La symphonie d’Arachné : quand la critique moderne revisite la vie et l’oeuvre de Schwob
1Si la décadence représente une déliquescence, elle implique une acmé préalable, une quintessence notamment culturelle. En cela, Marcel Schwob incarne tout un pan de l’esthétique fin-de-siècle : d’une érudition rare, il emblématise l’héritage multi-séculaire qui fait autant la fierté d’une époque que sa croix, en ce qu’il entrave toute velléité d’originalité. À l’instar de la fin-de-siècle, Schwob ne croit pas en la nouveauté en matière d’inventio ; « virtuose de l’écriture palimpseste », il s’intéresse bien plus à la dispositio, à la forme, seul espace de créativité restant. Creuset à la fois d’une culture ancienne et des débats contemporains, l’œuvre de Schwob n’en reste cependant pas moins originale, à l’instar de son auteur, que nous fait redécouvrir ce stimulant ensemble d’articles.
2L’étude liminaire d’Alexandre Gefen explore le rapport consubstantiel qui unit de manière exemplaire chez notre auteur l’innutrition et la création, l’hypertextualité étant ouvertement placée au cœur de l’esthétique schwobienne. Est en outre mise en lumière la proximité des théories schwobienne et mallarméenne, représentations textualistes et mystiques du monde, où prévalent sur les signifiés les rapports qui unissent les signes : « les choses existent, nous n’avons pas à les créer ; nous n’avons qu’à en saisir les rapports ; et ce sont les fils de ces rapports qui forment les vers et les orchestres »1. Alexandre Gefen nous fait ainsi mesurer la portée de la pensée schwobienne, influencée par Schopenhauer et « animée par une intuition pré-freudienne du rôle des inconscients culturels », de même que l’importance avant-gardiste qu’elle accorde au lecteur et l’écriture qu’elle a élaborée, « que l’on pourrait presque qualifier de post-moderne » en ce qu’elle brouille les frontières entre la fiction et la non-fiction. A. Gefen silhouette ainsi un nouveau Schwob, qui apparaît non plus seulement comme un érudit, mais comme un écrivain à la croisée d’un héritage culturel et de l’avant-gardisme, entité à la fois singulière et emblématique du carrefour historique, culturel, anthropologique que fut l’entre-deux siècle.
3L’article d’Evanghélia Stead prolonge la thématique métalittéraire en en développant un nouvel aspect, celui du livre dans le livre, à la fois motif, symbole et élément de composition... et de décomposition. Dans une passionnante étude, E. Stead dévoile en effet l’ambiguïté de la thématique livresque, au pouvoir créateur autant que mortifère. Elle revient en outre sur le rôle de l’image dans la création schwobienne, explorant sa polysémie et ses virtualités, notamment interprétatives, qui laissent toute latitude au lecteur. Nous retrouvons ainsi l’idée d’une œuvre polyphonique et « ouverte ».
4Hélène Védrine s’intéresse quant à elle au travail de traducteur que fut aussi Schwob et notamment aux rapports qu’il institua entre la langue et son contexte socio-historique, ainsi qu’à son désir de laisser la subjectivité du lecteur remplir les silences de l’oeuvre ; la traduction est ainsi pour Schwob « une représentation, c’est-à-dire une forme exacte comme un reflet dans un miroir, dont la relation au sens et à l’objet reste cependant à construire ». H. Védrine montre par ailleurs le rôle de l’érudition de Schwob dans sa traduction d’Hamlet, dévoilant l’interpolation de la langue de Villon et d’autres intertextes, empruntés en particulier aux fonds médiévaux et à ceux d’Ancien Régime, « rattachant Hamlet à d’autres œuvres connexes. En effet, Schwob ne traduit pas la pièce shakespearienne à l’aide d’un dictionnaire de langue mais à l’aide d’une bibliothèque de textes. » La polyphonie apparaît ainsi comme la pierre angulaire de l’esthétique schwobienne, écriture-traduction-réécriture.
