La médicalisation du corps littéraire
1Issu d’une thèse soutenue en 2005, l’ouvrage d’Alexandre Wenger nous fait entrer au cœur des polémiques qui ont véritablement structuré la pensée scientifique et culturelle des Lumières. Deux thèmes principaux président à l’organisation du présent livre: la lecture et la médicine. L’originalité de l’étude tient dans une analyse fine et précise de l’articulation entre ces deux domaines. Certes, la notion de « médicalisation du corps social »1 a été longuement étudiée dans les ouvrages et articles dévolus à Samuel-Auguste Tissot, Félix Vicq d’Azir et Antoine-François Fourcroy. Les rapports entre environnement physique et social ainsi que des préoccupations politiques à l’endroit de la santé des populations sont les bases de cette nouvelle approche qui fait de la ville un observatoire médical de choix. Ce que propose ici Alexandre Wenger est la compréhension, mais plus encore, la déclinaison de la notion de « médicalisation de la lecture », c’est-à-dire le double processus de la prise en charge de la lecture par le discours médical et ses influences sur les manières de lire.
2Au XVIIIe siècle, se développe une physiologie de la lecture qui définit des conditions de l’acte de lire. Influencés par la philosophie sensualiste, les médecins cherchent à saisir les effets psychosomatiques de la lecture, cela à travers une série de caractères qui sont susceptibles d’expliquer et de faire comprendre une lecture dite pathologique. La force de l’analyse du présent ouvrage est de ne pas se cantonner à un type d’analyse fermée au domaine strictement littéraire. Bien que la majeure partie des sources soit des romans et des traités de médecines, l’auteur propose des avenues plus larges pour la compréhension de cette transformation des pratiques de la lecture. En effet, les années 1750 marquent un profond changement dans la diffusion de l’imprimé. La facilité de plus en plus grande de la fabrication, les coûts moins élevés et le développement des cabinets de lecture expliquent, en partie, la « démocratisation » de la lecture, mais aussi la production de plus en plus grande d’ouvrages de fictions et de traités de médecine. Une des forces de l’ouvrage consiste à nuancer et encadrer les effets de réel de la littérature d’Ancien Régime en rattachant celle-ci à un contexte qui la définit et l’organise.
3L’auteur signale cependant le peu d’ouvrages consacrés spécifiquement à « l’activité pensante d’un groupe social déterminé ». Les deux traités de Samuel-Auguste Tissot, De la santé des gens de lettres (1768) et Essai sur les Maladies des gens du monde (1770), faisant presque figure d’exception. Toutefois, les nombreux dictionnaires et miscellanées médicaux comportent, pour la plupart, une partie dévolue à ce sujet. Ces textes font l’objet d’une attention particulière. Alexandre Wenger a choisi ici de les aborder comme des textes littéraires, de manière à offrir une interprétation soucieuse de la forme et du discours. Cet angle d’approche se révèle particulièrement efficace pour montrer la concordance de certains traités médicaux et de romans, mais aussi pour analyser les procédés des auteurs pour provoquer un effet littéraire saisissant. Cela est rendu possible par la prise en charge de textes qui sont considérés comme des « archives de la lecture », notion préalablement définie par Claude Labrosse2, permettant alors de s’interroger sur les conditions d’existence du roman et sur « l’expérience de ses propres pouvoirs et limites au sein de la société qui le porte ». Bref, l’étude d’Alexandre Wenger a les deux pieds solidement posés dans une société qui explique et organise ce discours de la médicalisation de la lecture, notion qui n’est donc pas éloignée de la médicalisation du corps social.
4L’ouvrage se divise en neuf parties qui se proposent toutes, par un éclairage particulier, une réflexion sur la constante élaboration et réélaboration de la médecine et la littérature autour de la lecture et de ses enjeux, mais plus encore de démontrer que le discours sur les effets de la lecture constitue un moyen par lequel les médecins veulent gagner une dignité littéraire et un crédit social nouveaux.
5Les deux premiers chapitres, « Médicalisation et la lecture au XVIIIe siècle » et « Éducation textuelle » s’attachent à comprendre les transformations de la représentation de la lecture au midi du siècle. Puis, le chapitre III « Lire, imaginer, éprouver », propose d’analyser la manière dont le lecteur vit le roman dans sa chair, Alexandre Wenger analyse ici finement les effets que le roman et le livre médical sont sensés provoquer chez le public. Cette notion d’effet de lecture mène, au quatrième chapitre, à s’interroger sur les capacités des auteurs de romans et de textes médicaux à proposer une rhétorique qui induit des formes de compréhension particulières sur la lecture. Puis, une catégorie précise, au cinquième chapitre, est analysée finement: les gens de lettres, montrant alors toute la puissance d’acquiert le discours médical dans une société avide de prescriptions et de codes de conduites prophylactiques. Le sixième chapitre apporte cependant une nuance au précédent puisque l’auteur s’attache à cibler et expliquer les maux de la lecture dans la société. Le septième chapitre revient alors sur la fonction rhétorique des romans et textes médicaux pour montrer en quoi ceux-ci possèdent en eux les éléments pour cadrer et orienter les dispositifs de réception de l’œuvre. Les deux derniers chapitres montrent successivement l’exemple de la littérature libertine et la mise en œuvre par le corps médical pour acquérir une crédibilité par rapport à l’acte de lecture.
6La prise en charge de l’acte de lecture par le corps médical est rendue sensible par l’intervention de nombreux médecins qui donnent la mesure de la sensibilité de la lecture à travers les effets physiologiques qu’elle tend à provoquer. Cet aspect permet de mieux comprendre la production de tout un thème littéraire qu’il conviendrait d’appeler les « dangers de la lecture ». Ainsi, aux pratiques corporelles des pratiques de lecture3, il faut dorénavant ajouter le regard médical qui induit une disposition morale particulière. Pourtant, le médecin n’entend pas rester à ce niveau, la genèse des régimes particuliers selon les activités de l’individu n’est pas étrangère à ce contexte, mais également à celui de toute une révolution néo-hippocratique à travers de grandes figures médicales comme Tronchin ou Tissot. Enfin, l’ouvrage d’Alexandre Wenger propose une réflexion riche sur la lecture et ses infléchissements émotionnels pensés par les écrivains. Ce livre, en plus d’être une formidable étude de la littérature du XVIIIe siècle, fait se croiser et se répondre deux domaines dont les articulations permettent de comprendre les convergences dans la pensée éclectique des Lumières.