Procédés de M. Duras
1Renouveler les perspectives sur l’œuvre de M. Duras — voilà l’ambition de chacun des essais ici réunis et présentés par Myriem Em Maïsi et Brian Stipson. « On a déjà tant dit et tant écrit » sur Marguerite Duras, mais les difficultés que rencontre aujourd’hui le lecteur qui aborde le monde de la critique durassienne existent toujours. Ce besoin de renouvellement s’est peut-être accru à l’approche du dixième anniversaire de l’écrivain, et le présent recueil vient témoigner de la qualité des études durassiennes.
2Cette livraison contient quinze textes réunis et classé d’après trois sujets principaux : 1. Procès d’écriture 2. Écriture, voix et image 3. L’écriture et le « monde extérieur ». Ces textes offrent des approches critiques diverses, mais tous les analyses portent sur les modes d’écriture, qu’on aborde et qu’on tente de saisir dans tous ses états.
3La première partie de la revue s’attache au procès d’écriture, ou bien plutôt à la pratique scripturale — étude des réécritures, des transformations, des manuscrits.
4L’article de Brian Stimpson est consacré à la genèse d’une poétique durassienne d’après les manuscrits de Emily L.. Sans prétendre tracer tous les moments de la genèse de Emily L. Brian Stimpson se contente d’indiquer quelques moments clés pour faire ressortir les caractéristiques principales de la pratique scripturale de Duras. Il commence par les premiers brouillons qui représentent plutôt les traces de l’œuvre à venir, où l’on voit clairement des corrections systématiques. L’auteur nous montre ces manuscrits largement corrigés et nous rappelle qu’on est bien loin de l’idée d’une Marguerite Duras « laiss[ant] tout dans l’état d’apparition » (p. 32). Il parcourt rapidement deux versions pour le théâtre et deux versions narratives — deux modes différents, qui révèlent un changement radical dans l’orientation du texte.
5Dans son article intitulé « L’ubiquité du Personnage – écrivain dans Emily L. de Marguerite Duras », Maud Fourton cherche à examiner la conception durassienne de l’écrivain : que Duras veut-elle désigner par cette formule « un écrivain qui n’écrit pas » ; comment l’acte créateur peut-il être envisagé comme une non-écriture ? Pour lui toute la poétique de Duras est construite autour de « l’en allé » de l’écriture. Maud Fourton emprunte l’expression « l’en allé » de l’écriture au Ravissement de Lol V.Stein où Duras dit de Lol que « une part d’elle-même eût été toujours en allé loin de vous et de l’instant » (p .55). Fourton constate que la distraction est un phénomène fictionnellement représenté de manière récurrente et nous donne des exemples de Lol, plongée dans l’évanouissement et le sommeil, ou encore le voyageur de commerce dans Le Square. Dans cette perspective, la figure de « l’écrivain qui n’écrit pas » exprime l’impossibilité à écrire, de sorte qu’il est celui qui écrit pour mieux ne pas écrire.
6Dans « La réécriture chez Marguerite Duras, entre épuisement et relance », Bernard Alazet analyse trois versions de Dialogue de Rome, où on voit clairement comment Duras reprend sans fin les manuscrits et les transforme. Pour expliquer cette pratique courante chez l’écrivain, Alazet nous cite assez souvent Marguerite Duras parlant « d’écriture brute », « d’écriture mental », « d’ombre interne ». Trois versions de Dialogue de Rome, du film à la scène, puis au texte écrit et publié, sont étudiées, comme trois façons d’approcher l’invisible, l’illisible, l’inscriptible : dans « cet écrit non-écrit, qui est l’écrit même, s’approche l’illisible, l’inscriptible, l’ombre interne » (p. 74).
7C’est avec grand souci du détail scripturale que Myriem El Maïzi se propose d’étudier l’épisode le plus fameux de Aurélia Steiner (Paris) — l’agonie de la mort d’une mouche. « Genèse de Aurélia Steiner (Paris) de Marguerite Duras » examine les différents dossiers des manuscrits : Myriem El Maïsi constate que le processus d’écriture de ce texte avec son premier jet des mots autour de la mort d’une mouche à la version publiée aborde le thème de la persécution des juifs. Ainsi la mort de la mouche fait écho, dans l’imaginaire durassien, à la mort des juifs : « la mort d’une mouche, c’est la mort » (p. 79). De cette manière, on se retrouve dans un espace où se négocie une écriture en circulation entre mémoire et imaginaire.
