Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mars 2008 (volume 9, numéro 3)
Chloé Chamouton

Musset ou les ascendances libertines

Valentina Ponzetto, Musset ou la nostalgie libertine, Genève, Droz, coll. « Histoire des idées & critique littéraire », vol. 433, 2007.

1Musset, un libertin qui s’ignore ? C’est en tout cas que ce tente de démontrer Valentina Ponzetto dans cet ouvrage. Dès l’avant-propos, l’auteure se propose d’offrir au lecteur un autre visage d’Alfred de Musset, non pas « le Musset des jeunes filles ou celui des familles, le poète pleurnichard au cœur brisé, chantre des amours malheureuses et des émois du cœur » mais le Musset libertin. Des ascendances, une filiation à la tradition libertine qui se traduisent par de multiples facettes dans l’œuvre mussétienne. Qu’il s’agisse de la philosophie libertine érigeant le libertinage comme art et mode de vie, du comportement et des mœurs des personnages de Musset dont les modèles trouvent leur source dans les héros du XVIIIe siècle (Don Juan, Casanova), de la topographie libertine  qui s’épanouit au sein des boudoirs et salons raffinés, ou encore point d’orgue de ce libertinage,  de la séduction littéraire par la rhétorique, Musset revendique cette imprégnation libertine, se situant d’emblée entre deux siècles et deux courants littéraires, une nostalgie du XVIIIe siècle qui s’ancre au cœur d’un romantisme du XIXe siècle. Dans l’œuvre de Musset se dessine et transparaît tout un imaginaire libertin à travers un répertoire de lieux, de situations, de motifs. Une palette d’ingrédients empruntés au libertinage que Musset fait vivre dans son œuvre par le biais d’une « réinvention créative, loin de tout cliché ». Une filiation libertine revendiquée et sublimée par la poésie de Musset qui affirme une originalité littéraire et esthétique.

2Musset libertin, cette thèse peut de prime abord s’avérer paradoxale et pourtant tous les ingrédients de l’œuvre de Musset concourent à faire de cette thèse une affirmation « qui s’impose par son évidence ». Quel rapport établir en effet entre Musset et les écrivains libertins du XVIIIe siècle ?  

3Si Musset puise aux sources des romans libertins du XVIIIe siècle, si son corpus libertin se compose de noms tels Crébillon, Vivant Denon, Marivaux, Sade,  c’est parce qu’il trouve dans ce mouvement d’idées une philosophie qui lui correspond, un art de vie qui correspond à sa mentalité. Si le mot libertin s’entend dans sa première acceptation comme « un comportement face aux femmes qui conduit à la débauche », comme le mettent en évidence les dictionnaires de l’époque, qu’il s’agisse de celui l’Académie française de 1798 ou de l’Encyclopédie,  il se caractérise aussi comme un défi lancé au pouvoir et à la religion, comme un style. Pour Musset, le libertinage se comprend donc comme « une manière d’échapper à son siècle, à une société qui l’étouffe et de s’inventer une époque et un monde de fantaisie où la liberté du désir ne rencontre plus d’obstacle ». La production littéraire de Musset reflète cette nostalgie d’une époque libertaire, « du beau, du Bien Aimé XVIIIe », une sorte de paradis perdu « Musset n’est pas de son siècle. S’il est né au XIXe siècle, son inspiration littéraire s’abreuve à la source du XVIIIe siècle ». Musset se trouve ainsi écartelé entre une aspiration romantique avec des modèles comme Byron, Schiller ou Hoffmann et la nostalgie d’une tradition française. « De cette situation instable entre deux époques séparées par l’événement traumatique de la révolution, dans ce gouffre vient s’ancrer la tradition libertine ». « Né sous l’empire, venu trop tard dans un monde trop vieux », ainsi se caractérisait Musset.  

