’une allégresse. La célébration du désir est donc à la fois affirmation de la vie et du réel, et affirmation de la nature dynamique de cette même réalité. En témoigne l’importance accordée par l’auteur au futur, dimension absolument absente dans L’école du réel, car assimilée au lendemain illusoire de la passion infinie.
16Au travers de ces deux livres, Rosset se révèle en fin de compte être un philosophe de première importance, l’un de ces trop rares penseurs modernes à oser encore parler de joie et d’affirmation de la vie, là où est conseillée l’aliénation la plus totale dans des univers illusoires où règne l’insatisfaction, la tristesse, le manque, et par conséquent la servitude. La philosophie retrouve ici son essence : l’art du paradoxe, la constitution de problèmes, l’analyse conceptuelle, à des fins de démystification et de libération.