« Niccolò Machiavelli, istorico, comico et tragico », ou l’art de l’État.
1Corrado Vivanti, professeur des universités de Turin, de Pérouse et de Rome, nous propose, grâce à cette très belle traduction d’Irène Imbert Molina, une réflexion sur Machiavel ou les temps de la politique. Après un bref avant propos, qui situe parfaitement les raisons pour lesquelles il a souhaité s’engager dans cette synthèse, l’historiographe tente de briser le mythe fermement ancré autour de l’auteur du Prince, qui se voit affubler du doux nom de « fils de Satan » (p. 7). Ou, mieux encore, qui voit son patronyme transformé, par antonomase, en un synonyme de tromperie, de fourberie. Et même si « certaines tendances historiographiques encore récentes ont parfois soumis ses écrits à une lecture quelque peu forcée », il n’en est rien, bien au contraire. Pour Corrado Vivandi, « ses écrits apparaissent […] comme un enseignement ouvert sur l’avenir » (p. 9), comme « un remède aux maux qui affligent l’Italie » (p. 12). Il faut replacer Machiavel dans son temps et dans sa société, celle des grandes découvertes et des bouleversements sociologiques et idéologiques1. Alors que les écrits humanistes se réfèrent plus ou moins nettement aux doctrines chrétiennes et aux principes platoniciens et aristotéliciens, « Machiavel, lui, ne considère que la réalité » d’où résulte aussi cette idée de « son froid réalisme » (p. 9). L’historien souligne alors « la ténacité avec laquelle il poursuit l’idée […] d’assainir la corruption italienne par une œuvre profondément réformatrice, en mesure d’assurer le bien de la patrie » (p. 12).
2L’incipit de l’ouvrage dit en quelques pages ce que l’on connaît de l’enfance de Machiavel. Élevé dans un cadre intellectuel stimulant et nourri d’antiquité, il eut accès par son père à un certain nombre de livres divers forgeant ainsi ses premières réflexions politiques : Tite-Live, Polybe mais aussi Lucrèce et son fameux De rerum natura transcrit d’ailleurs, en 1475, de la main du jeune italien. Il faut alors noter « que les textes de droit que possédait son père et dont une lecture attentive de ses écrits révèle l’écho par endroits » montre que Machiavel « ne fut pas sans formation juridique » (p. 17).
3Son entrée en chancellerie est marquée par le supplice de Savonarole qui prônait un « rigorisme religieux et moral », ce que rejetait Machiavel. Cependant, et contrairement à ce que le XIXe siècle a pu prétendre :
4La création, avec l’appui de Savonarole, d’un ‘gouvernement large’ – c’est-à-dire étendu à un nombre assez élevé de citoyens – fut d’abord considéré d’un œil favorable par Machiavel, et l’on peut comprendre pourquoi il affirme dans les Discours que les écrits de Savonarole « montrent sa doctrine, sa prudence et sa vertu » (p. 18)
5Ses activités à la chancellerie lui permirent « de manifester […] son intelligence politique, ses dons intellectuels et ses goûts littéraires » (p. 21). Période importante pour lui, donc, car d’une part, il rencontra d’illustres hommes qui devinrent alors ses « amis », et, d’autre part, il voyagea beaucoup, ce qui « dev[ait] susciter un vif intérêt chez Machiavel, désireux de découvrir de nouveaux horizons, de nouvelles coutumes, ainsi que les habitants du monde » (p. 22). De ses voyages naît une riche correspondance qui nous informe des évolutions intellectuelles et des réflexions plurielles de l’italien sur la politique, mais aussi qui nous montre la naissance de son Œuvre et des liens tissés avec cet « ensemble de personnes animées de la volonté de soutenir les nouvelles structures de la République » (p. 23). Ce sont dans ces lettres que nous trouvons les prémices de sa verve littéraire, même celle que l’on ne s’attendrait pas à voir, c’est-à-dire la verve comique, qu’il mettra en œuvre plus tard dans sa pièce, La Mandragore. C’est aussi, comme le souligne l’historiographe, à travers cette correspondance officielle que l’on suit « son activité quotidienne à la Chancellerie » et que l’on peut « observer les rapports intenses qu’il entretient avec le personnel local ainsi qu’avec des fonctionnaires» (p. 24). Elle lui permet alors de « pénétrer les mécanismes de la République », en étudiant « l’art de l’État2 » (p. 26). C’est à cette expérience de la Chancellerie qu’il doit finalement « son réalisme pratique » (p. 26) et sa capacité à décrire de manière si vivante les personnages qui gèrent la polis.
6Par sa pratique diplomatique, Machiavel mit en place une série de nouveautés que Venise rendra obligatoires. L’une d’entre elles est le rapport final dans lequel « l’envoyé (diplomatique) dépeint l’état du pays, ses institutions principales, ses ressources économiques, etc. » (p. 28). C’est ainsi que le chancelier italien put confronter les deux puissances que sont la France et L’Empire, en donnant, le plus souvent, son crédit à l’alliance française dont « la structure politique […] n’est pas sujette à des contingences ni au caractère des princes régnants » alors qu’« il relève [dans l’Empire] la faiblesse et les divisions internes, rendues chroniques au premier chef par le comportement des princes » (p. 31). Ces réflexions aboutissent à son admiration pour César Borgia qui l’attire et force son admiration. Il est « le modèle d[u] ‘prince nouveau’ », un « être résolu et énergique » (p. 32), capable « créer un État » (Le Prince, chap. VII).
