Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mai 2008 (volume 9, numéro 5)
Sébastien Baudoin

Rivages de Julien Gracq

André Peyronie, Un Balcon en forêt et les guetteurs de l’Apocalypse, Caen, Minard, « Archives des Lettres Modernes », n° 291, 2007.Frank Wagner (éd.), Lectures de Julien Gracq, Presses Universitaires de Rennes, 2007.

1Le temps a fait « son œuvre de décantation », et la mort de Julien Gracq, blessure encore récente pour le monde de la littérature, n’empêche pas pour autant son œuvre grandiose de lui survivre. Inscrits au programme de l’agrégation de Lettres, ce que la critique a coutume d’appeler ses derniers récits ont fait l’objet de deux récentes publications, celle d’André Peyronie, intitulée Un Balcon en forêt et les guetteurs de l’Apocalypse et un ensemble d’articles dirigés par Franck Wagner, Lectures de Julien Gracq.

2André Peyronie entend aborder Un Balcon en forêt selon une visée bien particulière, celle du fameux « point sublime » surréaliste, voulant montrer par là que le dernier roman de l’auteur n’a pas coupé ses attaches souterraines avec les idées d’André Breton. Ainsi, ce récit tenterait de l’approcher ou « du moins de se placer imaginairement dans la perspective de sa poursuite », ce que tendent à démontrer les deux chapitres de cet essai, d’inspiration thématique, abordant tout d’abord l’approche de la « frontière sublime » par le héros puis la coïncidence entre ce « point suprême » et « la thématique existentielle du roman ».

3Après avoir exploré la « tentation du sublime » dans l’œuvre en passant en revue l’évolution de la théorie en la matière, le critique en vient à considérer la notion de limite : par l’examen d’une série de notions qui offrent autant d’angles de lecture saillants pour appréhender l’un des aspects majeurs de l’œuvre, il s’agit d’aborder le déplacement comme séparation euphorique, délivrance du héros qui passe par l’examen de la rupture ancrée dans les mots et la force du préfixe « dé-» à valeur démarcative. Mais la « vertu clivante » n’en est pas moins coexistante avec l’idée du « dé de béton » que constitue la maison forte où s’enracine le héros. Une tension s’opère alors entre ces lieux d’ancrages et ceux de la délivrance, cristallisée dans le « panopticon » où l’altitude du « surplomb » et la position de « veilleur » font de Grange un être avide d’une contemplation de l’ordre du « fantasme » réalisé par l’incongruité d’un balcon dans une forêt. Mais ce balcon donne autant sur les idéaux du personnage que sur la frontière, lourde de la menace de la guerre et ouvrant sur les confins, entre danger oppressant et « limites du connaissable et de l’inconnaissable ». « Guetteur-lecteur », le héros est « avide de significations » mais les signes demeurent « indécis ou obscurs » marquant par là « les limites de la saisie du monde » par l’être humain. Dans cette œuvre en constante tension, l’approche de la frontière et l’appel de l’absolu ne peuvent se penser que par rapport à leur contraire — la « limes », le seuil — qui facilite avant tout l’« ancrage dans le familier » selon le critique.

4Circonscrivant le pays dans lequel évolue Grange, le « limes » consacre cependant l’enlisement qui préside à la constitution de « soldats-paysans », dans un espace de ruralité peuplé de guetteurs faisant plonger l’espace dans les « limbes » : le « hameau des Falizes », connotant la verticalité, est alors « la source d’une rêverie de la coupure et d’une rêverie du refuge ». Le plateau ardennais devient un « Toit » dans les propos du héros, toit qui protège et isole, rejoignant l’imaginaire de l’île déserte dans une rêverie de l’isolement qui renoue avec la topique du poêle comme feu réconfortant, « lieu intime et chaleureux » que ne démentirait pas Gaston Bachelard. La forêt est alors perçue par André Peyronie comme un lieu de médiance, catalyseur de la « rumeur » du monde et « zone de possible passage ». En effet, la forêt gracquienne ouvre sur des chemins de traverse conduisant vers l’infini, alors que la nuit s’y conjugue pour révéler « le danger caché ». Il y a donc un « échange entre mer et forêt » dans un « concours de sensations » : la mer s’ajoute à ce duo pour former ce que le critique nomme « le grand élémentaire », « espace intermédiaire », « frontière ambiguë » qui conduit au sublime.

