Des mouches et des songes
1La Renaissance regorge de textes difficiles à interpréter, jouant sur l’énigme et un sens qui se dérobe. Les Songes drolatiques de Pantagruel, recueil d’images de personnages monstrueux, font partie de ces œuvres insolites et mystérieuses. Pierre Jourde propose une édition de ce texte assortie d’une analyse de l’œuvre. Présentant son interprétation sous les traits d’une fiction, d’une enquête menée par « l’aventurier des bibliothèques », figure fictive du critique, l’auteur de La littérature sans estomac montre comment se construit une interprétation d’un ouvrage difficile à saisir.
2En effet, comment aborder ces cent vingt gravures hétéroclites, monstrueuses et incohérentes que sont les Songes drolatiques de Pantagruel ? Pierre Jourde commence par rappeler les différentes éditions de l’œuvre, redécouverte au XIXe siècle par des érudits comme P. Lacroix, dit le Bibliophile Jacob, qui a réédité de nombreux textes de la Renaissance. L’édition Lacroix a été faite à partir d’une édition de Richard Breton, à Paris en 1565, soit 12 ans après la mort de Rabelais, ce qui tend à reconsidérer véritablement la question de l’attribution de l’œuvre. L’édition de Breton est très rare, mais quelques érudits du XIXe siècle l’ont eue entre les mains. Ainsi, Charles Nodier, conservateur de la bibliothèque de l’Arsenal, en a eu un exemplaire et les Songes drolatiques sont cités par Gérard de Nerval. À la fin du siècle, Péladan et Marcel Schwob manifestent eux aussi un intérêt pour ce livre mystérieux, fait de rébus d’après Péladan. Bizarre et inclassable, l’ouvrage a suscité une grande fascination chez des écrivains du XIXe siècle, entretenant chez eux une image quelque fois fantasmée de la Renaissance.
3Pierre Jourde rappelle que les Songes drolatiques s’inscrivent dans un contexte favorable aux recueils de diversités et aux traités sur les monstres, citant le fameux Des monstres et prodiges d’Ambroise Paré. Le monstre a fasciné la Renaissance, mais également le XIXe siècle. Il rapproche les Songes drolatiques d’un ouvrage intitulé Recueil de la diversité des habits, publié par le boursier François Desprez, marchand de tissus et couturier, trois ans avant les Songes par le même éditeur. Ce livre représente les costumes de différentes contrées et catégories sociales. Or, au milieu de cet ouvrage, on retrouve quatre monstres tirés des Songes. Aurait-on affaire au même auteur ? D’après Michel Jeanneret, cité par Pierre Jourde, Desprez a fait ces monstres en raison de son métier : ils lui servaient de source d’inspiration pour créer des costumes de carnaval. Mais Pierre Jourde ne considère pas que les Songes drolatiques s’inscrivent uniquement dans ce contexte carnavalesque de critique sociale ou de dérision des autorités, même si certaines images semblent relever de la satire sociale et du grotesque. Pour lui, l’interprétation de ces figures étranges et démesurées dépasse cette dimension socio-historique. Ainsi, Pierre Jourde pose le problème de la possibilité d’une explication cohérente et totale de ces images truculentes et excessives et souligne les limites des rapprochements contextuels :
« Certains se sont ingéniés à expliquer ces dessins, un par un, à leur trouver un sens précis. Ils illustreraient certains passages des œuvres de Rabelais, ils seraient remplis d’allusions politiques. Aucune de ces explications n’est vraiment convaincante. Réductrices, elles dissipent le charme, fétichisent des détails, et trouvent toujours ce qu’elles avaient décidé par avance d’y trouver. Inversement, peut-on se contenter d’attribuer ce défilé à la seule fantaisie créatrice, à une époque où l’on est saisi de la rage de l’interprétation, où l’on voit des signes et des codes partout ?i »
