Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mai 2008 (volume 9, numéro 5)
Morgane Leray

Regards méduséens de femmes-sphinges : l’art de voir dans l’oeuvre de Dante Gabriel Rossetti

Laurence Roussillon-Constanty, Méduse au miroir. Esthétique romantique de Dante Gabrile Rossetti, Grenoble, Ellug, coll. « Biblioth. stendhalienne et romantique », 2008.

1Regards scrutateurs, inquisiteurs, qui semblent sonder l’âme de celui qui regarde et qui, à son tour, interroge ces femmes mystérieuses dont il désire pénétrer les pensées, déchirer le voile de silence, violer les bouches impénétrables. C’est sur cette circularité des regards entre le peintre voyant et voyeur qui donne à voir sa re-présentation du monde, le modèle regardé et regardant et le spectateur épié en train d’observer que Laurence Roussillon-Constanty construit une passionnante interprétation de la peinture mais aussi de la poésie rossettiennes. Se fondant sur un sonnet intitulé Aspecta Medusa, dont elle fait en somme la clef de sol de son étude, l’auteur dévoile les modulations picturales et poétiques d’une mélodie du regard : « Par rapport à une approche chronologique qui, dans le cas de Rossetti, mènerait à une vision éclatée des influences de sa jeunesse et à un examen séparé de la peinture et de la poésie, examiner ces diverses sources d’inspiration sous l’angle de la vision permet de faire la part des influences passagères de celles qui déterminèrent la voie dans laquelle Rossetti s’engage à partir de 1850. Inaugurée par le préraphaëlisme, cette nouvelle voie est celle de la vision ».

2Laurence Roussillon-Constanty nous invite dans un premier temps à analyser la naissance de Rossetti à l’art, à l’ombre de la figure tutélaire de Dante, inscrite dans son identité civile autant qu’artistique. Imprégné dès sa jeune enfance par l’œuvre du grand poète italien que son père admirait tant, Rossetti a très tôt perçu la portée symbolique d’un nomen numen, première pierre d’une mythologie personnelle qu’il ne cessa d’élaborer au fur et à mesure de la constitution de sa personnalité d’artiste. Le spectre du regard, celui qui hante les œuvres du Dolce Stil Nuovo, se serait ainsi peu à peu enraciné dans l’imaginaire du peintre et poète. La deuxième étape de sa quête esthétique aurait été dans la découverte du mythe de Persée, lui aussi traversé par le motif scopique et dont les composantes psychanalytiques auraient constitué un intérêt supplémentaire pour Rossetti, qui, à l’instar du héros antique, dut symboliquement tuer la figure paternelle — biologique ou spirituelle — pour accéder à l’autonomie et trouver sa place dans une société où il a échoué après un exil forcé, ostracisme que connut le père de Rossetti. De ces coïncidences entre l’art et la vie, Laurence Roussillon-Constanty voit l’origine d’une esthétique de la métamorphose, où s’entrelace art et réalité, dans une confusion toute wildienne : des modèles vivants désincarnés en figures mythiques et des figures peintes semblant s’animer sous les traits d’une Jane Morris, dont on ne savait plus si elle était l’incarnation d’un tableau qui aurait soudain pris vie ou le modèle à l’origine d’un tableau.

3C’est là que le gorgonéion apparaît comme le trait d’union entre une quête personnelle et une représentation artistique multiséculaire, entre, en somme, l’individu et l’artiste. L’auteur rappelle en effet que de Dante à Goethe en passant par Shelley pour ne citer que les artistes des Lettres, cette figure de femme sans corps a traversé les imaginaires et incarné l’ambivalence du regard féminin — et par métonymie de la femme elle-même —, ainsi que l’a emblématisé la Laure de Pétrarque, dont le regard a capturé l’amant dans ses rets, tuant l’homme mais donnant naissance au poète. Or Laurence Roussillon-Constanty rappelle de manière fort stimulante que « issu des veines du côté droit, le sang de Méduse est un poison qui tue ; issu des veines du côté gauche, c’est un pharmakon, un remède capable de sauver ou de guérir et même de ressusciter les morts ».

4Se mettent ainsi progressivement en place les pièces de ce passionnant puzzle : Méduse est une métaphore de la femme, figure centrale de l’art rossettien ; le monstre que Persée doit affronter pour conquérir sa place dans la cité et le cœur d’Andromède incarne la puissance ambiguë du regard, ambivalence soulevée par les poètes évoquant leur muse… Méduse, la femme, le regard, l’art : tous ces éléments ressortissent à une même dynamique créatrice, à un même discours réflexif qui nous amène à la figure centrale du mécanisme rossettien : le miroir.