5La marche permet alors de « s’accorder physiquement » au monde et les patrouilles figurent l’« approfondissement de l’expérience » tournée vers « l’impérieuse attraction des limites ». La présence du danger « donne sa force à l’expérience imaginaire » qui a lieu lors du passage de la frontière : cette « marche aléatoire à la vie, à la mort », reprendrait alors « la veine surréaliste » via une image du soulèvement aquatique où la rêverie sur l’eau rejoint « l’espace marin » absent et présent tout à la fois dans la présence forestière par le motif gracquien de la « maison-bâteau ». Les « soulèvements » ressentis par le héros poursuivent ce mouvement dans l’ordre des sens : libération d’un poids ou « respiration » conduisent au motif du « ravissement » menant à son tour au sentiment du « sublime » qui n’est autre qu’un « arrachement à la condition humaine ». La théâtralisation de l’espace et l’omniprésence d’un « lever de rideau » ajoute alors un mouvement fondamental à cette marche vers le sublime, celui de l’écriture « tournée […] vers le pôle qui l’aimante et la suscite » : dès lors se déploie un « schéma dialectique » où il ne s’agit pas de dépasser les contraires mais d’en faire le centre même de l’expérience car « le surréel ne se trouve nulle part ailleurs que dans la profondeur même du réel ». Dès lors, André Peyronie analyse plus précisément la progression « vers le point suprême ».

6Après un historique rapide de la contradiction littéraire et philosophique, il s’agit pour lui d’explorer la marche vers le sublime via les catégories du temps et de l’espace puis de se pencher sur « l’expérience sensible qu’elles encadrent ». L’histoire se conçoit comme un moyen d’épaissir la réalité romanesque en créant des références « en ‘sur-impression’ ou en ‘sous-impression’ » comme dans un manuscrit « palimpseste » : du Moyen-Age à la guerre de 1914-1918 en passant par le temps de la « mémoire individuelle » liée à l’enfance, l’espace des « Hautes Falizes » devient synonyme de « liberté mentale », où le temps abolit ses frontières, « un univers où naturel et surnaturel communiquent librement et dans tous les sens ». L’espace lui aussi est donc animé de forces antagonistes, entre « mouvement » et « immobilité », « montée » et « descente ». « Nomadisme » et « sédentarité » sont deux états qui caractérisent la situation des personnages du récit, Gracq privilégiant les figures « du déplacement et de la vitesse » et la « suprême liberté du nomade », incarnés par Mona et les rêves de Grange. Maintenant sa volonté de rester où il se trouve, ce dernier tenterait de s’approcher de « l’indicible et de l’impossible qu’est la mort » pour explorer, au-delà des « conduites prévisibles », une « terra incognita », s’identifiant avec la figure du « voyageur immobile » selon Giono. Mais une autre tension — celle du haut et du bas — motive les déplacements du héros, que ce soit la descente heureuse en luge et la « sensation d’allègement » ressentie alors ou la « descente en soi » qu’elle représente de manière symbolique, « expérience psychosomatique d’exploration des profondeurs » et représentée par l’expression de Grange, « descendre dans le blockhaus ». « Fascination pour la hauteur » et « vertige de la chute » se rejoignent dans la recherche d’une « élévation » toute surréaliste, et qui passe aussi par l’expérience du « gouffre ».