5S’appuyant sur la fascination de Schwob pour Stevenson, Claude-Pierre Perez tente de comprendre le rôle de l’image dans l’écriture schwobienne et d’en mesurer l’importance. C.-P. Perez dessine ainsi une forme de typologie : tantôt « images souvenirs », « visions » qui suscitent des « sensations » et des « émois » qui nourrissent l’imaginaire du Schwob lecteur et du Schwob créateur, les images procèdent d’une théorie anti-intellectualiste de la lecture et de l’écriture, tantôt « images noyaux » dans « l’acception technique que lui donnent les fondeurs à la cire perdue : noyau d’argile autour de quoi le fondeur coule le bronze. […] Le récit explique ce que l’image implique ; il déplie ce qu’elle replie […] », l’image apparaît primordiale, dans les deux sens du terme. L’auteur montre ensuite en quoi le corollaire de ce motif structure, ou plutôt déstructure, la création schwobienne, ainsi placée sous le signe du discontinu et de la fragmentation, qu’affectionnèrent tant ses contemporains. Cependant, derrière ce qui semble être un éloge de l’image, se dessine en filigrane une critique désenchantée de ce motif ambigu et une représentation amère de l’imaginaire, magasin d’images « qui peuvent seulement être reprises inlassablement, et inlassablement altérées », antienne multi-séculaire, mais qui trouva un écho particulier en cette fin de siècle.
6Rita Stajano s’intéresse au fantastique halluciné de Schwob, traversé par la figure du monstrueux, métonymique d’une esthétique de la marge et du composite ; si les thèmes de l’automate et du double sont attendus dans un tel registre, Schwob les réinvestit toutefois d’une portée métatextuelle, invitant ainsi le lecteur à un retour réflexif sur le récit. S’appuyant sur une étude de Chambers, R. Stajano propose ainsi une riche réflexion sur une nouvelle intitulée « Les Sans Gueule », qui interrogerait les limites du langage et de l’interprétation.
7Alexia Kalantzis met en lumière les communes recherches de Schwob et de Gourmont pour renouveler le réalisme et la manière dont le genre du conte se prête à cette quête. A. Kalantzis montre ainsi le flou instauré entre le réel et l’imaginaire, l’un et l’autre se pénétrant et s’enrichissant mutuellement, en même temps qu’ils renouvellent, en la pervertissant, la forme du conte.
8Dans une semblable perspective poiétique et générationnelle, Émilie Yaouanq s’intéresse aux interférences entre poésie et récit, ainsi qu’aux accointances entre Schwob et Régnier. L’auteur analyse les procédés ressortissant à cette tension générique, mettant en exergue la spatialisation de l’action, la distorsion temporelle et le motif de la fragmentation, préfigurant les techniques d’écriture de nombreux modernes.
9Julien Schuh développe cette perspective en dévoilant les rapports profonds entre notre auteur et Alfred Jarry, unis par une même interrogation sur le statut du lecteur et les mécanismes de l’interprétation, dans un monde où l’unité, la synthèse et partant le sens semblent impossibles. Schwob s’y attelle cependant, développant des parallélismes et des analogies, jouant sur des points de vue complémentaires, laissant le lecteur faire sa propre synthèse. Cependant — et c’est là que la pensée de Schwob rencontre celle de Jarry — l’auteur abandonne ces systèmes au profit du hasard, qui permet de transcender l’opposition entre singulier et pluriel, en donnant au particulier l’illusion du général. Mais c’est nier alors une possible symétrie, pourtant idéal de l’art. Julien Schuh lève ainsi le voile sur le rôle complexe des jeux de focalisation et l’articulation a priori paradoxale entre une esthétique du fragment et une théorie de la synthèse par le lecteur : « une technique du fragmentaire, dont le but essentiel est de suggérer au lecteur une unité supérieure, un centre de cohérence, voilés derrière le texte. »
10Sabrina Granger montre quant à elle la réappropriation schwobienne de l’imaginaire décadent et la dynamique que l’auteur insuffla à ce vivier d’images. Le conte « Arachné » est ainsi le support à une réflexion sur l’écriture asymptotique de Schwob et sur l’imaginaire palimpseste déployé dans ses œuvres.
11Bruno Fabre se propose d’étudier le substrat hypotextuel de trois vies imaginaires et d’analyser les stratégies mises en place pour combler la « carence d’informations sur ces personnages peu connus ou inconnus et construire leur existence à partir d’autres textes », qu’il croise entre eux ou qu’il détourne. B. Fabre met ainsi en lumière l’art de faussaire de Schwob et le goût de cet auteur pour les personnages obscures, dont les zones d’ombre biographiques lui permettent de laisser libre cours à son imagination.
