Char : le poème et l’histoire
1Ancien élève de l’ENS (Ulm), Laure Michel a soutenu une thèse sur René Char en 2005. L’ouvrage qu’elle nous présente est tiré de cette thèse et analyse la relation de la poésie de René Char à l’histoire, de 1930 à 1950. Ce travail présuppose des postulats théoriques qui expliquent le rapport entre poème et histoire ; l’auteur a donc fait appel à l’analyse du discours, qui définit le poème comme une catégorie du discours. (10-11) À ce propos, Michel fait référence aux travaux de Benveniste et de Dominique Maingueneau1. Le concept de scénographie élaboré par Maingueneau a particulièrement retenu l’attention de Michel. La scénographie est un concept qui décrit la manière dont une œuvre se rapporte à une société en définissant l’espace, le temps et les énonciateurs et coénonciateurs à l’origine d’une énonciation. (10) Le parcours que nous propose Michel consiste ainsi en une explicitation de l’image qu’un recueil de poèmes donne de son époque.
2Le livre est divisé en sept chapitres. Le premier chapitre est dédié à Arsenal et au Marteau sans maître et couvre la période qui va de 1929 à 1934. Le second chapitre traite de la « Dédicace » de Placard pour un chemin des écoliers, daté de 1937, et selon Michel, c’est la première fois que l’œuvre de Char présuppose une temporalité historique. (13) Le troisième chapitre analyse les Feuillets d’Hypnos dans lesquels Michel soutient que la relation entre le poème et l’histoire est la plus étroite. Recherche de la base et du sommet, publié en 1955 et couvrant les années 1941-1948 fait l’objet du quatrième chapitre. Le cinquième chapitre porte sur trois pièces de théâtre publiées entre 1946 et 1948: Le Soleil des eaux, Sur les hauteurs et Claire. Le sixième chapitre présente le recueil Fureur et mystère, qui rassemble des poèmes qui vont de 1938 à 1948. Le septième chapitre s’attarde sur Les Matinaux, un recueil publié en 1950.
3Michel explique que le recueil intitulé Arsenal marque une rupture en même temps qu’une prise de position. Char s’éloigne alors de Breton parce qu’il juge que le mouvement surréaliste a rompu avec le présent. À cette époque, Char insère dans ses poèmes des dénonciations politiques et sociales, sans toutefois produire de manifestes. Michel rappelle à ce sujet que Jean-Claude Mathieu avait remarqué que, dans Arsenal, le référent disparaît2. Le Marteau sans maître présente, lui aussi, des poèmes qui ont une relation à la fois critique et abstraite avec la société. Le discours, s’il adopte une forme pamphlétaire, fait disparaître les références et adopte un niveau d’abstraction qui l’empêche de devenir un simple écrit de circonstance.
4Si jusque là le rapport entre poème et histoire demeurait lâche et quelque peu abstrait, bien que réel, la « Dédicace » de Placard pour un chemin des écoliers marque l’arrivée, dans l’écriture du poète, d’un événement concret - la guerre d’Espagne -, et de sa dénonciation. Laure Michel caractérise cet écrit de « tournant » (67) dans l’œuvre de Char, et précise que « c’est donc avec la guerre d’Espagne et la déclaration de guerre de 1939 que l’histoire s’impose dans l’écriture de Char. » (99) Michel fait alors référence à la philosophie de Ricoeur3, et affirme que dans la « Dédicace » est énoncé une temporalité historique fondée sur une continuité entre un avant et un après. (69-70) Selon Michel, cette temporalité place le lecteur devant un processus historique qui produit du sens. Dans cette « Dédicace », Char évoque les massacres d’enfants et le contexte dans lequel ces massacres prennent place. Ce contexte, Michel précise que Char le désigne par le syntagme « les temps » (70), désignant de la sorte une histoire collective et non seulement individuelle. Pour Char, le sens de cette histoire est celui d’une « dégradation » (70) contre laquelle il s’indigne. Selon Michel, cette inscription des événements de l’époque dans le poème pose la question de la responsabilité de l’écriture face à l’histoire. (73) L’injustice dénoncée par le poète fait surgir le problème du statut du poème dans l’histoire. Le poème prend en charge la dénonciation publique du sort des enfants en période de guerre, ce qui a pour conséquence d’engager le poète dans son époque, et le principe selon lequel Laure Michel formalise cette inscription de l’histoire dans le poème est le suivant : « Surgissant dans l’œuvre à proportion de sa menace de destruction, elle y est corrélée à la réaction d’un sujet qui la dénonce. » (99)