7« Absence », « irréalité » et « attente » sont trois modes de l’expérience sensible du héros, expérience du « manque » : absence de la guerre pourtant latente, absence de la hiérarchie et du pouvoir, irréalité d’une vie jamais là mais toujours ailleurs, de la guerre comme « théâtre d’ombres », l’attente étant avant tout le sentiment « d’un manque dramatique d’Être ». L’« obscure limite » vers laquelle Grange se dirige serait triple, pour André Peyronie, via les « pôles négatifs » que sont la nuit, le sommeil et le rêve, mais aussi la mort. La nuit est approche de « l’inconnu » de même que le jour est « incertain ou voilé » : le filtre végétal de la forêt, la prééminence du crépuscule ou la permanence d’une atmosphère « entre chien et loup » qu’affectionne particulièrement Julien Gracq, tout cela s’ordonnerait en fonction de l’aurore, avènement de la « surréalité » et « renouveau » heureux. Mais le rêve est lui aussi une expérience des limites, dans un récit bâti comme « un long rêve du jeune aspirant, entre deux sommeils » : chaque endormissement est une reprise de contact avec le monde et l’image de la paume de Mona « tournée vers le haut » intéresse le critique comme signe de « soulèvement », de « présentation de l’illimité dans le mouvement » comme « une offrande sublime ». Songe prémonitoire, demi-sommeil et torpeurs du héros favorisent « la conciliation des contraires » et le glissement vers la mort, dans la dernière scène du roman, est une immersion aquatique mais aussi en soi ; Grange finit par se heurter à « un mur de silence » : le dépassement rêvé est espérance d’un « dépassement sublime » qui s’avère « une désirable mais irréalisable conjonction ». Le « point sublime » du récit gracquien rejoint l’idéal surréaliste qui replace l’individu « à la mesure de toute chose » : Un Balcon en forêt est in fine assimilable, pour André Peyronie, à la plus belle « chanson de guetteur » surréaliste, qui a pour mérite de « faire voir » au lecteur ce « rêve de conciliation des contraires ».

8Les lectures rassemblées par Franck Wagner, pour leur part, offrent une perspective plus diverse et  élargissent les analyses au-delà d’Un Balcon en forêt, pour considérer La Presqu’île et « La Route », deux récits plus fragmentaires qui se rejoignent sur de nombreux points. Franck Wagner revendique « une grande variété de modes d’approches » dans ce recueil d’articles, qui constituent autant de « porte[s] d’entrée[s] » dans l’univers gracquien, l’auteur étant trop souvent perçu à tort comme le dernier des classiques. Son œuvre, « d’une indéniable exigence », est au contraire loin d’être figée autour d’un idéal passéiste dont il serait « le dernier qui » - celui conclurait la lignée - pour reprendre la formule d’Albert Thibaudet employée à propos de Chateaubriand1. La fertilité tout comme la multiplicité de ces approches du texte gracquien réunies dans ce recueil prouvent peut-être même que Julien Gracq serait « le premier qui », celui qui, le premier, a osé affirmer la primauté du style et la difficulté heureuse comme poétique dans une période de la littérature - encore de nos jours toujours aussi vivace - qui répond sans vergogne aux sirènes de la médiocrité sans relief.

9Les trois volets de cet ensemble d’étude forment un triptyque qui ne reproduit pas strictement le clivage inhérent aux œuvres elles-mêmes : si la première partie est consacrée à des analyses portant sur Un Balcon en Forêt, et la troisième sur La Presqu’île, la partie médiane s’intéresse, de manière très opératoire, à « l’entre-deux » des dernières fictions gracquiennes, avides de percevoir les connexions entre les deux œuvres précédemment citées.

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11L’introduction de Franck Wagner brosse un panorama complet de l’ouvrage et constitue une porte d’entrée très utile pour naviguer entre les articles féconds de cette réunion d’études. La première partie, « Autour d’Un balcon en forêt », débute par une analyse de Suzanne Allaire sur les « pouvoirs de l’écriture » dans l’œuvre comme manifestation d’une « liberté grande » qui n’est autre que celle du poète. Elle entend saisir le « courant », le « fluide qui traverse l’œuvre et entraîne le récit de guerre sur les rivages de l’interrogation méditative sur la temporalité ». Par l’examen des « lignes de force d’une écriture », il s’agit de cerner ce qui lie ensemble « le narratif et le poétique ». L’étude progresse avec méthode, envisageant tout d’abord « l’ordonnancement narratif » (angle de vision, temps du récit, final du récit) pour y déceler une « lecture du monde » triplement réalisée sous la forme des descriptions, de la rêverie et de quelques images fondatrices. Entre le récit et la poésie, l’écriture cherche à établir en permanence une « conjonction », combinant « récit de guerre », « plongée introspective » et « flux de la rêverie ».