12Gernot Krämer exploite le filon de l’intertextualité en mettant au jour la mine d’hypotextes qui composent les récits schwobiens, complexes et riches patchworks narratifs.
13Bernard de Meyer analyse quant à lui la manière dont la pensée eschatologique traverse et structure l’œuvre schwobienne ; terminus ab quo et terminus ad quem des récits de l’écrivain fin-de-siècle, la mort apparaît comme un élément esthétique, poiétique, métalittéraire, en ce qu’elle cristallise le sentiment d’impuissance des écrivains d’alors à renouveler la littérature et à faire sens, en même temps qu’elle trahit une angoisse spirituelle, née de la tension entre l’issue inéluctable qu’elle représente et le désir d’éternité de l’artiste. La stimulante étude de B. de Meyer montre ainsi comment Schwob met en scène « la mise à mort d’un projet littéraire entier ».
14Christian Berg s’intéresse pour sa part aux recherches linguistiques de Schwob et à ses échanges avec une autre figure fascinante par son érudition : Willem Byvanck. En mettant en lumière l’intérêt schwobien pour l’argot, C. Berg apporte de nouveaux arguments à la question de la perte du sens dans la littérature fin-de-siècle, en ce que la richesse synonymique de cette langue fleurie s’accompagne d’une déperdition du signifié.
15Frédéric Canovas cherche dans différents écrits de Léautaud à dessiner la personnalité de Schwob, non celle, lisse et insipide, décrite dans Le Mercure de France, mais celle bien plus contrastée et partant intéressante qui se dégage des pages du Journal littéraire. A travers le regard tantôt fasciné, tantôt agacé de Lieutaud, la vie et le travail d’écrivain de Schwob se dévoilent ainsi.
16S’intéressant à l’amitié peu connue entre Schwob et Valéry, Michel Jarrety dévoile le rôle de Schwob aussi bien dans la vie intime que dans la carrière du montpelliérain. Nous apprenons en effet que Schwob a introduit celui-ci dans la vie littéraire, l’a aidé et encouragé et a même plus ou moins décidé de son mariage.
17Agnès Lhermitte se propose d’explorer à nouveau le terrain des relations qu’entretint Schwob avec ses contemporains, sous l’angle d’un autre thème pertinemment étudié dans cet ensemble d’articles, à savoir l’intertextualité, ou plus exactement l’hyperesthésie, pour reprendre la terminologie genettienne. A. Lhermitte se propose en effet d’étudier les correspondances et transpositions d’art entre Schwob et Gallé, dont les œuvres se sont nourries mutuellement et enrichies : « chacun des deux créateurs puis[e] dans les réalisations de l’autre pour donner forme à son imaginaire personnel » et de là naît une « richesse symbolique accumulée en ‘feuilleté’ […] équivalente dans le vase et le conte ».
18Christine Jérusalem s’intéresse quant à elle à la portée de l’oeuvre schwobienne sur Renard, Macé, Echenoz et tant d’autres, ce qu’Agatha Salha étudie aussi à travers l’œuvre de Yann Gaillard, dont la collection de vies imaginaires trahit, comme en écho à la fin du siècle de Schwob, désenchantement et désillusion. Ariane Essein ouvre cette réflexion sur la postérité schwobienne à la littérature européenne, en analysant les œuvres de Tabucchi et Wilcock, et le rôle actif du lecteur dans la constitution du sens, dans ce type de narrations.
19Éclairant tantôt la vie, tantôt l’œuvre, tantôt l’interpolation des deux et leur postérité, les contributeurs de ce passionnant ouvrage renouvellent notre connaissance de Schwob et de son œuvre. Les études réunies mettent en effet en lumière la riche et complexe trame « arachnéenne — à la fois dense, ténue et élégante — de l’art d’un écrivain parfois délaissé, toile textuelle qu’elles rendent d’autant plus perceptible qu’elles semblent liées comme en filigrane par un jeu de résonances mutuelles, comme en écho — et quel bel hommage — à l’écriture même de Schwob.