Balzac et les signes
1L’auteur de cette remarquable étude — et de ce gros volume — n’inscrit le nom de Balzac que dans son sous-titre et sous sa forme adjective : « Le Récit herméneutique balzacien ». C’est dire que la visée de Chantal Massol est d’abord poétique, prenant pour objet une forme narrative spécifique, le « récit à énigme ». Cette forme narrative est étudiée dans sa forme naissante, romantique, et telle que mise en œuvre par Balzac dans La Comédie humaine. Poétique historique donc, et contribution majeure à l’étude de la poétique spécifique de Balzac, qui s’inscrit dans la continuité du colloque de Montréal de 1994, « Balzac, une poétique du roman »1. Mais aussi, bien plus largement, et pour le dire d’emblée, étude de la relation de l’écriture balzacienne à la signification, à la lisibilité du monde et à l’élaboration de la forme romanesque. L’ouvrage se révèle très vite bien plus riche et de portée plus vaste que son titre pourrait le laisser croire. Son corpus s’étend d’ailleurs à la totalité de La Comédie humaine dont il semble qu’aucun titre ne manque dans l’index final (sinon les Traités de la vie élégante et des excitants modernes), totalité à laquelle viennent s’ajouter quelques références aux romans dits « de jeunesse ».
2La composition, méthodique et d’une grande clarté, développe, après une première partie définitionnelle et descriptive du récit à énigme, l’étude de ses enjeux et de ses fonctions. Les fonctions herméneutique et cognitive sont fondamentales pour ce type de récit qui participe étroitement à l’édification de la fiction réaliste, en produisant des connaissances inédites, en mettant en scène cette production, et en posant de mille manières la question de l’origine. D’autres fonctions de l’énigme viennent préciser ces fonctions premières, et en moduler les enjeux : fonction ludique mais au sens du jeu sérieux de construction de soi qu’est la lecture, fonction critique (des codes sociaux) fonction « probatoire » d’un récit qui met à l’épreuve les valeurs posées initialement ; fonction esthétique de conjuration du morcellement et du chaos dans la reconstruction du passé et des causes cachées. La quatrième et dernière partie, enfin, montre les failles qui affectent ces fonctions, comment le récit à énigme en vient à remettre en question ce qu’il voulait conforter, le pouvoir du narrateur, la construction d’une totalité, en quoi il a partie liée avec l’histoire du roman moderne.
3La clarté et la rigueur se marquent dès le premier chapitre : le récit à énigme est distingué du récit à mystère, de la devinette, du « suspense », et la relation d’implication réciproque de l’énigme et du secret est précisée. Les caractères spécifiques du récit à énigme sont ainsi déterminés : création d’un espace dilatoire entre question et réponse, démarche progressive-régressive en quête de causes, « histoire à la recherche d’une histoire » (p.57). Décrit comme un phénomène d’énonciation dans la mesure où l’énigme est créée par le roman autant que celui-ci tend à la réduire (sans toujours y parvenir) par une lecture des traces, des indices, il est, dans sa forme élaborée, baptisé par Chantal Massol « récit herméneutique ». Et selon un processus récurrent de mise en relation d’une forme et d’un sens historique, elle analyse ce récit comme significatif d’un monde où « l’intelligibilité est devenue problématique ». L’association de cette forme à la thématique du secret fait l’objet d’un chapitre qui prend soin de clarifier les rapports du secret avec le refoulé, et montre ses liens avec la genèse du moi et de l’individu dans sa relation au groupe social selon une stratégie d’affirmation de pouvoir. C’est d’abord la parole romanesque qui « doit être interprétée en termes de pouvoir » (p.113) ; ce chapitre me semble exemplaire de l’articulation souple et éclairante des savoirs que croise avec aisance l’analyse de Chantal Massol, qui emprunte aussi bien aux poéticiens et sémiologues qu’aux ethnologues et psychanalystes.
