Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Janvier 2008 (volume 9, numéro 1)
Adrien Walfard

Politiques de la folie à l’âge classique

Dominique Weber, Hobbes et le désir des fous. Rationalité, prévision et politique, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, 2007, 550 p.  

1On a souvent remarqué que l’anthropologie occupe une place centrale dans la philosophie de Hobbes : le penseur anglais est le premier à fonder une théorie politique, non sur une cosmologie ou une théologie, mais sur une théorie de l’homme, de ses facultés et dispositions naturelles, et de leur développement dans la vie en commun. Mais les commentateurs ne s’accordent pas pour identifier les concepts les plus fondamentaux de cette anthropologie, ceux qui déterminent l’orientation de la politique hobbesienne. Dominique Weber propose de situer au coeur de l’anthropologie hobbesienne la notion de désir (au sens le plus général) et la notion de folie (entendue comme dérèglement du désir et du rapport rationnel au temps). Le passage de l’état de nature à l’état civil suppose que les hommes sachent tempérer leur anxiété devant l’avenir, renoncer à la quête infinie de puissance, et calculer correctement que l’obéissance à l’Etat-Léviathan est seule capable d’assurer ici-bas la satisfaction optimale de leurs désirs. La folie est ce qui fait défaillir ce calcul, empêche l’instauration de Léviathan ou, une fois la république établie, menace de faire retomber les hommes dans l’état de nature.

2Après une introduction qui situe d’emblée les enjeux religieux et théologiques du problème (l’anxiété devant l’avenir, dans l’Angleterre du XVIIe siècle, c’est avant tout la peur de l’au-delà, et la folie prend d’abord la forme d’un délire eschatologique), le premier chapitre (« Le désir et le calcul de la puissance ») est consacré à l’analyse de la notion de désir dans la philosophie de Hobbes. D. Weber commence par établir que, contrairement à un avis largement répandu chez les commentateurs depuis Adam Smith (et que l’on retrouve chez Comte, Schopenhauer, Voegelin ou Donoso Cortès), la notion d’amour-propre ne joue pas un rôle décisif dans la pensée du philosophe anglais. Certes, Hobbes reconnaît à la gloire (entendue comme estimation de sa propre valeur et désir de la voir reconnue publiquement par autrui) une certaine fonction dans le déclenchement des conflits : la gloire, surtout lorsqu’elle est vaine gloire, conduit les hommes à se battre « pour des bagatelles », puisque chacun veut obtenir d’autrui la reconnaissance d’une supériorité imaginaire. Mais la gloire n’est, dans le Léviathan, qu’une des trois principales causes de querelles (avec la compétition et la défiance) ; et son rôle semble diminuer au fil de l’évolution de la pensée de Hobbes. Le désir de conservation ne joue pas non plus le rôle décisif que certains commentateurs lui ont accordé, allant jusqu’à en faire le mobile quasi exclusif des actions dans l’anthropologie hobbesienne : le souci de conservation est toujours subordonné chez Hobbes à la recherche de la félicité, c’est-à-dire de la satisfaction illimitée des désirs variés du sujet. Ainsi, ni comme « amour-propre de vanité », ni comme « amour-propre de conservation » (selon les expressions de Christian Lazzeri), l’amour-propre n’est particulièrement mis en valeur par Hobbes dans l’explication des comportements humains et des conflits qui rendent nécessaire l’institution de l’Etat.

3La notion véritablement centrale dans l’anthropologie hobbesienne, selon D. Weber, c’est la notion de désir, dans sa plus grande généralité. Pour Hobbes l’homme est par nature un être de désir, et le désir est en lui-même parfaitement indéterminé et infini : le désir n’est pas déterminé par son objet, mais c’est lui qui projette sur les objets leur qualité désirable ; et il ne cesse pas lorsqu’il est satisfait, mais se reporte sur un autre objet. C’est pourquoi la félicité n’est pas un repos perpétuel, mais « le succès continuel dans l’obtention de ces choses dont le désir reparaît sans cesse, autrement dit le fait de prospérer continuellement » (Léviathan, ch. 6). Pour être heureux, l’homme doit donc s’assurer qu’il aura perpétuellement les moyens d’obtenir la satisfaction de ses désirs. On comprend l’origine de l’anxiété (anxietas, anxiety) : « il est impossible à un homme qui s’efforce continuellement de s’abriter des maux qu’il redoute et de se procurer le bien qu’il désire, de ne pas être dans un souci perpétuel de l’avenir. Aussi tous les hommes, et spécialement ceux qui voient le plus loin, sont-ils dans un état semblable à celui de Prométhée... » (Lév., ch. 12).

