Ecce femina
1À leur corps défendant est le fruit de deux parcours de spécialistes des représentations du corps : Christine Détrez est maître de conférences en sociologie, Anne Simon est chargée de recherche en littérature au CNRS. L’ouvrage proposé n’est pourtant, à l’aune de ces deux trajectoires, ni un essai en sociologie de la littérature, des arts ou des media, ni un essai de critique littéraire sur les romans de femmes contemporaines. Il s’agit plutôt, comme le précisent les deux essayistes, de « se saisir des représentations artistiques et symboliques » du corps féminin « pour appréhender les réalités sociales » (16) afin de calibrer, en retour, l’apport subversif ou régressif de ces représentations au regard des normes sociales révélées par des stéréotypes de contenu, et parfois d’expression.
2Tout chercheur travaillant sur le corps sexué ou genré, et ce quelque soit sa discipline, parvient au constat que le corps véhicule des valeurs et des significations propres à chaque période, à chaque société. Au début du XXIe siècle, à une époque où le corps féminin opère une saturation de l’espace public et peut-être même des discours, C. Détrez et A. Simon interrogent une condition féminine devenue ambigüe, un corps féminin transformé en lieu de paradoxe, après ce qu’il est coutume d’appeler la « libération » sexuelle. En effet, dans les années soixante-dix, en France, le féminisme, ou plus exactement, un certain féminisme, passait par la libération de la parole féminine à travers l’écriture du corps, et les combats menés par les féminismes durant cette même période se situaient sur le champ de bataille de la liberté à disposer, pour les femmes, de leur propre corps (contraception et liberté de procréation) : « mon corps est à moi ! », « un enfant quand je veux, si je veux ! », scandaient les militantes des ces années-là. Vingt ans plus tard, alors que les féminismes sont le plus souvent anathémisés (par la presse notamment, rappellent les autrices), alors que les appréciations de la « libération » sexuelle semblent osciller entre un « acta est fabula » (« la pièce est finie ») et un « alea jacta est » (« le sort en est jeté »), les discours sur le corps féminin, assumés par certaines créatrices contemporaines, articulent pourtant une tension palpable entre liberté et contrainte des corps. Le titre de l’ouvrage, par l’emploi d’une locution d’origine juridique, amalgame ces deux tendances antagonistes en signifiant que les créatrices contemporaines défendent le corps féminin des attaques essentialisantes qui perdurent bel et bien, en tentant de substituer du sujet au corps-objet, tout en reproduisant parfois les clichés les plus galvaudés de l’assujettissement. C’est à ce titre que les essayistes analysent, dans les œuvres d’une vingtaine de romancières contemporaines médiatisées depuis le début des années quatre-vingt-dix, les clichés qui travaillent ces textes, tels les stigmates de normes sociales agissantes. Le choix d’œuvres et d’écrivaines médiatisées leur est en effet apparu comme celui d’un précieux « indice de la conformité des discours [littéraires] aux valeurs reconnues comme légitimes » (19). Ces normes sont également définies par l’analyse des discours non littéraires, comme ceux de la presse ou de la science par exemple, afin de dégager des effets de série non seulement au sein des œuvres littéraires mais également dans les discours en général. En toute logique par rapport au propos de cet opus, la question de la valeur littéraire ou artistique des œuvres, ou celle de la « distinction » pour emprunter la terminologie bourdieusienne, est écartée, même s’il nous semble que l’ouvrage y aurait gagné encore en richesse et pertinence. Dans l’ensemble du volume, de nombreuses références sont convoquées, toujours à bon escient. La finesse des analyses littéraires et artistiques y est particulièrement appréciable, tout comme l’art du bon mot qui fait mouche en titraille.
