Quand l’auteur n’est pas autoritaire : l’auctorialité chez Musil et Broch
1Gunther Martens, germaniste spécialiste de Robert Musil et de Hermann Broch, propose dans son livre Regards sur la modernité (Beobachtungen der Moderne) une lecture ambitieuse des romans majeurs que sont Les Somnambules et L’Homme sans qualités.
2Le livre, qui reprend la thèse de doctorat de Gunther Martens, soutenue en 2003 à l’Université de Gand, s’inscrit dans un contexte critique où les deux auteurs font surtout l’objet d’analyses philosophiques, leur œuvre étant sans cesse mise en dialogue avec des savoirs extérieurs. Cette surexploitation philosophique s’accompagne d’une sous-estimation de l’intérêt littéraire que présentent Broch et Musil. Martens reprend le mot de Jacques Bouveresse selon lequel « le penseur Musil a pris désormais une importance qui risque de faire du tort à l’écrivain. Il reste sûrement un travail considérable à effectuer sur Musil écrivain1 » (p. 26) et cherche à mettre en lumière la « littérarité » de ces romans. Il recourt pour ce faire à une analyse narratologique et rhétorique qui prend les textes à bras le corps.
3Le deuxième enjeu du livre est de réviser l’image du modernisme littéraire, que Martens juge trop influencée par le seul modernisme anglo-saxon (Woolf, Joyce, Faulkner), et exagérément centrée sur « le pôle subjectif » : le roman moderniste serait celui qui pousserait l’auteur dans les coulisses et mettrait la subjectivité des personnages au premier plan. Martens choisit au contraire de se pencher sur « l’auctorialité », qui ne se limite pas à la figure traditionnelle de l’auteur omniscient. Il la définit comme l’espace de discours qui se dégage dès que le champ des personnages et le champ du narrateur ne se recouvrent pas parfaitement (p. 39). L’auctorialité est la position logique depuis laquelle on observe un monde extérieur, celui du récit où sont pris les personnages.
4G. Martens constate également que l’auctorialité souffre d’un discrédit dans le discours critique : que ce soit chez Barthes, qui la range du côté du « lisible » et lui reproche d’« assurer la sujétion du texte » (p. 64), chez Sartre, critiquant l’existence dans le roman d’un « observateur privilégié » (p. 55) ou encore dans la Théorie Critique de l’École de Francfort (une référence convoquée tout au long du livre). Adorno se méfie de la voix narrative et préfère la mise en perspective du récit à travers les points de vue des personnages. Le but de Martens est de réfuter le lien ainsi établi entre discours auctorial et imposition autoritaire d’un sens. Chez Broch et Musil, on constate qu’il peut aussi exister un auteur non-autoritaire, capable d’une critique de l’idéologie, une voix auctoriale qui, tout en se situant délibérément du côté de la « réflexion » et en proposant un discours à portée générale, s’ancre dans une interdiscursivité qui constitue une résistance à sa propre force de conviction.
5Dans une première partie (« Les espace de manœuvre du discours auctorial »), G. Martens procède par micro-analyses et s’attache à la « texture » même des deux romans, souvent négligée par la critique.
6La critique reproche souvent aux Somnambules d’être un « roman à thèse », la série d’essais sur la dégradation des valeurs2 en constituant le foyer de signification centrale, et tout le reste du récit étant assujetti à cette démonstration. Martens insiste lui, grâce à des études de textes très convaincantes, sur le procédé de la « contamination stylistique » (Ansteckung, p. 75) entre le discours des personnages et le discours auctorial. Toute la trilogie est de fait marquée par une oscillation entre la perspective étroite, souvent paranoïde ou claustrophobe des personnages principaux (dont la logique onirique ou déviante rappelle la création de Kafka) et la perspective plus large du narrateur qui cherche à inscrire leur destin dans un récit plus allégorique. Procédés de focalisation et de distanciation ne cessent ainsi de se recouper. Cette technique provoque souvent le trouble du lecteur, qui ne sait s’il faut attribuer tel passage gnomique à un personnage en train de généraliser son point de vue particulier (Pasenow interprète ainsi la réalité en termes d’ordre, de hiérarchie militaire, Esch en termes comptables, etc.) ou s’il est le fait de la voix auctoriale.