4Le problème est que les hommes ne savent pas toujours calculer correctement les moyens de garantir leur félicité future. Ils croient y parvenir en accroissant indéfiniment leur puissance individuelle, alors que cela conduit à la rivalité et à la guerre (puisque la puissance d’un individu est définie relativement à celle des autres). Ils ne comprennent pas immédiatement que seule l’association et le contrat d’obéissance au souverain garantit leur sécurité et leur félicité à long terme. L’amour déréglé de la puissance conduit donc à l’obscurcissement des « lois de nature » qui imposent à tout homme de rechercher la paix tant qu’il espère l’obtenir, puisque la paix est le meilleur moyen de préserver sa vie (et donc d’assurer la satisfaction de ses désirs). C’est ici que Hobbes réintroduit la notion d’amour-propre : « La nature a pourvu les hommes de remarquables verres grossissants, qui sont leurs passions et leur amour d’eux-mêmes (Self-love), et à travers lesquels toutes les petites contributions semblent de grands préjudices ; mais il leur manque les verres prospectifs qu’est la science morale et civile qui leur permettrait de voir de loin les misères qui sont suspendues au-dessus de leur têtes, et qui ne sauraient être évitées sans de telles contributions » (Lév., ch. 18). D. Weber résume ainsi ses analyses : « Si Hobbes pense donc quelque chose comme l’amour-propre, c’est sous la forme du désir et du désir de puissance : s’aimer, c’est aimer désirer et c’est aimer la puissance qui permet de continuer à désirer. En ce sens, le désir concentre en lui la totalité de la cause efficiente des comportements humains. (...) Et c’est dans le cadre de cette anthropologie du désir qu’on peut avancer qu’il ne peut s’agir pour le philosophe de penser un anéantissement ou une suppression de l’amour-propre. Il s’agit plutôt de faire adopter à ce dernier, entendu comme amour de la puissance, le bon instrument optique, c’est-à-dire celui qui est capable de faire calculer à l’individu le meilleur usage dans le futur de la recherche de puissance, selon une gestion correctement menée de l’ajustement des moyens mis en oeuvre pour atteindre la fin des désirs » (p. 77).

5Les paragraphes 4 et 6 du premier chapitre sont consacrés à une confrontation des thèses de Hobbes à celles de deux autres penseurs anglais : Bacon (son contemporain et aîné), et Mandeville (dont on a souvent fait l’héritier direct de Hobbes). La pensée de Hobbes diffère d’abord de celle de Bacon, qui oppose « l’amour-propre » et le souci du « bien public », et fait reposer la paix et le bonheur de la communauté politique sur la vertu des citoyens : « à la différence de Bacon, Hobbes ne propose aucune condamnation de l’amour-propre entendu comme amour de la puissance. En outre, sa doctrine de la nature humaine ne présuppose aucun dévouement au bien public, et ce n’est pas par la mise en avant d’un tel dévouement qu’une sortie durable hors de l’état de pure nature peut être pensée » (p. 85). Mais la pensée de Hobbes diffère aussi de celle de Mandeville, pour qui le jeu des intérêts individuels suffit à créer une communauté sociale, et pour qui les individus contribuent d’autant plus au bien commun qu’ils agissent plus égoïstement (à supposer que le contexte soit adéquat). Selon Hobbes la société civile suppose l’instauration volontaire du souverain, et le renoncement volontaire à la quête individuelle de puissance : « la conception d’une forme d’auto-organisation des intérêts individuels, par la société, enveloppe en effet l’idée d’une inutilité d’un Etat souverain absolu, et c’est précisément ce que ne peut admettre la nécessaire discipline publique de l’amour-propre dans le modèle contractuel hobbesien » (p. 103).

