Qu’est-ce qu’un acte esthétique ?
1 Dans son dernier livre, L’acte esthétique, Baldine Saint Girons construit un concept, au sens deleuzien du terme : un concept qui vient pour elle répondre à une question. Il s’agit de celle du sublime, qu’elle n’a eu de cesse d’interroger depuis ses premiers travaux, et qui concerne ici, avec l’acte esthétique, tant « la vision spirituelle que la vision charnelle, [qui] ne cessent de s’augmenter et de s’enrichir mutuellement : l’acte esthétique accroît le visible de tout un invisible qui le pénètre ; et, inversement, il convoque le visible dans notre esprit pour démultiplier les pouvoirs de notre imagination et la rendre “voyante” ».
2 La pensée qui anime ce livre est le fruit d’une colère, « parce que la colère est une confrontation au réel dans ce qu’il a d’impossible », et c’est là ce qui fait probablement le sentiment de profonde authenticité qui l’accompagne tout du long.
3 La méthode suivie permet de rendre compte de cinq risques susceptibles de nous laisser chacun à leur manière au bord du vide : le risque d’halluciner, mais aussi de mystifier, de s’engloutir, de se dissoudre, ou de littéralement s’effacer. C’est que, nous dit Baldine Saint Girons, « S’il y a un fil directeur de ma recherche, c’est l’interrogation sur “ le risque de se perdre”. La véritable ambition n’est pas d’apprendre pour apprendre, comme si le savoir était cumulatif : elle est d’accepter de me perdre, afin d’avoir des chances de “m’y retrouver” ».
4 Baldine Saint Girons isole quatre caractéristiques de l’acte esthétique. La provocation esthétique, la reconnaissance, l’effervescence et le besoin de témoigner forme en effet quatre temps propres à l’acte esthétique, que le paradigme « la paix du soir » vient incarner. Par la grâce même de l’écriture poétique, la description à la fois conceptuelle et charnelle d’un acte esthétique singulier : le surgissement, à Syracuse, dans des conditions subjectives bien particulières, du vocable « la paix du soir », parvient à nous rendre sa représentation vivante, nous donnant même l’impression d’avoir été un instant présent lors de son advenue. Ainsi la preuve est donnée, par un « mathème poétique » rigoureusement choisi, que l’acte esthétique est bien un concept intégralement transmissible.
5 Tout le charme, mais aussi la difficulté de ce livre, provient de l’intrication entre une conceptualisation des plus rigoureuses et une attention à l’aisthesis comme telle. L’acte esthétique contraint à la pensée et nous force à reconnaître qu’il n’y a « rien de plus difficile que d’équilibrer concrètement le désir de connaître et le désir de créer, l’hommage à ce qui est et la volonté de faire. Car tout l’intérêt de la vie humaine tient sans doute à l’intrication de l’acte et du savoir : le savoir qui nous fait être passe par un acte ; et notre être ne cesse de naître et de co-naître. ». C’est là le côté douloureux du sublime que Baldine Saint Girons n’a jamais méconnu : « la paralysie temporaire et la stimulation presque douloureuse du sublime ». En ce sens, « l’acte esthétique pourrait sembler ce qu’il faut éviter, puisque j’y suis confrontée à cet impossible esthétique auquel répugne mon goût de la stabilité et de l’accord ».
6 On le voit, nulle fétichisation du savoir. L’érudition est toujours donnée pour permettre un éclairage, pour rendre sa pleine vivacité au concept. Le savoir ne doit pas être collectionné ou accumulé pour « en faire montre », il doit bien plutôt servir à vivre.
7 On comprend alors que l’acte esthétique, compris dans toute sa richesse, n’est à confondre ni avec un quelconque sentiment océanique, ni avec un non-savoir ou une expérience d’ordre mystique : il s’agit bien plutôt d’une rencontre, la rencontre conjointe d’un signifiant dans le réel et du réel dans le signifiant.
8 Une fois ce concept approprié, la figure de Nabokov pourrait être réactivée : point de papillons, mais le désir d’une chasse permanente aux actes esthétiques, dont on devient la proie. Il y a des actes esthétiques plus menus et légers, d’autres plus importants et même plus violents ; mais déployer des actes esthétiques, c’est adopter une discipline qui aide à vivre. L’acte esthétique, sous ces conditions, subjectivise et civilise l’être parlant : c’est en somme, un concept pour tenter de s’y retrouver dans la désorientation.