5Pour vaincre Méduse, Persée use du stratagème spéculaire, de même que pour relever la gageure de figurer le monde, l’artiste –peintre ou poète- doit re-présenter le monde, autrement dit utiliser, dans un geste apotropaïque, un medium, un écran protecteur comme le fut le bouclier, entre le monde et le regard, avide de découvrir ses mystères mais menacé d’en être confondu : « Pour le peintre, comme pour le héros, la tête de Méduse incarne le pouvoir d’immobiliser le monde et de le figer dans une pose éternelle ; c’est l’espoir d’un triomphe, sur l’œil, du regard ». Pour l’amant, c’est assouvir sans danger la pulsion scopique définie par Lacan et qui sous-tend l’interprétation de l’auteur. Enfin, dans une mystique de l’art, avec laquelle flirta le préraphaëlisme, le miroir et ses jeux de mises en abyme dessinent, pour prendre une célèbre image, une fenêtre sur l’invisible. Or l’éthique et l’esthétique préraphaëlites tendent vers ce défi : rendre visible l’invisible, qu’il soit spirituel ou social, à l’instar des ressorts souterrains de la prostitution, sujet qui divisa alors la société victorienne et que Rossetti évoque dans ses tableaux, en tendant à ses contemporains un miroir qui dénonce moins ces femmes aux mœurs légères que l’hypocrisie des hommes, ceux-là mêmes qui les honnissent au grand jour et exploitent leurs charmes la nuit venue.

6La spécularité s’opère en outre entre poésie et peinture : un sonnet fait écho à une toile ou s’y insère, comme une mise en abyme. Pour reprendre la belle formule de D. Bonnecase à propos de Shelley : « le procès synesthésique est d’une importance capitale dans la mesure où, induisant un glissement du musical au visuel, il introduit, comme deux pôles solidaires, la double idée de la poésie comme harpe éolienne et miroir réfracteur ». Cependant, Laurence Roussillon-Constanty suggère l’autre facette de cette mise en miroir : recourir aux mots ne signifierait-il pas les limites de la représentation picturale, constat qui ferait, en effet, étrangement écho au mutisme de ces figures rossettiennes au regard inquisiteur mais aux bouches closes. Mutisme de femmes-sphinges.

7Le stratagème réussit-il in fine ? L’artiste parvient-il à se protéger de l’éclat éblouissant de la femme et du monde, à le figer, à s’approprier le regard médusant, pétrifiant de Lilith-Méduse-Andromède-Jenny, quel que soit son nom, et à le renvoyer, dans un savant jeu de miroirs inspiré de la ruse perséenne ? Dans The Portrait, sorte d’art poétique, « si la fin du poème semble déclarer la victoire de l’art sur la vie, ou de l’amour sur la mort, elle désigne également la mort de la femme aimée, puisque la peinture ne peut rendre la vie que par l’ombre et le verbe n’en nourrir l’illusion que par la métaphore ». Le miroir ne saurait en effet rendre autre chose qu’un reflet, une copie, une image, non l’idée, l’essence. L’œil du désir, qui insuffle l’envie de créer et d’aimer, saurait-il d’ailleurs se nourrir d’autre chose que de ce reflet ? Le désir naissant d’un manque et se nourrissant du besoin de le combler, souffrirait-il d’un assouvissement total ? The Question for a design interroge le Sphinx, qui reste désespérément muet : « Oh ! And what answer ? [...] Some answer from the heaven invisible”. S’il est un enseignement que l’on peut tirer des œuvres de ces autres amants de Méduse que furent Dante, Pétrarque, Goethe, c’est que l’art, comme l’amour, vit par le fantasme, vision, re-présentation spéculaire, reflet. Le regard de Méduse ne serait-il pas alors non pas un défi à scruter l’invisible au prix de la vie, mais au contraire une invite à médiatiser notre vision du monde pour supporter la vie ? Nietszche ne disait-il pas que l’art est ce qui nous permet de « ne pas mourir de la vérité » et Rossetti : « Ne suis-je pas un drap tiré devant la lumière pour que le spectateur ne soit pas aveuglé ? » Laurence Roussillon-Constanty a su lever un pan du voile, laissant entrevoir l’éclat de l’esthétique rossettienne, en ayant toutefois le bon goût, ou la grâce — ce surcroît de lumière, écrit-elle —, de ne pas dévoiler entièrement le mystère, car, comme elle, nous préférons : « le blanc de l’esquisse, l’énigme du cercle vide laissé par Rossetti au-dessus de la tête de Persée, le tourment d’une œuvre laissée en suspens. Inachevée, imparfaite, elle symbolise finalement le dynamisme, l’énergie du regard de l’artiste », ce que nous nous plaisons à appeler l’œil du désir.