6Le chapitre II (« Les pathologies de la prévision : le regard et le cri des fous ») aborde la question de la folie. Si les hommes ne parviennent pas à prendre en compte les lois de la nature et à reconnaître la nécessité de l’institution d’un souverain absolu, « c’est parce qu’ils ne parviennent pas, ou plus, à coordonner les dimensions du temps de leur action, et la raison d’un tel délitement temporel réside dans les troubles de la prédiction du futur » (p. 106). Les vertus intellectuelles, « l’esprit » (wit) permettent aux hommes de calculer correctement les moyens de satisfaire leurs désirs et d’assurer leur satisfaction future ; mais l’excès des passions met en péril le bon fonctionnement de ces facultés. Les passions des hommes sont diverses (désir de puissance, de richesse, de savoir, d’honneur...), mais elles se ramènent toutes au désir de puissance : il s’agit toujours de s’assurer pour le présent et l’avenir les moyens d’obtenir ce que l’on désire et d’éviter ce que l’on craint. L’homme raisonnable n’accorde donc aucun primat à tel objet de passion plutôt qu’à tel autre : il n’est pas obnubilé, par exemple, par le désir de richesses, parce qu’il sait que les richesses ne sont qu’un des facteurs de la puissance. Il en va autrement du fou. « Alors que le fonctionnement régulier et réglé de l’"esprit" (wit) projette la diversité des passions sur le plan unifié du désir de puissance, son fonctionnement pathologique substitue à ce caractère raisonné du désir de puissance l’excès déraisonnable de l’attachement à une passion particulière et exclusive. Et c’est parce que la folie restaure ainsi la diversité qualitative des passions qu’elle paralyse du même coup l’activité du jugement, substituant à la subordination de la fantaisie au jugement une hégémonie complète de la fantaisie sur le jugement » (p. 111).

7D. Weber est conduit à nuancer la thèse foucaldienne du « grand renfermement », l’idée selon laquelle la pensée classique sépare radicalement la Raison de la folie : car il n’y a, chez Hobbes, aucune différence de nature entre « l’homme de jugement » et le fou. Les fous ne sont nullement privés de libre-arbitre, de « la liberté de faire ce qu’ils veulent » (Questions, 1656, n° XIV) ; et les hommes de jugement ne sont pas toujours raisonnables dans leurs délibérations. La véritable différence entre eux, c’est que « l’homme raisonnable est celui qui est capable, à un moment ou à un autre, de se laisser enseigner ce qui est bon ou mauvais pour lui par quelqu’un d’autre que lui-même » (p. 115), en particulier par le philosophe qui est parvenu à la science morale et civile ; cet enseignement est rendu possible parce que l’homme raisonnable peut reconnaître chez celui qui le conseille les mêmes passions que les siennes. Au contraire, le fou, parce qu’il est sous l’emprise d’une passion particulière et exclusive, ne peut plus reconnaître aucune similitude entre lui-même et les autres, et par conséquent ne peut plus entendre leurs enseignements.

8Les paragraphes 2 à 4 passent en revue les principales formes de folie reconnues par Hobbes. La typologie hobbesienne du dérèglement mental distingue deux principaux groupes de folies : les folies de l’orgueil (pride, self-conceit, superbia), issues d’un excès de vaine gloire ; et les folies de l’abattement (dejection, demissio), issues d’un excès de vaine crainte (c’est-à-dire d’une estimation trop basse de sa propre puissance). Les premières conduisent à la rage (rage) ou à la fureur (fury), les secondes à la mélancolie (melancholy). D. Weber montre que Hobbes rejette les explications traditionnelles de la folie (l’explication démonologique et l’explication humorale-mélancolique), au bénéfice d’une interprétation purement psychologique du phénomène. Il est conduit à opérer « une double élaboration théorique : celle d’une doctrine de la folie comme passion devenue excessive ; celle d’une doctrine de l’imagination devenant délirante par passion excessive, à travers une théorie de la réification imaginaire des phantasmes » (p. 147). Le point commun des délires de la mélancolie et des délires de la rage, c’est que ce sont des pathologies de la temporalité : les fous, en proie à une passion exclusive, obsédés par des phantasmes et dévorés par l’angoisse de l’avenir, ne parviennent plus à coordonner leurs actions de manière réfléchie, à enchaîner de façon cohérente les différentes dimensions du temps. Au lieu d’agir en fonction de conjectures raisonnables, ils cherchent à s’assurer une maîtrise de l’avenir par des prédictions ou des prophéties ; c’est pourquoi le paragraphe 4 examine les différentes formes de prophétie délirante ou de « démences du langage » reconnues par Hobbes : le discours eschatologique, le discours astrologique, et le discours enthousiaste.