12Poursuivant l’étude des masques symboliques de l’écriture gracquienne, Jean-Louis Leutrat se livre à ce qu’il nomme la « traversée d’un livre » sous l’angle des réseaux stylistiques d’images, analysant « les métamorphoses et ses modulations ». Le train, la nuit et la forêt, le toit, la « maisonnette de Mère-grand », les figures du retournement et de l’inversion, l’humanité, l’animalité et la végétalité débouchent sur d’autres motifs liés au parcours, celui des cavaliers, de l’attente dans l’espace-frontière du fil ou de la grève, au rythme des saisons ou des significations du régime igné (feu, incendie et fièvre). La fin du récit est alors rapprochée de la mort du héros par une coïncidence signifiante. Ce parcours de l’œuvre au fil des images conduit au plus près de la rêverie créatrice de l’auteur et de ses détails signifiants.

13C’est aussi à une « relecture » que nous convie Michèle Monballin, mais pas dans la même perspective. Considérant un passage précis de l’œuvre — les « premières pages » d’Un Balcon en Forêt — elle se livre à une « microlecture » pour montrer comment le pacte instauré par Julien Gracq avec le lecteur « subit quelques aménagements » par rapport aux attentes traditionnelles. Le lecteur est ainsi appelé à construire lui-même le sens du récit face à un personnage inconsistant et dans une narration qui se laisse dériver au gré d’une « semblance d’être ». Les intertextes de Poe, la dialectique du désenchantement et de l’enchantement rejoignent la dualité de la dépossession et de la présence du personnage, suivant « le régime majoritairement itératif du récit », où la « description spatiale » devient « le tissu même de l’œuvre ». « Méditation » et « épiphanie » tout à la fois, cet incipit répond à l’esthétique gracquienne, comme une « invitation à partager une expérience intime ».

14Mais cette expérience intime se nourrit parfois d’intertextes qui l’enrichissent d’autant plus aussi Bruno Tristmans analyse-t-il le trajet qui conduit des Falaises de Marbre de Jünger au Balcon en Forêt de Gracq en prenant le chemin qui mène de la pétrification à l’évaporation, entre « livres de pierre » et « livres de brume ». Les « substrats géographiques » révèlent « la mémoire d’un savoir perdu » et dessinent un « parcours de désintégration » informé par la « démarche savante », celle de « la constitution d’un savoir ». La lecture du Balcon en Forêt se propose alors d’être celle d’un « repli ». La fragmentation minérale, la végétation de Jünger, devenue « sauvage » chez Gracq, conduisent à la pourriture et à une « fragilisation du motif solaire ». Le récit se situe alors en tension entre « dérive du sens » et « reterritorialisations fragiles » qui conduisent à la « liquidation de la thématique minérale ». Cette double postulation se trouve parfaitement exprimée par le motif de la vitre, entre le minéral et le solaire, la brisure et l’opacité. Derrière cela, c’est le « sens du monde » qui se fragilise, de même que la littérature en général.

15L’effondrement et l’entre-deux sont déjà inscrits dans Un Balcon en Forêt et la rupture, la tension serait bien ce qui fonde, dans l’article inaugurant la seconde partie de ce recueil, le rapprochement de La Presqu’île et du Balcon en Forêt : Guillaume Pajon y étudie le rapport duel des « présences » et des « absences » dans les deux récits. Abordant les deux temporalités qui naissent, selon lui, de ce double régime, il distingue le « temps du regard » et le « temps du souffle ». Le « temps du regard » est marqué par un « monde vidé », à l’« humanité résiduelle », « épuisement » qu’observe le héros, guettant « le chant du monde » dont les « contours s’étiolent en sfumato ». L’absence fantomatique y fait souvent naître l’érotisme et la silhouette fait basculer vers le « temps du souffle ». Elle se présente en tension avec la présence forte de la « femme gracquienne », suscitant le désir du personnage. La séparation et la panique peuvent cependant conduire à l’instauration d’un « rythme tragique », ouvrant sur l’absence d’un « passé à tout jamais perdu » et d’un « futur incertain ». Les signes inquiétants entament la « marche à la catastrophe » si bien que le « temps du souffle » se consume souvent au regard d’un texte fantomatique où « la puissance de suggestion et d’apparition » reste première.