7La critique de l’auctorialité chez Musil s’est, elle, souvent appuyée sur l’ironie du narrateur, qui, avec la complicité d’Ulrich, l’homme sans qualités, se mettrait ainsi en position de « donneur de leçons » (« Besserwisser ») par rapport à ses personnages secondaires. Martens montre au contraire que l’ironie, chez Musil, est généralisée et englobe aussi bien la position d’Ulrich que celle du narrateur. Un autre espace où joue l’auctorialité est celui de la « mise en scène dense » (p. 142) des discours : dans ce roman qui consiste pour une large part en conversations (Martens parle de « Gesprächsroman »), les discours ne sont pas simplement « mis dans la bouche des personnages » : la médiation auctoriale permet une véritable incarnation, une épaisseur des actes de paroles et même une sémiotique du corps. Martens analyse également la façon dont Musil use de pseudo-généralisations : le narrateur fait semblant de s’abandonner à des propos théoriques pour les critiquer de l’intérieur et montrer combien il est difficile de les généraliser. L’auctorialité consiste dès lors à tester des discours pour montrer leur logique, leurs limites, etc. On ne peut plus opposer le multiperspectivisme d’un Faulkner comme « accès limité » aux personnages et la focalisation 0 : le narrateur, chez Musil, a lui aussi des connaissances limitées, il pose des hypothèses, parle au conditionnel, etc. Martens donne ainsi de L’Homme sans qualités l’image d’un roman « au second degré », qui réfléchit moins pour produire des contenus réflexifs que pour mettre en scène la manière dont on peut ou ne peut pas légitimement réfléchir.
8Dans une seconde partie, « Versions de la modernité », dont la démarche est plus classique, Martens met en lumière la vision de la modernité que proposent les deux romans. Il s’efforce toujours de lier les aspects thématiques et les stratégies narratives et rhétoriques.
9La trilogie de Broch se caractérise par un « refus de la modernité » (p. 191) : Broch critique de façon virulente la place prise par la « rationalité instrumentale » (Zweckrationalität) dans la société moderne, et sa division en sphères d’activités qui ne communiquent plus entre elles et absolutisent leurs fins : « la guerre, c’est la guerre, l’art pour l’art, en politique pas de scrupules, les affaires sont les affaires ; — tout cela […] est possédé de ce cruel esprit logique dirigé vers son objet et rien que vers son objet sans regarder ni à droite, ni à gauche3. » Il préfigure ainsi les analyses de la Théorie Critique, et déplore la difficulté à s’entendre sur des buts communs ou sur des ambitions transcendant les sphères (difficulté que cherche à surmonter Habermas par sa théorie de « l’agir communicationnel »). Contrairement à la théorie fonctionnaliste de Niklas Luhmann4, Broch donne donc une connotation tout à fait négative à la différenciation de la société en systèmes. Certaines de ses intuitions prennent aujourd’hui des airs de prophétie, et en particulier son analyse de l’invasion des rapports sociaux par les comportements utilitaristes (« Sachbeziehungen »). Par son roman réflexif, Broch cherche à restaurer l’unité des discours dans un geste encore idéaliste et déductif.
10Mais G. Martens s’attache aussi à montrer comment persiste, en dessous de cette thèse majeure, dans l’espace de « l’infrathèse », tout un réseau de leitmotive qui appellent une interprétation active de la part du lecteur : on peut en effet parler d’une « entropie » des leitmotive, de nombreux motifs se déployant tous azimuts dans le livre, et ne se laissant pas ramener à chaque fois au même signifié. Les personnages, ainsi, ne sont pas enfermés par leur auteur dans un modèle interprétatif, et le lecteur peut choisir de voir et de relier les signes (= de donner lui-même du sens), ou de se laisser porter par la thèse centrale (= de déchiffrer un monde de sens déjà présent).
