Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Février 2008 (volume 9, numéro 2)
Mathilde Levesque

Au plus juste

Corinne Rossari (dir.), Les Moyens détournés d’assurer son dire, Paris, PUPS, coll. « Études linguistiques », 2007.

1Cet ouvrage collectif se divise en quatre chapitres, chacun étant assumé par un auteur différent : Corinne Rossari, Claudia Ricci, Corina Cojocariu et Anne Beaulieu-Masson. Les attributions sont un peu trop discrètes (une note de bas de page en tête de chaque chapitre) et l’ouvrage ne propose qu’une table des matières anonyme.

2Dans l’ensemble, cette étude, qui s’intéresse de près au fonctionnement rhétorique de certains connecteurs (car, sans quoi, effectivement, en effet, regarde, d’ailleurs, en plus, maintenant, simplement, de ce point de vue, à cet égard, en ce sens et en cela) est très bien organisée et signale en permanence sa perspective synthétique. Les analyses sont fondées sur des exemples (tirés d’internet ou de la presse écrite, parfois construits), et chaque étape du raisonnement s’achève sur  un encadré qui vise à définir le « profil sémantique et relationnel » du connecteur étudié. Par conséquent, la réflexion ne se noie pas dans la multiplicité des exemples et des perspectives d’analyses, et reste fidèle à l’objectif fixé dans l’introduction : étudier le lien entre cohésion et argumentation.

3Il s’agit bien, en définitive, d’affiner la notion d’argumentation et de souligner la nuance entre, par exemple, explication, validation et justification. Les auteurs partagent le même système de symboles (énoncés X et Y, propositions p et q, inférence r), et la même disposition à l’intérieur de leur chapitre. Les exemples proposés sont systématiquement soumis à la permutabilité, non seulement des connecteurs entre eux, mais aussi avec leurs synonymes. Le plus souvent, les auteurs envisagent les exceptions aux lois qu’ils ont dégagées.

4Dans l’introduction, l’état des lieux historique (Toulmin, Anscombre et Ducrot, RST) précède une présentation des chapitres et des relations rhétoriques à l’œuvre dans l’argumentation : la justification, l’ajout sans planification, le réajustement et la relativisation. L’intérêt des connecteurs étudiés est qu’ils n’ont pas toujours, à l’origine, une force de connexion évidente : c’est l’une des conditions de la grammaticalisation.

5Le premier chapitre, intitulé « Justifier : valider, confirmer, étayer » s’intéresse autant aux marques de justification attendues qu’à des cas plus marginaux. La conjonction car prend une valeur énonciative et non exclusivement causale : elle semble assurer un lien objectif entre deux segments,  une proposition inférée X et une proposition vérifiée Y qui vient renforcer la validité de X. La distinction est précieuse pour une analyse en termes de mondes possibles linguistiques : q augmente le nombre de mondes dans lequel p peut être vérifié. En ce sens, on regrettera qu’il ne soit pas question de l’ouvrage de R. Martin (Pour une logique du sens, Paris, PUF, 2ème éd. 1992).

6L’étude de sans quoi fait intervenir la notion d’« accomodation », présente chez D. Lewis, et qui désigne ici le recours à toute proposition n’appartenant pas au contexte linguistique, mais nécessaire à l’évaluation de la valeur de vérité d’une proposition énoncée. La particularité du connecteur sans quoi est qu’il permet de penser, à partir de l’état de choses présent dans X, un état de choses contraire, suggéré par Y. Pour orienter le connecteur vers une interprétation argumentative, X doit relever de l’inférence, et ne pas attester un fait avéré –ce qui ferait perdre à Y sa fonction de validation, et à l’énoncé sa possibilité de lecture a contrario.

7L’examen croisé de effectivement et en effet est particulièrement convaincant et introduit l’idée d’une confirmation subjective, la différence essentielle tenant au point de vue dominant dans les  énoncés X et Y . Avec en effet, le locuteur est dans un procédé d’auto-confirmation, tandis qu’il confirme la position d’un autre avec effectivement. Le point commun majeur repose sur les modalités de la cohésion : les deux connecteurs mettent en relation deux évaluations du réel, alors que car, par exemple, mettait en relation deux états de fait.

