Enquête sur les multiples usages du shen : anthropologie, médecine & métaphysique
1« L’âme, donner un sens à ce vieux nom du souffle », notait Paul Valéry dans son ouvrage Variétés. L’âme, l’esprit, des notions vieilles comme le monde , mais ô combien problématiques du fait de leur nature insaissisable et évanescente, sur laquelle n’a cessé de s’interroger la philosophie de l’Antiquité jusqu’à nos jours.
2 Donner un sens, telle est l’ambition de cette étude comparative qui explore, confronte les méandres sémantiques de l’esprit, les thèses sur la fonction et la nature du shen. En quatre parties, cette revue interroge en profondeur le statut de cette notion, ses évolutions et invite le lecteur à réfléchir sur cette notion. Loin d’imposer des réponses toutes faites, elle ouvre la voie à des interrogations sur la nature et les fonctions de l’esprit ou des Esprits. Un univers exploré sous toutes les facettes du savoir, anthropologique et religieux à travers les rituels pour établir le contact avec l’invisible et les esprits, médicinal, à travers une culture de soi et enfin métaphysique, à travers la relation entre les concepts d’esprit et d’énergie , sur la manière d’accéder à l’âme du monde et par conséquent à l’omniscience morale.
3Pourquoi une enquête sur le shen ? Romain Graziani justifie le choix de ce sujet par un constat : il expose l’absence de désaffection des concepts d’âme en Chine par rapport au reste de l’Europe. La Chine au contraire de l’Occident a su préserver cette notion de shen. Romain Graziani part du constat de la désaffection « croissante de la notion d’âme dès le XIX ème siècle du discours philosophique », ainsi que le rejet de la notion d’Esprits dans le domaine des sciences ésotériques, contribuant à l’éclatement de la notion d’âme, où s’entrecroisent et viennent se superposer boire se substituer dans un joyeux charivari d’autres notions, telles que la vie intérieure, la conscience, l’inconscient, le vécu phénoménologique.
4Une renonciation caractéristique de notre modernité dont n’a pourtant pas souffert la Chine. La notion de shen « continue à avoir bonne presse » à la différence de la psyché. La rationalité scientifique chinoise est loin d’être incompatible avec cette croyance aux Esprits, au monde de l’invisible. Science et croyance ne sont pas considérés comme des sœurs ennemies. Ce paradoxe est le point de départ de l’enquête sur l’esprit, depuis la religion antique jusqu’au discours des intellectuels chinois au XXe siècle. La réflexion sur le shen devient solidaire d’une exploration du corps et de la découverte du soi afin d’accéder à une forme d’immortalité et de sainteté, afin de transcender les pathologies liées à la condition humaine et de s’interroger sur le sens moral de notre existence.
5En guise de conclusion, la revue propose un éclairage sociologique de l’ histoire de divination extraite du Tchouang-Tseu, remettant en valeur , et sur le devant de la scène les processus cognitifs divinatoires relégués au rang de discours obscurantistes.
6Après avoir présenté les objectifs de cette étude, les auteurs s’interrogent sur la notion ontologique de shen.
7Comment définir le shen. ? S’agit-il de l’âme, de l’esprit, d’une autre notion aux contours évanescents, flous et glabres comme un fantôme ? Comment appréhender cette notion de shen qui au même titre que l’esprit et l’âme semble se dissoudre dans la nébuleuse sémantique. Le shen se décline à la fois en principe qui préside à la vie consciente des individus et les manifestations étranges. De même que pour l’esprit, la singularité et la pluralité du shen semblent soulever des difficultés : faut-il parler de shen ou des shens ? Le shen semble entretenir une même étendue sémantique que son confrère l’esprit. Ainsi à la fois principe d’animation du corps, souffle dynamique vivifiant le monde, le shen offre le reflet de certaines conceptions dominantes de l’âme et de l’esprit en Occident.