3Le charme discret des anciens stéréotypes, première partie de l’ouvrage, analyse la permanence de certains clichés dans la production contemporaine, au sein de laquelle perdure notamment la notion de « nature féminine », y compris dans les œuvres de femmes, de façon « inconsciente » et non utilitaire. Il est à noter qu’une fraction non négligeable de l’expression artistique contemporaine de femmes, sans exclure cependant d’autres démarches, passe par le corps, opérant ainsi un dévoilement du corps des femmes par les femmes. Le plaisir y est, par exemple, inscrit par la représentation des pratiques sexuelles, dont l’inventaire s’apparenterait à un « petit kamasutra littéraire » (27). Au-delà de la stratégie éditoriale à laquelle correspond cette érotisation de la littérature de femmes, les essayistes pointent, dans la plupart des textes considérés, l’emploi d’un lexique conformiste ainsi que le recours récurrent à l’euphémisme comme témoins de la pauvreté de certains discours féminins sur la sexualité et la jouissance des femmes. Elles concluent que, à l’exception de certains textes comme La Nouvelle Pornographie de Marie Nimier par exemple, « les rapports érotiques décrits semblent parfois un simple décalque, au féminin, des clichés masculins les plus éculés » (32). Prévalent, dans la représentation de ces rapports, la pénétration comme métonymie de la sexualité, la réification de l’autre, la représentation d’une femme-chair, lascive et esclave de ses sens, ou encore l’association du sexe et de la violence. Il semble, ainsi, que l’époque ne soit plus au « joui-dire » (l’expression est empruntée à Françoise Collin, Cahiers du Grif, 1992) mais au « sexploit », au devoir de performance (42). La sexualité libérée et jouissante se mue en contrainte, en exigence de réussite et de rendement. L’accumulation, voire l’inflation, des discours sur le corps montre que, pour reprendre notre métaphore initiale, la pièce est bien loin d’être terminée. Le tota mulier in utero (in vagina) reste de mise. La domination masculine apparaît dans les figures d’hommes-prédateurs et de femmes-proies ou encore d’hommes-Pygmalions insufflant aux femmes le principe de vie, « la » féminité, le pneuma qui, rappelle l’ouvrage, était déjà chez Aristote, contenu dans le sperme. L’éternel féminin se construit, quant à lui, dans la description de la « mécanique des fluides » (55) — femmes menstruées, « pleureuses », « pisseuses » — et de la douceur d’un sexe dit « faible ». D’autres représentations démontrent comment, à partir d’un modèle culturel calqué sur les organes génitaux (nous ajouterions ici que la réciproque est avérée et efficiente), les femmes – et leur discours – sont définis, et parfois se définissent, par l’intime, l’intériorité et le domestique, tandis que les hommes le sont par leur rapport au monde extérieur ; le temps féminin, perçu comme un cycle ou une linéarité brisée, est pensé exclusivement en termes biologiques (« le biologique […] fonde la biographie féminine », 84), alors que le temps masculin est qualifié de temps social. La maison-mère, le ventre maternel, accouchant toujours dans la douleur malgré la péridurale, devient parfois le lieu de la souillure et de la culpabilité, signe d’une « matrophobie » contemporaine (l’expression est de Marianne Hirsch, The Mother/Daughter Plot, 1989). De façon générale, ces « monotones monologues du vagin » (77) semblent autant d’emprunts à « un discours et un imaginaire masculin datés » (86) } « patriarcal », préférerions-nous. En matière de libération, de nombreuses pistes restent à explorer pour se déprendre du charme des anciens stéréotypes, emprise d’autant plus forte que l’écriture de la sexualité féminine par les femmes (« en masse et de front », Ibid.) est relativement récente. Pourrait s’articuler à cette remarque, une question double qui n’est abordée qu’en conclusion du livre, celle de la visibilité et de la transmission des œuvres de femmes.
4Le second mouvement de l’essai — Questions de littérature, questions politiques ? — nous paraît se construire en écho d’un slogan bien connu des années soixante-dix : « le privé est politique ». Loin d’être un territoire naturel, le corps est un objet socialement construit et l’écriture du corps peut, à ce titre relever du « témoignage politique » (92 ; le terme de témoignage, s’il est porteur de sens, mériterait ici débat). Le travail mené par C. Détrez et A. Simon sur l’écriture du corps des petites filles illustre avec beaucoup d’intelligence le dévoilement, dans certains romans, à travers les personnages de petites filles « mal modelées » (93 sqq), d’un dressage opéré dès l’enfance, par l’acquisition de techniques corporelles visant à marquer la sexuation. Socialisation et éducation modèlent le fonctionnement des corps, le choix des vêtements, la place attribuée aux unes et aux autres, le langage qui leur est autorisé, etc. Cette étude s’inscrit d’ailleurs pleinement dans la lignée des conclusions de l’historien Jean-Claude Caron « Jeune fille, jeune corps : objet et catégorie (France XIXe-XXe siècle) » (non cité ici) et plus généralement de l’ouvrage collectif au sein duquel cet article prend place (Le Corps des jeunes filles de l’Antiquité à nos jours, Perrin, 2001). Parce qu’elles refusent d’être de petites filles modèles et modelées, les fillettes des romans contemporains vacillent entre deux identités, s’avèrent des hybrides considérées comme des « monstres » sociaux. Parce que le corps est le lieu où s’exerce la domination sociale (d’une classe sociale sur une autre ; du