8La preuve et regarde sont tous deux engagés dans un processus de grammaticalisation qui s’accompagne d’un affadissement sémantique. La preuve permet d’invoquer un exemple concret (porté par Y) visant à valider l’évaluation contenue dans X. Le fonctionnement est à peu près identique pour regarde, si ce n’est que ce dernier rend possible une validation par l’interlocuteur.

9Ce chapitre, très dense et très argumenté, néglige néanmoins quelque peu la perspective syntaxique. Par ailleurs, la validité de certains exemples nous semble discutable, notamment lors des opérations de permutabilité.

10Le second chapitre, « l’ajout non planifié ou la reconstruction a posteriori  d’une relation de discours », examine les cas où Y vient s’ajouter à X, tout en se signalant lui-même comme ajout. L’étude de d’ailleurs sollicite les analyses de Ducrot, notamment la structure triangulaire r = p d’ailleurs q, pour finalement les invalider. L’apparition de Y, après d’ailleurs, ne doit pas être envisagée au moment de l’énonciation, et ne constitue pas nécessairement un argument en faveur de X.

11La relation triangulaire de Ducrot s’applique en revanche très bien à en plus. L’inférence r est en effet nécessaire pour comprendre le lien qui unit p et q, donc X et Y : les deux propositions  sont ainsi co-orientées vers une même entité, réalisée linguistiquement ou non. Elles occupent dans l’argumentation une place de degré identique. La spécificité de en plus tient à sa possible apparition dans des contextes illocutoires.

12L’ensemble des analyses proposées dans ce chapitre est particulièrement convaincant, et la progression de la pensée est très bien illustrée à travers des exemples probants.

13Le troisième chapitre, « réajuster ses dires : la réserve et le recalibrage », s’intéresse aux connecteurs maintenant et simplement. Après examen des différentes valeurs de maintenant, l’auteur s’attarde sur le maintenant « pragmatique » et ses diverses fonctions. La comparaison avec mais et cela dit montre que le connecteur, qui peut aussi apparaître en contexte illocutoire, permet une opération de réajustement de X grâce à Y, suspendant du même coup les inférences induites par le premier segment X.

14Dans la lignée de B. Lamiroy et M. Charolles, l’auteur met en évidence la possible valeur d’opposition assumée par simplement adverbe de phrase. Le connecteur n’a pas nécessairement de portée argumentative : il souligne en Y une dimension que l’on n’accorde pas habituellement au prédicat de X.. En contexte énonciatif, le deuxième segment Y vient contrer les inférences induites par X. On parle de recalibrage dans la mesure où l’on reconsidère le sens du premier segment, à la lumière du second.

15Ce chapitre, aussi bien argumenté qu’illustré, manifeste constamment un souci de clarté, qui le rend parfois un peu répétitif. Il apporte néanmoins un nouveau regard sur son objet d’étude.

16Le quatrième chapitre, « proposer un nouvel éclairage : la relativisation », analyse les expressions de ce point de vue, à cet égard, en ce sens et en cela, lorsqu’elles sont en emploi rhétorique, c'est-à-dire lorsqu’ elles permettent d’introduire un jugement, qu’il soit de nature axiologique ou déontique. Assurer sa parole, c’est aussi signifier explicitement que la vérité de Y doit être restreinte à ce qui est dit en X. Parmi les exemples proposés, il apparaît que si certains connecteurs rendent Y inattaquable, d’autre le soumettent à débat et envisagent la contestation.

17En définitive, ce collectif parvient à croiser rigueur synthétique et fluidité, ce qui le rend agréable à lire autant qu’utile. Il propose une enquête cohérente, qui certes analyse les procédés d’assise énonciative, comme le titre le laissait attendre, mais s’interroge aussi sur le rôle que l’on choisit ou non d’assigner à l’interlocuteur. Certains exemples, parfois contestables, ne nuisent cependant pas à la force de persuasion de l’ensemble des analyses.