9Après avoir examiné, au § 5, le lien entre les folies individuelles et les folies collectives, l’auteur s’écarte un peu de la question de la folie, pour analyser la nosologie politique proposée par Hobbes au chapitre 29 du Léviathan : l’analyse des causes qui affaiblissent l’Etat ou tendent à sa dissolution, et l’usage systématique par Hobbes d’une analogie entre les infirmités de l’Etat et les maladies du corps humain. D. Weber montre que Hobbes prend en compte dans ses analyses certains progrès récents de la science médicale, en particulier l’anatomopathologie localisatrice (théorie qui distingue les maladies selon les parties du corps qu’elles affectent, et qui fut renouvelée par les découvertes de Harvey sur la circulation du sang), et la théorie des maladies contagieuses (développée en particulier par Fracastoro). Or l’analogie n’est pas purement rhétorique : elle sert la conceptualisation des affections du corps politique. « Tout d’abord, l’importance implicite accordée à la pathologie localisatrice fait comprendre, par analogie, qu’aux yeux de Hobbes le défaut majeur de nombreuses constructions théoriques en matière de science civile est qu’elles ne se sont pas suffisamment penchées sur la question des " localisations" susceptibles d’engendrer la dissolution du corps politique. Pour Hobbes, il faut se demander quelles doctrines peuvent se révéler dangereuses, dans quel contexte et selon quels effets ; il faut se demander également quelle frange de la communauté politique peut se montrer sensible aux sirènes de la sédition. (...) Ensuite, souligner l’importance de la question de la transmission et de la contagion des maladies, c’est pour Hobbes se donner les moyens de faire comprendre les mécanismes de diffusion des agents pathogènes ; cela permet en particulier de faire comprendre le moment où le simple mécontentement bascule en véritable rébellion lorsque la contagion est telle qu’elle est en mesure de former un vrai corps parasite, un "corps de rébellion" (a body of rebellion) » (p. 227).

10Le souverain a un besoin impérieux de sujets raisonnables : il ne suffit pas que les sujets soient soumis (par exemple par la terreur), il faut encore qu’ils comprennent la nécessité de l’obéissance (faute de quoi la révolte est inévitable). Le troisième chapitre de l’ouvrage (« Le sujet de la docilité ») est donc consacré à la question de savoir comment on peut rendre les sujets « dociles », au double sens de ce terme : capables à la fois d’apprendre et d’obéir à la loi.

11La théorie hobbesienne de la docilité repose d’abord sur une théorie de la croyance. Une croyance, rappelle D. Weber, « est l’opinion par laquelle un discours recherchant la vérité se termine chaque fois que le terme provient de la foi (faith, fides) et de la confiance (trust) en quelqu’un qui a exposé ou défendu cette opinion ». Toute croyance comporte donc à la fois une opinion sur la vérité du propos et sur la véracité du locuteur. Le danger pour l’Etat est que les sujets se laissent abuser par la confiance qu’ils portent à certains hommes (le Pape, les religieux inspirés, les grands...), et qu’ils soient ainsi conduits à la sédition. L’obéissance des sujets au souverain passe donc, en matière religieuse, par une délimitation uniforme du credo (du moins pour ce qui est de son expression publique). Elle peut aussi être favorisée par l’instauration d’un « culte civil » rendu aux détenteurs de l’autorité légitime ; mais cela ne signifie pas pour Hobbes que l’on doive faire croire aux sujets que le souverain est un dieu, ou qu’il est inspiré des dieux : car il est trop dangereux de fonder l’obéissance sur une croyance illusoire et fragile. Le « culte civil » doit être un culte rationnel, qui procède de la remémoration du contrat d’obéissance, et signifie le respect que le sujet doit au contrat fondateur lui-même. « Il s’agit donc pour Hobbes », écrit D. Weber (p. 299), « de penser les moyens de renforcer l’obéissance des sujets en s’appuyant sur leur croyance (croire pour obéir), tout en se donnant les moyens de déjouer l’idée selon laquelle l’obéissance cesse si la croyance cesse (obéir sans croire). »