père, du mari, du médecin sur la femme), écrire le corps constitue un mode de réappropriation. Au frontispice de la Fabrica de Vésale (1543) s’opposent les vidéos In vivo (2002) de Jessica Vaturi par exemple. Écrire l’accouchement ou l’avortement en particulier est un moyen de recouvrer un corps féminin manipulé par un pouvoir médical souvent teinté des normes sociales en vigueur, mais aussi de faire sienne la métaphore associant accouchement et art, création et procréation. Une fois encore, au « [aut] liberi AUT libri » (« [ou] des enfants OU des livres ») de Nietzsche – emprunté nous semble-t-il à Socrate – se substitue le « liberi ET libri », d’ailleurs mis en exergue du présent essai. Autre exemple de « témoignage politique » retenu par les deux autrices : celui de l’écriture du corps métis ou du corps et de la langue divisés (chez L. Sebbar et N. Bouraoui notamment). La réflexion se poursuit par l’examen de trois thèmes dits d’actualité – le corps des vieilles femmes, l’avortement et la dichotomie maman/putain (stéréotype encore d’actualité, serions-nous tenté de préciser) : « trois cas où ce sur quoi porte le discours fait l’objet soit d’une réprobation sociale et/ou morale, soit d’un désinvestissement esthétique, soit d’un déni d’importance et s’avère, chaque fois, porteur d’enjeux politiques » (121). Afin de donner la mesure de l’ouvrage, nous ne rendrons compte ici que du premier thème. Alors que la représentation des corps vieillis va croissante dans l’espace public et médiatique, à des fins mercantiles presque exclusivement, C. Détrez et A. Simon notent que les romans de femmes laissent peu de place aux personnages de vieilles femmes. Lorsqu’elles acquièrent droit de cité dans les textes, leur corps vieilli est, la plupart du temps, mis au ban : on leur refuse le droit de se farder (vieille femme grotesque et carnavalesque) et le droit d’avoir une sexualité. Car les femmes, après la ménopause, semblent non pas entrer dans le « troisième âge » mais rejoindre, aux yeux de certain-e-s, un « troisième sexe » (selon Julien, personnage de Camille Laurens, L’Amour, roman, 2003). Les romancières, peu nombreuses, qui choisissent un autre traitement du corps des vieilles femmes semblent avoir le projet commun de rendre compte des derniers moments de la mère ou de la grand-mère. Se décline dans ces œuvres une problématisation de la robe de vieillesse (parfois robe mortuaire), comme enjeux social et politique. Cette figure – la vieille femme – comme les deux thèmes précédemment évoqués – l’interruption volontaire de grossesse et la dichotomie mère/prostituée – se construisent contre ce nouvel ordre moral d’une sexualité fondée sur l’amour durable en couple et en famille.
5Corps féminin et vulgates morales, troisième partie du travail mené par C. Détrez et A. Simon, démontre comment la dissémination du discours scientifique sur le corps dans le quotidien érige un nouvel ordre moral. Ce « sens commun savant » (165 sq.) dont la vulgarisation de la sociologie, la psychanalyse et la biologie constitue le fondement principal, se trouve inscrit dans les œuvres, soit comme intertexte, soit comme signe d’une « configuration d’interpositivité » (Foucault, L’Archéologie du savoir, 1969). Si l’ensemble nous paraît tout à fait convaincant, l’opus aurait cependant pu introduire une distinction plus nette sur le degré de compétence mobilisé dans les œuvres. Point de « sens commun » sociologique dans les récits d’Annie Ernaux par exemple mais une réelle maîtrise épistémique qui fonde en partie l’œuvre. A travers l’analyse des encyclopédies pour enfants et d’un best-seller de neurobiologie, C. Détrez et A. Simon énumèrent ensuite les « sains commandements de la science contemporaine » (194) résultant d’une naturalisation des différences socialement construites entre hommes et femmes : le corps de la science est donc loin d’être neutre. Du point de vue moral, « la structure traditionnelle du couple, loin d’être en crise, est en réalité au cœur de la libération sexuelle » (226). Ainsi, la liberté sexuelle n’aurait d’autres motifs d’exister que celui de permettre la survie du couple, structure élémentaire d’un familialisme qui serait la norme de notre société contemporaine. Si la femme est seule (avec ou sans amants), c’est qu’elle est à la recherche du prince charmant (J.-C. Kaufmann, La Femme seule et le prince charmant, 1999) avec lequel, psalmodie le conte, elle vivra heureuse et aura beaucoup d’enfants. Avant la formation du couple donc, la multiplication des partenaires augmente statistiquement les chances de rencontrer l’âme sœur et revêt les atours d’une sorte de propédeutique ; après la constitution du couple, elle offre de nouvelles perspectives à la femme, sans nécessairement menacer ou remettre en cause le lien conjugal.
6In fine, la conclusion de l’essai reprend les enjeux de l’ouvrage et en liste les apports. Plutôt que de les reprendre à notre tour, nous avons préféré faire entendre le travail au corps des mots, qui a contribué au plaisir de lecture de cet ouvrage :
Discours littéraires, discours scientifiques, discours médiatiques, ces robes de mots taillées sur le corps des femmes gênent souvent aux entournures. Certes les nouveaux habits de la moralité découvrent désormais sans problème ce sein que Tartuffe ne voulait voir. Mais, que ce soit par la reconduction à peine voilée des stéréotypes les plus éculés ou par la diffusion de normes morales, les corsets symboliques, visant à garder la femme dans le droit chemin du convenable, enserrent toujours les corps. (251)