8Si le shen semble aussi insaisissable que son confrère l’esprit, certaines caractéristiques fonctionnelles semblent pouvoir le définir notamment sa capacité d’animation , qu’il s’agisse de la sphère religieuse et sacrificielle par la biais d’une communication des esprits dans le monde des vivants nécessaire à l’équilibre de la société, ou de celle de la pratique individuelle de perfectionnement intérieur et d’accès à une sagesse morale le shen témoigne de l’irruption du divin au cœur de l’intériorité humaine. Outre cette fonction d’animation, le shen se trouve doté d’autres particularités , en particulier sa non immortalité. à l’unité de l’âme répond une multiplicité de shen localisés et circulant en tous points de l’univers comme de l’organisme. En cela, les auteurs insistent sur le fait que le shen offre un espace de questionnement spécifique, distinct de celui de l’âme. Il « ne s’agit pas de croire au Saint-Esprit ou à l’existence d’une âme immortelle. Il s’agit de méditer sur les puissances numineuses, invisibles, mystérieuses. »
9La notion de shen échappe au problème de l’union . Le shen apparaît comme une activité de mise en branle et d’animation de toute réalité. C’est donc moins la consistance sémantique que la cohérence d’usage qu’il importe d’examiner. La notion de shen se comprend donc mieux au regard de sa fonctionnalité ( yong) que de son être constitutif ( ti). Cette fonctionnalité, c’est l’animation et la transformation continue. Une animation à l’œuvre à travers différentes facettes de l’existence, qu’elle soit anthropologique, médicinale, ou métaphysique.
10Il ne s’agit pas tant de définir et de connaître le shen que d’y accéder et de l’incarner. La première partie de cette revue s’intéresse à une analyse socio-anthropologique de la notion de shen à travers la religion et la société avec comme ambition l’accès à une plus grande harmonie.
11Roël Sterckx situe et analyse la notion de shen dans le contexte rituel et les pratiques religieuses de la Chine ancienne : le shen désigne des influences spirituelles, des esprits, des ancêtres, des divinités, des esprits avec un pouvoir d’influer sur la nature, l’idée d’une entité qui s’étend à travers le monde des humains. Les Chinois sont moins troublés par les incertitudes ontologiques mais davantage préoccupés par la manière de composer avec le monde spirituel en pratique. Cet article présente le sacrifice comme une quête et une enquête sur les esprits par le biais de procédures permettant d’établir un contact entre les participants et les esprits sollicités. Le sacrifice demeure le pilier d’une réciprocité entre les vivants et les ancêtres, Esprits qui interviennent quotidiennement dans le monde des vivants et jouen,t un rôle dans le maintien de l’ordre de la communauté.
12Si les esprits s’apparentent à des divinités transcendantes, ils se révèlent aussi des forces sociales. C’est la thèse abordée par un intellectuel chinois contemporain Liang Shuming, qui intègre la notion bouddhiste de « communication des esprits » dans le cadre confucéén d’une philosophie vitaliste, comme manifestation de l’essence même de la vie. Pour Liang, les esprits sont une réalité objective et rationnelle. L’existence des esprits découle de sa conception de la vie, constituée de deux composants complémentaires : physique et psychique : la communication des esprits se révèle après la mort et juste avant la transformation en une autre forme de vie comme l’entrée dans une dimension de plus grande liberté. Dans cette perspective, Liang recourt au vitalisme bergsonien. Cet élan vital interne à la vie traverse toutes les réalités physiques, psychologiques ou morales à l’œuvre dans le cosmos et dans l’univers moral. La communication des esprits se trouve interprétée par Liang comme une manifestation de la vie de l’univers. Devenu esprit après sa mort, l’homme entre dans cette communication des esprits, lui permettant de comprendre la nature morale de l’univers et de s’élever à une omniscience morale. Une communication morale à l’œuvre dans la société humaine, à travers des rituels et l’éducation, moyens de réalisation de cette communication. Cette foi dans les esprits s’intègre dans la conception d’un univers moral en voie d’unification et de communion, cette posture morale de la vie individuelle doit s’exprimer dans des formes sociales capables d’orienter la société vers une plus grande harmonie.
13Divinités transcendantes ou forces sociales immanentes, l’anthropologie du shen tend vers l’équilibre qu’il soit religieux ou social. Comme le note Romain Graziani dans la préface (p. 11) « en passant de la sphère de la religion sacrificielle à celle de la pratique individuelle de perfectionnement intérieur, le shen préserve constamment sa vertu essentielle : celle de mouvoir, transformer, mettre en branle, animer et éveiller ».