16Un mouvement anime donc la prose gracquienne, souterrain et versatile, mouvement qu’Etienne Germe étudie selon l’angle du « scenic-railway ». La mention de Coney Island motive, dans La Presqu’île, un mouvement de glissement épisodique du roman et de la nouvelle dans l’univers du parc d’attractions ». Mais elle rejoint surtout l’imaginaire du départ, si important pour Gracq, « alentissement » ou « grande plongée » qui conduit à la matrice de l’opéra, mettant en scène la « torche » discrète de la passion amoureuse. Les images circulent ainsi d’une œuvre à l’autre, comme celle d’un « regard aux aguets », « répondant au principe du scenic-railway ». Ainsi apparaissent les images du combat amoureux et de l’armée féminine se confondant dans l’indécidable du dénouement romanesque.

17La guerre est d’ailleurs ce qui rapprocherait Un Balcon en Forêt et La Presqu’île selon Isabelle Rachel Casta. « Thématique obsédante », elle se révèle selon trois modalités : rhétorique —comme « toile de fond » — érotique — comme « révélation » — et heuristique — sous la forme de la « catabase ». Sur le plan rhétorique, la guerre figure le « moment d’exception » et de « vérité » amoureuse, faisant tendre le héros vers « la passion charnelle, le possible renoncement » ou « la mort infligée ou reçue ». Enfin, en tant que catabase, la guerre n’est plus seulement image du destin, mais elle « [lève] les inhibitions ». La guerre a donc un visage complexe : elle exprime « l’infini nuancier des aimantations et des reconfigurations » du récit gracquien.

18Enfin, la dernière partie du recueil est consacrée à l’examen de La Presqu’île en tant qu’ensemble de nouvelles, partie tout d’abord initiée par l’étude du contexte de « La Route », ce que Francine Dugast-Portas nomme la « noosphère ». Ces « quelques pas » dans la résonnance des autres œuvres de l’époque à travers ce récit inachevé qu’est « La Route » prouvent que Gracq n’est pas l’artiste isolé des influences extérieures que l’on a cru voir en lui. L’œuvre participerait au « lent débat sur l’Histoire » ayant lieu dans la période d’après-guerre. De la « sulfure » au « kaléidoscope », de Tolkien à Kérouac, en passant par Wells ou Doyle, le chemin intertextuel conduit à l’ami de toujours, André Breton. Il rejoint alors l’esthétique du « Bund », liens étroits de sensibilité qui conduit cependant, in fine, à « un Urzeit, un passé révolu ». Dès lors, les « stases », « moments de fusion avec le monde », conduisent à un « bonheur paradoxal » dans l’air du temps littéraire. Alors, l’écriture se révèlerait dans un recul toujours constant de l’horizon, celle d’une route « coupée ».

19La dynamique du récit est autant celle de l’écriture que celle du héros, aussi Sylvie Vignes analyse-t-elle les « rêveries et dérives du conducteur solitaire » dans la nouvelle éponyme « La Presqu’île ». L’importance de la voiture dans ce récit s’établit via une mise en valeur du mouvement, d’abord de l’entre-deux, aimanté par l’attente du train ou la position intermédiaire, « entre deux amours », renvoyant à la dualité esthétique de l’auteur. De même, la voiture elle-même et le motif de la route se constituent entre abandon et indication du parcours mais Gracq va même au-delà en créant une atmosphère de « diorama […] syncopé » fondé sur l’interaction entre l’homme, la voiture et le paysage. La route y figure un « ruban sensuel » qui compense le désenchantement final par une note de « magie toute neuve ».

20La lecture des œuvres de Julien Gracq est donc avant tout une expérience, celle que nous livre Raphaël Baroni au sein de réflexions théoriques sur la notion d’intrigue, que Gracq utilise avec un art consommé de l’effet d’attente. « Impatient qui patiente », le lecteur du récit gracquien est installé, selon lui,  dans une « salle d’attente ». Ces temps d’attente succèdent aux temps rapides de traversée à voiture dans une tension qui révèlerait l’essence même de l’écriture. Il y aurait donc une « séquentialité » qui « insularise les moments saillants d’une histoire qui dure ». Le désengagement gracquien permettrait de construire une nouvelle temporalité, celle de l’écriture comme acte de « fondation », plaçant celle-ci dans l’ordre du « futur ultérieur », toujours poursuivi mais jamais atteint.