4Les thèmes récurrents de l’androgynie, de la cruauté, du blasphème inspirés de la lecture des romanciers libertins témoignent de cette filiation dans l’élaboration du style et de l’esthétique de Musset. Musset s’inscrit d’emblée sous le signe d’un double libertinage, celui de mœurs et celui de défi à l’ordre établi, un refus des contraintes . La liberté se révèle comme la figure essentielle, le pilier du libertinage. Une liberté qui s’exprime de manière littéraire par un code de comportement et d’expression élaboré pour des personnages de fiction (Lorenzo, Octave.) que Musset puise au sein des romans qu’il a lus et aimés, notamment « des romans de la mondanité qui mettent en scène des personnages aristocratiques dans des aventures galantes, des entreprises et stratégies de séduction »

5Comment se traduit cette nostalgie dans l’œuvre littéraire et théâtrale de Musset ?

6Pas de paysages romantiques chez Musset, pas de forêts sauvages. Loin de toute démesure, Musset dévoile une géographie différente de celle de son siècle, un univers sophistiqué, citadin et mondain. Des espaces de la mondanité  comme à paris, au sein desquels les personnages font des rencontres, élaborent leurs trajectoires.

7Une géographie qui se limite à des repères stratégiques autour de la France, de l’Italie et de Paris. Les villes qui servent de décors et d’ancrages à un théâtre de l’action sont le fruit de l’imagination et des lectures mussétiennes. Musset connaît l’art de créer une atmosphère avec trois fois rien, suscitant la rêverie chez le lecteur, qu’il s’agisse d’un voyage extérieur ou d’un décor intérieur. Luxe, raffinement et volupté, demeurent les maîtres mots de cette géographie qu’elle soit extérieure ou intérieure.  

8 Musset décline le thème de l’Italie sous plusieurs formes convie le lecteur à découvrir l’Italie libertine de masques et de courtisans , sensuelle, du vin, des mets raffinés et de la bonne chère,  une Italie comme terre de trahisons et d’assassinats, référence à la cruauté sadienne par le biais de poisons et d’excitants pour goûter à une jouissance parfaite. Les villes se teintent d’éléments empruntés à la géographie libertine des romanciers que Musset lit et admire. La géographie mussétienne n’est pas descriptive, elle se trouve esquissée à travers un cadre où évoluent les personnages : c’est l’action qui importe, le tout dans une atmosphère suggérée de fête, de raffinement, d’érotisme, de violence ou de mystère.

9 Se dessine à travers l’œuvre de Musset une topographie symbolique, ponctuée de lieux porteurs d’une signification, telle « la chaussée d’Antin », comme le souligne l’auteure, lieu où avaient surgi des demeures nommées « petites maisons ». Petites maisons, pavillons, boudoirs font partie de ce décor élaboré par Musset . Des mots aux échos libertins, incitatifs, qui invitent à des pensées de galanterie et de sensualité : « avec leur vocation érotique et frivole, leur luxe voluptueux boudoirs, petites maisons et en général tous les intérieurs qui par le mobilier ou la décoration s’inspirent du galant siècle de louis XV, se lient donc pour musset à des idées, si ce n’est à des pratiques libertines ».

10Pour Musset, le boudoir demeure un endroit galant, sophistiqué, voué à l’inconstance amoureuse. Goût esthétique, construction d’un décor, réseau de références littéraires, autant d’ingrédients qui reflètent l’influence des romanciers libertins du XVIIIe siècle dans l’œuvre de Musset.

11Comme le constate Valentina, « aucun personnage de Musset ne correspond à une typologie précise consacrée par la tradition littéraire du XVIIIe siècle. En revanche, il reste un certain je ne sais quoi dans les attitudes, les caractères, les discours qui les place dans le sillage des héros du roman libertin ». Un certain je ne sais quoi qui se traduit par l’air et le soin apporté à la manière vestimentaire. Une certaine coquetterie, un faible pour les cravates, les gilets de satin, les belles robes de chambre, les parfums, les bains, toute une gamme de soins de toilette masculine, autant d’éléments qui placent les personnages de Musset sous le signe des héros libertins. Là encore, tout est dans la suggestion, au même titre que les détails géographiques concourrant à créer une atmosphère, exigeant « la participation d’un lectorat complice ».