4Dès lors, l’analyse de Pierre Jourde délaisse le contexte et s’intéresse aux images en elles-mêmes. Incohérentes, monstrueuses, hétéroclites, ces images de corps démesurés et impossibles ne semblent pas entrer sous un seul cadre interprétatif. Chaque personnage est unique, c’est un hapax, il ne rentre dans aucune catégorie. Hybride, le monstre introduit un trouble dans le classement, défie toute taxinomie, et décourage l’interprétation systématique. L’auteur souligne cependant la présence récurrente de mouches sur bon nombre d’images. Les mouches deviennent un indice, un fil conducteur pour construire une interprétation. C’est à partir de ce détail, mis en avant et magnifié, que l’interprétation se développe. Selon Pierre Jourde, les mouches, comme signes de la pourriture, dégradent les personnages et les mouches fonctionnent comme une parodie de l’humain. L’auteur rapproche les Songes de tableaux contemporains comme La tentation de saint Antoine ou Le jugement dernier de Bosch ou la Tentation de Breughel, où figurent monstres et mouches. Selon lui, les Songes drolatiques sont, comme ces tableaux, imprégnés à la fois d’une tradition savante et d’une tradition populaire et ont un lien avec les représentations de la mélancolie et de ses visions ; de nombreux parallèles peuvent être tracés entre les songes et les tableaux des maîtres flamands. Mais là encore, comparer n’est pas interpréter et les Songes drolatiques excèdent le cadre de la comparaison : « les Songes drolatiques se souviennent de la mélancolie, mais ils ne la mettent pas en scèneii ».
5Dès lors, Pierre Jourde revient au livre même, à son effarant et insaisissable contenu, tentant de proposer une interprétation globale et interne de l’œuvre. Adoptant le point de vue du lecteur-spectateur, il note que toutes ces figures n’offrent pas seulement le plaisir d’une collection insolite. Dominées par le creux, par le vide, ces créatures dénoncent la vanité d’une manière stylisée. Les mouches, symboles de la décomposition, attirent l’attention du spectateur sur la tension entre la forme et l’informe qui traverse toutes ces images, fournissant ainsi une clé interprétative. Face à ce défilé hétéroclite, le spectateur est mal à l’aise car il ne distingue plus le dehors et le dedans, certaines créatures se dévorant elles-mêmes. La matière est ici représentée dans ses tentatives de mise en forme, toujours dynamique, en mouvement, entre destruction et création mais la présence des corps et de la matière n’aboutit pas un résultat clair, « comme si l’excès d’incarnation débouchait sur l’abstractioniii. »
6Ces monstres illustrent une forme de circularité régressive, ils sont assimilés à des formes rondes, se complètent eux-mêmes, autonomes et autarciques. Mais, paradoxalement, ils sont aussi menacés dans leur intégrité : ces êtres mous manquent de formes ou ont des formes fuyantes et s’assimilent bien souvent à des gastéropodes ou des batraciens. Ainsi, « ces êtres débordent d’eux-mêmes ». Innommables, inqualifiables, ces monstres sont dénués de sens, illustrent le non sens et s’inscrivent dans le cadre des fatrasies. Absurdes, irrationnels, ce sont des « bidules » pour reprendre le terme de l’auteur qui désigne par là un objet indéfini, informe, sans signification ; ils sont entre l’humain, l’animal et le matériel, certains personnages sont assimilés à des objets communs, à des pots, à des marmites, banales figures du vide ici rendues déroutantes par leur alliance avec le corps humain. Toutes ces figures illustrent selon Pierre Jourde l’humain tenté par l’inhumain et une recherche permanente de formes au sein même des images.
7Ainsi, ce bref essai de Pierre Jourde montre en creux la construction progressive d’une interprétation d’un ensemble hétéroclite et insaisissable. Par la recherche de formes récurrentes, l’interprétation se situe entre l’explication interne construisant une cohérence à partir d’indices et la recherche de rapprochements externes socio-historiques. Face à ce livre protéiforme, le critique adopte un point de vue plus interne, adapte l’analyse à son objet, tente d’en déceler les grandes lignes, car il n’y a pas vraiment de système univoque dans ces images, montrant que l’œuvre est traversée par une rêverie sur le mou, le creux, l’informe.
8Et c’est ainsi qu’il fait mouche.