12La docilité passe donc surtout par l’instruction, c’est-à-dire la diffusion de la nouvelle science civile (§ 3, « Instruire ») : les hommes doivent apprendre à calculer correctement la nécessité pour tous d’obéir au souverain absolu. La stabilité de l’ordre politique suppose donc une politique rationnelle de l’instruction publique : D. Weber rappelle les projets de Hobbes pour réformer le système des Universités, et la polémique qui l’opposa à certains universitaires anglais comme John Wallis. Plus profondément, il analyse la position ambiguë de Hobbes sur les rapports entre l’autorité politique et la science : le souverain a le droit selon Hobbes d’interdire la diffusion dans l’espace public de doctrines nuisibles à la paix civile ; mais il considère par ailleurs qu’aucune doctrine vraie ne peut être incompatible avec la paix, puisque la paix est conforme à la loi de nature.

13La philosophe hobbesienne est donc confrontée au problème de son inscription dans l’Histoire. Elle semble être enfermée dans un cercle : les hommes doivent connaître les principes de la science civile pour instituer la république et guérir des pathologies de la prévision ; mais la république doit fonctionner pour que la science civile et l’apprentissage politique soient possibles (car elles ne peuvent se développer que grâce à la sécurité permise par l’existence d’un pouvoir). En réalité, il ne s’agit pas de créer à partir de rien un Etat conforme aux enseignements de la loi naturelle : des constructions politiques existent et assurent un minimum de sécurité et de régulation juridique, mais elles demeurent fragiles tant qu’elles ne sont pas fondées sur des principes rationnels. L’instruction des sujets et la diffusion de la science civile doivent permettre à ces constructions de tendre vers la rationalité et la stabilité. Comme le remarque D. Weber, le risque de circularité auquel est confronté Hobbes lorsqu’il réfléchit aux conditions de l’inscription historique de son système politique est la contrepartie de son refus de l’utopie (représentée en Angleterre par L’Utopie de More et La Nouvelle Atlantide de Bacon).  

14 Les deux derniers paragraphes du troisième chapitre sont consacrés à la discussion de deux thèses de Carl Schmitt dans son interprétation de la philosophie de Hobbes. D. Weber discute d’abord l’analyse mythologique du « symbole » de Léviathan proposée par Schmitt. Le juriste allemand reprochait à Hobbes d’avoir fait preuve d’un manque de sens mythologique, en choisissant un monstre marin (Léviathan) comme symbole de son Etat, car l’Etat est selon Schmitt un ordre lié à la terre et à la territorialité ; il s’est d’ailleurs réalisé historiquement, non pas en Angleterre, mais sur le continent européen. D. Weber montre d’abord que Hobbes n’est pas resté aveugle à la « révolution spatiale » des XVIe et XVIIe siècles, et au processus historique par lequel l’Angleterre se tourne vers les mers ; il risque alors une hypothèse (qui paraît, à vrai dire, assez hasardeuse) : « la figuration de l’Etat absolu par le monstre marin Léviathan indique peut-être que Hobbes, précisément parce qu’il est soucieux des problèmes politiques et juridiques que posent les conquêtes maritimes, cherche justement à penser une nécessaire extension de l’empire de la souveraineté étatique jusqu’à l’élément maritime lui-même ». Si Hobbes, par ailleurs, a choisi d’intituler son livre sur la guerre civile anglaise du nom d’un monstre terrestre, Béhémoth, ce serait parce qu’il aurait eu connaissance des révoltes pirates contemporaines et des liens entre la piraterie et le radicalisme protestant, et parce qu’il aurait voulu indiquer la nécessité de « ramener, pour ainsi dire, les "dissidents" à la terre, c’est-à-dire au contrôle de la souveraineté étatique absolue »...