11Pour analyser le discours sur la modernité tenu par Musil, Martens le considère lui aussi dans ses rapports à la Théorie Critique et à Luhmann. Il s’agit en particulier de savoir comment le « fonctionnalisme » auquel souscrit Musil (qui souligne toujours la variabilité des attitudes et des discours et ne croit plus à l’existence de vérités substantielles, valables hors de tout contexte) peut se concilier avec la présence d’une perspective auctoriale surplombante.
12Contrairement à Broch, Musil accepte la position centrale de la rationalité instrumentale par rapport à la rationalité en valeur (Zweck- / Wertrationalität) : son héros, Ulrich, se refuse à critiquer la division du travail et les processus de spécialisation ; il réclame même souvent l’application de méthodes scientifiques aux problèmes psychologiques ou moraux. S’il y a donc bien, en surface, un antihumanisme chez Musil — l’individu disparaissant au profit d’un réseau de forces impersonnelles —, la position du narrateur par rapport à cet état de faits est des plus ambiguës. Face au règne de l’impersonnel, il y a bien la volonté de se réapproprier le monde : c’est l’utopie de « l’autre état », qui consiste avant tout, pour Martens, en une autre épistémologie. L’affirmation de la modernité chez Musil n’est pas selon lui la constatation empirique de structures fondamentalement modifiées, mais la nécessité d’un autre accès épistémologique à des structures où le pré-moderne et le moderne se mêlent (p. 308). Il s’agit de changer notre regard sur la perte de l’unité et de la substance (plus que de revenir à une unité comme le veulent les zélateurs de « l’âme » représentés dans le livre, ou de se complaire dans la fragmentation). Musil veut saisir la dégradation des valeurs comme un défi et non comme une perte.
13Dans le débat entre « Kultur » et « Zivilisation » propre à l’Allemagne de la première moitié du siècle, il se situe donc résolument du côté de la Zivilisation. Il est l’un des rares penseurs de la République de Weimar à ne pas parler de « déclin ». Pour Martens, Musil préfigure donc plutôt le fonctionnalisme de Luhmann, Broch annonçant lui la Théorie critique.
14Le dernier point fort du livre est la mise en valeur du rôle de la catachrèse chez Musil (p. 343) : cette figure stylistique, qui naturalise les métaphores et les fige en tropes, peut aussi, sous sa forme sylleptique, provoquer une rupture dans le discours par l’application de métaphores impropres ; ainsi, au début de l’œuvre, le « cheval de course » dit « génial » provoque la prise de congé de la vie d’Ulrich. La catachrèse est pour Martens la figure essentielle du « sens du possible » musilien : en poussant à bout la logique d’un langage, elle montre que ce qui se croit « solide » peut être remis en mouvement. Elle est le vecteur rhétorique de la critique de l’idéologie : s’infiltrant dans les discours convenus des gens de l’Action Parallèle, elle en exagère les stéréotypes et les mine de l’intérieur.
15L’auctorialité n’est donc pas qu’une réduction du champ de l’interprétation et l’imposition au lecteur de schémas normatifs. Plutôt que de prendre les mots de la bouche des personnages, elle peut servir à modaliser les actes de parole : la médiation auctoriale, forte chez Musil et Broch, limite la validité de la parole et la rattache toujours à son énonciateur et à son contexte particuliers. La complexité des stratégies narratives chez les deux auteurs interdit de réduire leur œuvre à leur dimension philosophique.
16En revenant aux textes, Martens met en valeur des procédés rarement analysés (la « contamination » chez Broch, l’usage des pseudo-généralisations ou de la catachrèse chez Musil) et permet ainsi d’ébaucher une analyse différentielle de la « voix auctoriale » comme, de l’autre côté du spectre des focalisations possibles, on a différencié les usages de « la voix subjective » des personnages (monologue intérieur, discours indirect libre, discours indirect, etc.)5.