8L’article suivant est consacré à la « Genèse de la scène du bal dans l’avant-texte de Le ravissement de Lol V.Stein ». Les manuscrits de véritables dossiers de genèse du roman sont mis en évidence par Annalisa Bertoni. Après la reconstruction des liens logiques et syntaxiques entre les différents feuillets, elle établie l’évolution diachronique du projet du roman et isole cinq versions intégrales du texte. Elle illustre tous ces textes repérés, reconstitués et observés chronologiquement dans un tableau qui schématise les liens, soit le stemma de l’avant-texte. Ces versions différentes de la scène du bal sont créées pour le roman, pour le théâtre et pour l’adaptation au cinéma. Annalisa Bertoni analyse le principe du « miroir qui revient » dans la scène de danse. Elle considère que par ce moyen, Duras essaye d’objectiver le regard de Lol en train d’assister au bal et de poser le déroulement filmique ainsi que le développement romanesque de la scène.
9C’est la question fondamentale du rapport entre corps et écriture qui intéresse plus particulièrement Sylvie Loignon dans « “A corps“ et désaccords de l’écriture désaccordée au corps comme lieu de l’écriture chez Marguerite Duras ». Le corps apparaît sous toutes ses formes, dans toutes ses positions chez Marguerite Duras. Sylvie Loignon prend appui sur plusieurs textes et nous montre comment le corps et la circulation des corps se révèlent nécessaires à une écriture dont les « désaccord » renvoient en retour, à la déformation des corps. Elle consacre une étude à part au rôle du visage, aussi défiguré et détruit comme le lieu de l’écriture durassienne.
10« Processus atemporel durassien » présenté par Christophe Mauré prend appui sur Le Ravissement de Lol V.Stein et Emily L.. Il s’agit de comprendre « l’atemporalité » comme le suspens du temps chronologiques au sein de la fiction, comme possibilité d’atteindre un instant d’éternité. Il s’intéresse aux concepts liés au topos à travers de ces deux œuvres particulièrement riches au topos à décrire. Christophe Mauré met en perspective le lien entre l’expérience atemporelle, l’expérience de la folie et celle de l’écriture. Il cite onze éléments comme les topos de la scène d’atemporalité. Ce sont les éléments qui se répètent d’œuvre en œuvre chez Duras : la mer, le silence et la mutité, le cri, l’oubli, la folie, l’enfance, la musique, la danse, la relation de type érotique et le thème du double. Il met également l’accent sur la scène d’atemporalité pour Lol.
11La deuxième partie de la revue intitulé Écriture, voix et image développe la question de la création à travers des différents genres examinés dans l’œuvre de Marguerite Duras.
12Dans l’article « Les membranes audio-vocales du théâtre durassien », Mery Noonan parle de l’écriture et de la pratique de la lecture féminines dans le théâtre. Elle examine certains détails de la pièce Savannah Bay écrite 1982 et représenté sous direction de Duras au Théâtre du Rond-Point en 1983. Cette pièce est considérée comme une tentative de mettre en scène « la voix de l’écriture », de représenter la théâtralité du texte, où la limite entre le corps et le texte est brouillée et où les activités de la lecture et de l’écriture se fondent et se séparent constamment. Elle nous montre comment utilise l’écrivain la dimension spatiale du théâtre pour compléter l’expérience audio-vocale qu’elle privilégie dans ses pièces.
13Pour une approche psychologique, Renate Güinter dans « Les origines du cinéma de Marguerite Duras » nous présente une analyse, qui s’inspire de la théorie jungienne de l’inconscient collectif et du processus d’individuation pour élucider les origines de la créativité de l’écrivain. Ainsi l’affirmation de Jung, selon laquelle, dans le processus créateur le moi « est emporté par un courant souterrain », fait allusion à l’observation durassienne, à sa capacité de dépasser le moi pour devenir ce qu’elle appelle « une chambre d’écho », espace dans lequel les traces de l’inconscient collectif se traduisent en image et voix cinématographiques.