5Feuillets d’Hypnos est placé sous le signe d’une crise de l’écriture. (101) Au même moment où le poète adopte une nouvelle manière d’écrire (l’écriture du carnet), Michel montre que le rapport entre l’histoire, le poète et le poème change. (102) Char y traite de l’histoire d’une façon plus précise qu’auparavant. Les Feuillets d’Hypnos, rédigés durant la guerre, témoignent, selon l’auteur, d’une nécessité d’écrire. Michel a fait référence au feuillet 194 dans lequel Char explique qu’il continue à écrire parce que le combat dans le maquis lui impose de le faire. (147) L’écriture permet au poète de donner un sens aux événements en temps de guerre. L’action de résistance prend ainsi son sens dans l’écriture. En ce sens, c’est l’écriture qui incite le poète à essayer de transformer un présent en crise en un avenir meilleur. (151 sq.) Laure Michel a constaté que les feuillets qui comportent des locutions temporelles reliées à l’avenir sont nombreux. Afin d’expliquer l’importance que revêt l’avenir pour le poète, l’auteur évoque l’article de Paul Ricoeur sur « L’Initiative4 ». Ricoeur y postule la thèse selon laquelle nous ne pouvons agir dans l’histoire qu’en présupposant des systèmes clos, c’est-à-dire des fragments d’histoire. Un être agit parce qu’il s’insère dans un réseau précis et limité de cause à effet. Michel précise justement que « L’ouverture » des Feuillets d’Hypnos s’inscrit dans ce rapport spécifique au temps de l’action. L’espace temporel projeté en avant de soi est explicitement borné par « le but à atteindre » et pas « au-delà ». (153)
6Dans les chapitres 4, 5 et 6, chapitres qui sont d’une très grande richesse pour qui s’intéresse aux écrits d’après-guerre de Char, Michel analyse la méfiance dont le poète fait preuve à l’égard de toute action collective. Du Poème pulvérisé jusqu’aux Matinaux, Char met désormais l’accent sur la distance qui le sépare de ses semblables. Ce que Michel nomme le « temps individuel » et le « temps collectif », si liés dans les Feuillets d’Hypnos, sont désormais disjoints. Le poète des Matinaux, quoiqu’il continue à se positionner par rapport à son époque, privilégie maintenant le « détachement » et « l’insouci ». (353) Dans cette période, Char essaie de ne pas faire preuve d’un engagement « simplificateur ». (357) Michel évoque les traces de dénonciation dans La Sieste blanche et rappelle fort justement que dans Bandeau de « Fureur et mystère », Char suggère tout de même un « diagnostic » des hommes de son temps. (358) Seulement, cette critique de l’époque se fait sur un autre mode que celui des Feuillets d’Hypnos.
7Dans la dernière section de l’ouvrage intitulée « Éthique et poésie » (360-372), il est expliqué que le détachement, caractéristique des Matinaux, comporte une éthique. La cause principale de cette posture, de ce détachement éthique et critique est que l’oppression persiste, même après la guerre. Char remet donc en cause le concept d’histoire. Il comprend qu’il ne peut y avoir de lendemains qui chantent, mais il tente néanmoins de savoir de quelle manière les êtres humains peuvent s’opposer à l’injustice qui perdure. (360) Laure Michel caractérise la solution donnée par Char à ce problème comme « position à l’écart » (372) ; expression bien choisie, qui désigne le fait que le poète refuse de se laisser amalgamer à un groupe, sans toutefois cesser de prendre position quant aux maux qui ne cessent d’assaillir ses contemporains.
8L’ouvrage de Laure Michel nous permet de comprendre qu’à partir de 1937 la poésie de Char affirme que l’histoire est le lieu d’une action collective ; l’après-guerre voit néanmoins le poète remettre en cause la valeur d’une telle action. Il s’agit alors pour Char de trouver une manière de critiquer et de dénoncer son époque à distance. Notons enfin que puisque le travail de Michel s’appuie lourdement sur la philosophie de Paul Ricoeur, il aurait été intéressant que l’auteur problématise davantage cette philosophie au lieu de simplement l’utiliser sans la questionner ; problème qui pose, pour de futurs travaux, la question du mode d’utilisation des concepts philosophiques dans le domaine des études littéraires. À l’exception de cette remarque, l’ouvrage de Michel est à notre avis d’une immense richesse, à la fois pour l’historien de la littérature du XXe siècle et pour les exégètes de Char. Enfin, soulignons que Michel a donné une conférence intitulé « Sortir de l’histoire se peut » dans le cadre d’un colloque sur Char tenu du 13 juin au 15 juin 2007 à la Maison de la recherche de l’université Paris IV, disponible, depuis le 3 septembre, sur le site de France Culture :
9http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/nouveau_prog/creation/alacarte_fiche.php?src_id=85000018&diff_id=195000101