4La première fonction du récit herméneutique est de donner forme -et forme romanesque- à la connaissance du social et à l’invention d’un réalisme « vertical » : « mimant » le parcours de la profondeur, il permet à Balzac d’écrire l’ « histoire secrète de ce temps ». Il était inévitable mais difficile d’aborder ce sujet abondamment documenté, mais ce sont une précieuse synthèse de l’état de la question et surtout un nouvel angle de vue qu’apportent ces pages où parfois, il semble pourtant que l’énigme s’élargisse à tout élément à observer, connaître ou déchiffrer. En revanche l’analyse de la « dramatique de la révélation » sur laquelle débouche toute énigme qui ne peut être résolue mais doit être arrachée ou « efforcée » est remarquable. En affirmant la dimension cognitive du roman, c’est évidemment une parole et une position de pouvoir que s’attribue l’auteur. Chantal Massol analyse en termes de sociopoétique l’exploration que mène Balzac des possibilités d’une forme qui valorise la figure du romancier. L’énigme vise à séduire en faisant désirer un auteur savant mais cette stratégie de séduction peut aussi bien passer par le refus de dire d’un auteur qui se dérobe. A partir d’une belle analyse d’Albert Savarus, Chantal Massol distingue de l’auteur balzacien omniprésent dans le discours, la figure d’un « auteur-en-fuite » mais détenteur d’un secret et objet de désir pour le lecteur. La question des thèmes d’énigme est abordée rapidement pour constater que s’y retrouvent tous les grands thèmes de la Comédie humaine et pour insister à juste titre sur la question de l’origine, mêlée souvent à celle de la faute, dont il faut faire une lecture historique : le monde « révolutionné » enquêtant inlassablement sur ce qui le fonde et s’interrogeant sur sa légitimité.
5Parmi les autres fonctions étudiées par Chantal Massol, la fonction ludique du récit à énigme réfère au jeu sérieux de la lecture qui mobilise pulsion de savoir et pulsion scopique et dont on trouve en effet de nombreuses manifestations dans la Comédie humaine, que l’analyse met en relation avec le processus d’individuation de la lecture au début du siècle. Le Bal de Sceaux et Ferragus servent d’illustration à la fonction critique du récit à énigme : un code herméneutique périmé est remplacé par un autre et ce bouleversement s’observe de manière plus aiguë aux environs de 1830. L’analyse du Curé de village démontre qu’il n’est pas de preuve par l’énigme, que le roman qui met à l’épreuve les valeurs qu’il proclame prend le risque de se voir « dérouté » : à l’épreuve du réel, le retour en arrière (en deçà de 1789) déclaré nécessaire se révèle impossible. La Grande Bretèche et Honorine illustrent la visée totalisatrice de l’écriture à travers les métaphores du centre, du cercle par lesquelles elle se décrit : le récit à énigme tente de conjurer la crise de la totalité par la fonction restauratrice du modèle archéologique. En revanche le modèle du collectionneur qui le remplace après 1840 rend cette remontée vers un Tout primitif inutile et le récit herméneutique se raréfie. Ainsi l’étude procède par analyses de récits exemplaires, qui par leur finesse et leur précision renouvellent souvent la lecture de romans pourtant largement commentés, comme La Muse du département ou Histoire des Treize, et prend en compte l’évolution du recours à l’énigme dans l’écriture de La Comédie humaine.
6Le chapitre final revient sur l’énigme pour en sonder le cœur : si le rôle dévolu à l’énigme était un leurre et cachait une mystification ? s’interroge Chantal Massol. Une relecture très (trop ?) subtile de La Grande Bretèche souligne le caractère inaccessible du secret qui s’y cache, celle de l’Histoire des Treize le décentrement subi par le pouvoir des Treize, à l’action de plus en plus périphérique ; et L’Envers de l’histoire contemporaine qui à la fin de l’œuvre redonne une place centrale à l’énigme, le fait de manière quasi caricaturale. Ainsi on assisterait à un retrait de l’origine, à un centre fuyant, dans une expérience de l’incomplétude analysée comme une mélancolie historique : la quête herméneutique échoue, se perd dans des fins déceptives. C’est en tant que poétique de la mélancolie que la poétique de l’énigme relève du romantisme et plus largement de la modernité. On l’aura compris : la richesse des lectures précises et des références à la critique balzacienne, et aux ouvrages théoriques des trois dernières décennies au moins, font de ce livre non pas seulement l’étude d’un mode narratif chez Balzac mais une contribution essentielle à l’élaboration d’une poétique historique balzacienne.