12Autre caractéristique des personnages mussétiens, leur androgynie et un partage des sexes peu conventionnel, signe, indice d’esprit libertin et libertaire. « Les femmes parlent comme des hommes, et les protagonistes masculins usent d’armes de séduction féminins, tels que la coquetterie ou les larmes »

13Si la filiation libertine est indéniable, Musset se l’approprie dans ses œuvres, il l’arrange à sa sauce, avec un objectif et une ambition essentiels : séduire le lecteur, le conduire dans des arcanes ambigües pour mieux le ferrer au plaisir de la lecture. Musset joue avec le lecteur comme le met en évidence l’auteure à travers un catalogue d’expressions typiques du discours libertin, une analyse du langage et des proverbes de salon.  

14La débauche, corruption est la voie d’accès qui mène à la vérité, nue, et à une certaine connaissance du monde. Les personnages de Musset plongent dans la débauche de façon volontaire, suivant un chemin d’autocorruption. Valentina Ponzetto illustre ce chemin du libertinage à travers l’exemple du héros Lorenzo. « Certes comme on l’a dit de tous ses frères, Lorenzo n’est pas un personnage qui mériterait l’étiquette de libertin. Il n’en a ni le style de vie, ni les motivations, ni les aspirations, mais les étapes de sa formation témoignent d’une filiation libertine exemplaire, extraite des Liaisons Dangereuses » Constance, acharnement, entêtement, efforts, investissement, autant de qualités requises pour accéder à une maîtrise de soi et du monde, à une connaissance des autres, de leurs faiblesses.  Le libertinage s’apparente à une ascèse dans le mal. Une corruption, un accès à la vérité qui passe par une maîtrise du discours « maîtrise du geste et surtout de la parole, théâtralité foncière, attitude de séduction caractérisent aussi les personnages de Musset ». Cette corruption-séduction apparaît comme une pratique codifiée, un ensemble de stratégies et de discours » Une séduction qui s’adresse plus à l’esprit qu’aux sens. Par conséquent, la séduction s’appuie sur une rhétorique persuasive et mensongère, mise en évidence par l’auteure dans les œuvres de Musset : expressions, mots, artifices rhétoriques font partir du e la panoplie littéraire de Musset : un discours libertin qu’il détourne à ses propres fins pour le plier à ses exigences narratives et idéales.

15Ce que Musset emprunte à la séduction libertine, c’est un langage gazé, un discours très élégant, allusif par le biais de métaphores, litotes, périphrases. Ler discours libertin se trouve chez Musset au service de l’art de séduire. « Ce que Musset désire mettre en scène est toujours la victoire sur une conscience plutôt que sur un désir ou sur un corps, le discours libertin est un exemple technique, un modèle d’usage maîtrisé de la parole ». Un discours, un style qui visent avant tout à séduire le lecteur. Musset joue avec les échos libertins dont il parsème son œuvre, mais surtout il joue avec son lecteur qu’il veut complice. « il suppose que celui-ci partage ses références, sa mémoire littéraire, son imaginaire ». Toute l’œuvre de Musset se place sous le signe d’une esthétique de la séduction considérée comme une entreprise rhétorique dont le lecteur serait complice.

16Cet ouvrage truffé d’exemples dévoile bien la filiation libertinage qui existe dans l’œuvre de Musset. Théâtre, roman, l’auteur démontre à travers des citations, des références littéraires, un contexte historique toute la richesse et la complexité, l’ambiguïté d’Alfred de Musset, oscillant et errant entre deux siècles. Ce livre donne un éclairage nouveau sur les œuvres de Musset, des œuvres célèbres telles qu’on ne badine pas avec l’amour, et attire l’attention sur la rhétorique, le style libertin. Il y a un retour à la puissance originelle et séductrice du mot.   Une filiation revendiquée par Musset à travers un répertoire de lieux, un comportement libertin, mais dont il fait sien. pour témoigner « d’une vision idéalisée et romanesque que Musset cultive du XVIIIe siècle : un monde où hommes et femmes auraient pu dire et vivre sans contraintes leurs désirs ». Mais filiation ne signifie pas imitation. Musset se sert des matériaux libertins pour élaborer son écriture et son esthétique et livrer « son propre idéal loin du cynisme trop matérialiste des lumières et des mièvreries sentimentales du romantisme ».