15 La discussion de la conception de l’Etat hobbesien comme d’une « grande machine » ou d’un magnum artificium, proposée par Carl Schmitt dans Le Léviathan dans la doctrine de l’Etat de Thomas Hobbes (1938), est plus intéressante. Comme l’écrit D. Weber, « pour Schmitt, la conception artificialiste de l’Etat hobbesien a réalisé, aussi bien conceptuellement qu’historiquement, l’autonomisation et la clôture de la sphère politique que tous les modèles théologico-politiques antérieurs ne pouvaient réaliser : la "machine" de l’Etat vaut désormais pour elle-même, dans son fonctionnement neutre, sûr et prévisible, réalisant inexorablement la fin qui lui a été assignée, c’est-à-dire, d’abord, la sauvegarde de l’existence physique des hommes. Ce faisant, du point de vue de la philosophie de l’histoire, il appartiendrait à Hobbes d’avoir initié le processus de "mécanisation" de l’Etat et de "neutralisation" des rapports politiques, culminant avec la "technicisation" de toute vérité et s’accomplissant aux XIXe et XXe siècle avec le triomphe de l’ "Etat législateur" (Gesetzestaat), marqué par le primat de la "légalité" et de la "loi" sur la "légitimité" et le "droit" » (p. 378). L’auteur montre d’abord que cette thèse est le résultat d’une évolution dans l’interprétation par Schmitt de la philosophie de Hobbes : alors que la Théologie politique  de 1922 insistait sur la dimension « décisionniste » de la pensée de Hobbes (l’idée que le souverain décide indépendamment de toute norme morale prédéterminée), en 1938 Schmitt insiste plutôt sur sa dimension « positiviste » (la mise en valeur de la norme abstraite et impersonnelle, et l’oubli progressif de l’origine de la norme dans la décision du législateur). Comme le remarque D. Weber, aussi bien l’interprétation « décisionniste » que l’interprétation « positiviste » opèrent une considérable distorsion de la pensée de Hobbes : elles passent sous silence la question du statut des lois de nature dans le système hobbesien. L’état de pure nature selon Hobbes n’est pas un « néant normatif » : seule la prise en compte des lois de nature permet de penser aussi bien le passage de l’état de pure nature à l’état civil que le fonctionnement de la souveraineté étatique une fois instituée. (Le souverain, en particulier, est tenu au respect des lois naturelles conformément au principe de son institution ; c’est parce qu’il gouverne en vue du salus communis que le souverain peut légitimement prétendre se faire obéir.) La conséquence est que le corps politique ne peut être conçu sur un modèle mécaniste. Bien au contraire, Hobbes fait usage de l’ancienne conception dualiste des rapports de l’âme et du corps lorsqu’il veut expliquer par analogie comment les membres du corps politique tiennent ensemble : de même que la cohésion du corps naturel n’est assurée (dans la conception traditionnelle) que par l’âme qui réside en lui, de même la cohésion du corps politique dépend de l’existence du souverain (cf. Lév., ch. 42). Cette comparaison suggère autre chose encore : de même que l’âme, entendue comme substance immatérielle, n’existe pas selon Hobbes, de même « les réalités juridiques ne sont rien en dehors des esprits de ceux qui croient en leur existence : ce sont des fictions mentales, possédant un pouvoir et une efficacité propre, puisque les volontés et les actions des hommes dépendent toujours de leurs opinions » (p. 399). Comme le note Jean Terrel, cité par D. Weber (p. 400), Léviathan est « un système mécanique unique en son genre, dont la cohésion mécanique dépend d’un facteur non mécanique, une forme juridique dont l’efficacité est entièrement dépendante des idées que les gens partagent ou ne partagent pas sur la vie sociale et politique ». Faire du pouvoir d’Etat pensé par Hobbes un ordre de la « calculabilité » et de la « prévisibilité », c’est donc méconnaître la façon dont ce pouvoir repose sur un partage, fragile et toujours à recommencer, des fictions mentales concernant la vie sociale et politique ; c’est méconnaître, au fond, les implications de la caractérisation hobbesienne de l’homme comme être de désir, et le danger permanent de la folie (cf. conclusion, p. 404).

16D. Weber offre donc un livre passionnant, qui renouvelle sur plusieurs points cruciaux l’interprétation de la philosophe politique de Hobbes. L’un des principaux intérêts de l’ouvrage est sa considérable érudition historique, mise au service de l’interprétation philosophique : on retiendra en particulier l’effort pour élucider certaines métaphores de Hobbes (la métaphore des « verres prospectifs » de la science civile, qui ne se comprend qu’en référence au dispositif dioptrique théorisé par Niceron dans les années 1630, p. 47-51, ou les métaphores médicales de la « nosologie politique ») ; et le souci constant de mettre en parallèle la pensée de Hobbes avec les théories politiques, morales, religieuses ou médicales contemporaines (par exemple sur l’étiologie de la folie, ou la question de la prophétie). Un livre, donc, qui rend à la fois plus savant et plus intelligent.