14Qui dit plus grande harmonie de soi pour accéder à l’omniscience morale et être en harmonie avec la nature suppose une certaine culture de soi et de son corps. Comment le shen est-il conçu dans a médecine chinoise antique ?
15Catherine Despeux s’interroge sur la notion de shen dans la médecine chinoise et ses caractéristiques. Elle met en parallèle cette conception du shen avec celle aristotélicienne définie par le philosophe de l’Antiquité de son traité de l’âme. Comment les Chinois concevaient-ils les rapports du shen avec le corps, l’esprit et les autres composants du sujet ? À partir d’un texte, le canon interne de l’empereur jaune, l’auteure indique les principales caractéristiques du shen dans la médecine, considéré avec le souffle comme élément clé du maintien de la vie. L’âme fonctionne en binômes, le shen se définissant par rapport à d’autres termes comme essence, souffle. La médecine chinoise fait du cœur le siège de l’âme et du souffle. Par ailleurs la médecine fait de l’âme un élément mobile. Le canon interne permet de mettre en évidence des conceptions différentes du shen. Une caractéristique majeure se dégage : celle de l’importance de l’âme en tant que siège du cœur et la fonction d’animation de l’âme et la mobilité de l’âme/
16Cette fonction d’animation se trouve à l’œuvre dans la métaphysique du shen. L’accès à l’âme du Monde va de paire avec une conception énergétique de l’esprit. C’est ce que mettent en avant Stéphane Feuillas dans cet article à partir de l’œuvre de Zhang Zai et Fabian Heubel. Le shen est dans le discours cosmologique le souffle dynamique animant et vivifiant le monde, il est l’énergie spirituelle qui transforme l’ensemble des réalités. Pour apprendre à gouverner le monde, le Souverain doit déjà apprendre les techniques pour commander à son corps. La possession d’un tel Esprit, degré supérieur de perfectionnement confère prescience et ominscience au souverain. La souveraineté sur soi, intérieure a une visée politique, et donne accès à l’ordre du Monde. Le shen constitue dans cette perspective « le régime de perception et d’action optimal d’une personne »( p 16)
17Accéder à l’immortalité pour avoir empire sur les hommes, trouver le chemin de la divinisation, s’élever au Ciel, saisir par une intuition intellectuelle le ressort de la marche du monde, autant de finalités mises en évidence par cette recherche métaphysico-cosmologique. Une enquête qui trouve son point d’orgue dans la quatrième partie de la revue, avec comme ambition la réconciliation deux domaines de recherche qui s’affrontent sur le terrain de l’esprit, à savoir la parapsychologie et la recherche universitaire, à travers un exemple de divination extrait du livre de Tchouaqng tseu. L’occasion à travers cet apologue qui traite d’un rêve divinatoire et d’une tortue sacrée d’instaurer un dialogue et de transcender les cloisonnements culturels pour accéder à la notion de divinité éclairée.
18Cette enquête répond à son ambition première, celle d’analyser les champs hétérogènes où circule la notion de shen, de modéliser les expériences qu’elles soient religieuses, sociales, scientifiques, métaphysiques. Loin d’être un objet prédonné, le shen entre dans un vaste programme de recherche, éclairé à la lumière de plusieurs facettes.
19Qu’il soit considéré sous l’angle de l’anthropologie, de la médecine ou de la cosmologie, le shen se révèle dans sa caractéristique essentielle, celle d’animation. Force vitale de la société, du corps et de l’âme du monde, le shen est une voie d’accès à une plus grande harmonie spirituelle, à une sorte de sagesse permettant d’atteindre l’immortalité. S’inspirant d’Aristote, de Bergson, empruntant certaines de les théories, la Chine a réussi à élaborer une philosophie des Esprits et de l’esprit originale, dépassant les préjugés et les inconvénients liés à l’ontologie de l’esprit. « En se trouvant mobilisé dans des contextes aussi variés que la cosmologie, la thérapeutique, le rituel ou la peinture, le shen passe au cours de l’histoire de la pensée chinoise par une série de mutations qui contribuent à en faire un lieu d’investissement par toutes sortes d’expériences et de discours. Ceux ci constituent le shen non pas comme un concept théologique à chaque fois mieux affiné dans sa cohérence sémantique mais comme le foyer ardent de questions et de recherches ayant trait à la nature de l’univers et à l’essence de la condition humaine. » ( p 19).