14« Du paratexte au cinéma — la poïétique durassienne et sa mise en scène » : tel est le sujet de l’article représenté par Michelle Royer. L’auteur commente l’œuvre de Marguerite Duras et son parcours d’écrivain à travers de ses textes paralittéraires s’étendant sur quarantaine d’années. Dans cette études le cinéma est abordé comme mis en scène du processus créateur tel qu’il est décrit dans les articles journalistiques ou dans les émissions radiophoniques et télévisées. Michelle Royer cherche à nous comprendre que Duras voit le cinéma en premier plan comme outil d’investigation de lecture plus efficace que le texte écrit, puisqu’il permet de faire entendre cette phase inspirationnelle, qui pour elle est l’écriture.
15Représenter l’irreprésentable, le vide de représentation, l’impossibilité de représenter, le mouvement-même de l’écriture en train de se faire — ce sont les thèmes abordés par Julie Beaulieu dans son texte La « chambre noir » dans Le Camion de Marguerite Duras. L’auteur parle également d’hégémonie textuelle, ce qui est fortement caractéristique pour le cinéma durassien. Le Camion repose sur son texte, sur des mots qui font image. La primauté du texte, de la voix sur l’image donne son caractère tout à fait unique en son genre. Julie Beaulieu souligne l’importance de ce film dans l’évolution cinématographique et nous montre le nouveau type de spectateur du filme, plutôt placé devant une lecture, devant une écriture poétique qui prend forme sous ses yeux et libère son imaginaire. « La chambre noire » est le lieu d’apparition d’une écriture filmique qui se confond avec sa lecture et son imaginaire.
16Sarah Gaspari nous propose une étude sur le cinéma de Marguerite Duras dans un article intitulé « Entre « impossible » et sublime ». Il examine l’aspect cinématographique « impossible » en particulier dans deux films : India Song et Son nom de Venise dans le Calcutta désert. Dans ces deux films, les scènes apparaissent comme construites/reconstruites, transfigurées et de plus en plus sublimées par l’imaginaire littéraire et intertextuel des voix off et par des musiques toujours signifiantes.
17Une dernière et troisième partie de la revue porte attention sur les rapports entre l’écriture et le « monde extérieur ». Quelle est l’influence portée sur l’écrivain par ce « monde extérieur » dans lequel elle a vécu.
18L’article de Raylene Ramsay intitulé « Le moi hybride postcolonial dans les textes coloniaux de Marguerite Duras », analyse les textes coloniaux de l’écrivain comme une lecture des « autofictions » de Duras. Suite à l’étude de plusieurs œuvres autobiographiques, Ramsay conclut qu’il y a bien dans le texte durassien une hybridité coloniale /postcoloniale ainsi que des variations stratégiques dans les représentations coloniales de l’Indochine que l’auteur nous livre dans ses textes de 1940,1950, 1984 et 1991. Avec ce caractère et ce statut « postcoloniale » Raylene Ramsay nous montre la relation complexe que se joue entre l’écrivain et la colonisation de l’Indochine.
19Cette complexité du jeu entre le réel, l’histoire et le récit est profondément étudié par Cécile Hanania dans un essai De Moscou à Hiroshima – les « archives » artificielles de Marguerite Duras. Pour le témoignage authentique, elle met l’accent sur l’utilisation de sources documentaires et en même temps sur les « archives » artificielles de l’écrivain. Elle tente de dévoiler la fiction dans les documents authentiques et distingue trois textes qui entretiennent des liens plus étroits avec des événements capitaux : Hiroshima mon amour (1960), Un homme est venu me voir (1965), et Abahn Sabana David (1970). Ce sont ces « documents» que Cécile Hanania propose à analyser en dégageant leur nature singulière et le traitement paradoxal que Duras leur fait subir.
20Le dernier article de ce recueil « Ce que nous disent les dédicaces de Duras » développe une analyse intéressante présenté par Martin Crowley. Il tente de formuler quelques idées sur les fonctions possibles de la dédicace à partir des effets produits par certaines dédicaces durassiennes. Il essaye de cerner la relation qu’instaure le dédicace entre le texte et son lecteur. En analysant plusieurs dédicaces, Martin Crowley distingue les dédicaces publics, dont on pourrait dire que la fonction est surtout politique, c’est-à-dire qu’elles proposent au lecteur un champ d’interprétation qui est celui des événements politiques auxquels répondent les textes dont il est question. Ensuite la dédicace de type plutôt privé, remplit de sens d’amitié ou d’amour, dont la fonction est purement sentimentale.