7Allant plus en avant dans sa réflexion sur la politique par le truchement de ses expériences, l’auteur italien met en exergue sa réflexion sur les rapports entre la fortune et la vertu. Il considère alors que le prince doit être du côté de la vertu et non plus à côté de la fortune, en prenant en compte la connaissance de son temps et l’ordre des choses afin de s’y adapter le mieux possible. « La politique, écrit le porte parole moderne des pensées machiavéliennes, exige que l’on sache deviner les évolutions qui varient selon les époques. Qui procède ainsi peut atténuer jusqu’au pouvoir de la Fortune » (p. 37). Machiavel n’avait pas dit autre chose dans ses lettres, dans Le Prince (chap. XXV) ou bien encore dans les Discours (III,9). Mais la vertu elle-même opère selon les temps et dépend aussi de la nature des hommes. Aussi pour s’affranchir de cette fortune, « le nouveau prince doit se comporter comme les jeunes gens », autrement dit, il doit être de son temps et agir avec ce temps.
8Chemin faisant, l’historiographe nous amène à considérer les réformes de Machiavel, plus particulièrement la réforme militaire qu’il mena à bien et « avec passion ». Le projet d’une nouvelle milice florentine, composée « d’hommes qui commandent et d’autres qui obéissent », était la plus importante pour lui. « Machiavel triomphait » (p. 40) : il fut alors « nommé chancelier de la magistrature préposée aux affaires de la milice, les Neuf officiers de l’Ordonnance » (p. 41). Et ce fut la République qui se trouvait, grâce à Machiavel, renforcée par ce nouvel organisme.
9Après ce succès, l’auteur du Prince se vit confier une autre mission qui tourna mal puisqu’il en est rapidement écarté. Il ne fut pas l’ambassadeur auprès de Maximilien Ier de Hasbourg, ce fut Francesco Vettori. Informant parfaitement l’Italie des intentions conquérantes de l’Empereur, Vettori reçut des directives précises afin de réaliser au mieux sa mission. Ces instructions furent portées par Machiavel, qui, finalement, se lia d’amitié avec l’ambassadeur qui accepta dès lors « de bon cœur sa collaboration » (p. 44) : « La faiblesse impériale ne devait pas tarder à se révéler derechef » (p. 45) Progressivement l’histoire se fait : de la défaite vénitienne à la reconquête de Pise, Machiavel réfléchit aux raisons de ces états de faits. Il fut aussi préoccupé par le sort de Florence, où les « optimates » continuaient à constituer une menace pour la République, qui était mise à mal et qui voyait dès lors le retour des Médicis.
10Machiavel retraça dans la « Lettre à une noble dame » les événements qui ont conduit à la fin de la République (p. 53). Et même si le gouvernement, aux mains des optimates, revint à une politique plus chrétienne, à la manière « où [elle] était quand le Magnifique Laurent était vivant » (p. 54), Machiavel, dans cette situation nouvelle, resta autant que possible fidèle à ses idées (p. 55). Il continua alors à donner son avis sur les Médicis qui ne gouvernaient pas pour « le bien de cet État, mais pour se donner de la réputation à eux-mêmes et pour faire leurs affaires » (p. 55)
11Machiavel fut destitué de ses fonctions de Secrétaire par les Médicis, l’interdisant même l’accès au palais. Il trouva alors dans l’écriture, plus particulièrement dans sa correspondance avec son ami Vettori, le meilleur des réconforts. Grâce à ses lettres, il espéra « quelque office de la part de Léon X » (p. 58) et patienta pour revenir à l’objet de ses intérêts : la politique. Il envisagea ainsi de traiter « la question de la trêve conclue par Ferdinand le Catholique avec le roi de France » (p. 59). Dans ses réflexions épistolaires avec l’ami de toujours, s’annoncent des motifs préfigurant certaines pages du Prince. C’est à partir de cet « exil dans sa patrie3 » que naîtront réellement les réflexions qu’il consignera dans son opuscule le plus connu, Le Prince, mais aussi dans les Discours sur la première décade de Tite-Live, où, dit-il « la division de l’Italie est attribuée à la politique de l’Église » (p. 60). Corrado Vivandi nous met en garde pour lire cette œuvre :
12Le Prince est cependant tout sauf un ouvrage de circonstance. Son auteur semble avoir une bonne connaissance du vaste ensemble de traité politiques dus à la plume des humanistes, qui, d’une certaine manière, avaient continué, bien qu’à partir d’idéaux différents, le genre des Miroirs du prince médiévaux (p. 61).
13Aussi, à la critique du manque de culture prôné par certains spécialistes, l’historiographe répond que « l’éventail d’auteurs dont dispose le patricien florentin est assurément remarquable » (p. 62). Les conjonctures et autres interprétations vont bon train : Corrado Vivanti tente, dans cette deuxième partie, de démêler au mieux la constitution des œuvres machiavéliennes (p. 63-64), reconstruisant à partir des critiques existantes leur naissance et leurs influences réciproques. Il montre que Machiavel fonde « sa réflexion politique autour de la réalité des États et non plus autour d’une Chrétienté idéale » (quatrième de couverture) et qu’il analyse cette réalité, à la manière d’une politologue moderne, dans Le Prince. Ainsi « une nouvelle conscience de l’organisation de la société était-elle en gestation, tandis que s’affirmait une nouvelle religiosité » (p. 75)
14Les souffrances de l’exil sont alors atténuées par l’écriture, dans laquelle il trouve « une consolation » (p. 76). La rédaction de L’Âne, tout d’abord, dont la tonalité autobiographique a été remarquée par l’historiographe, marque l’amertume de l’auteur par un pessimisme profond qui baigne les vers. Le thème est bien sûr repris d’Apulée, mais Machiavel ne finira pas sa composition et la métamorphose n’aura pas eu lieu. À côté de cet essai scriptural, la consolation littéraire, il la trouve aussi dans « les rencontres des jardins Rucellai » grâce auxquelles il rencontrera des jeunes gens qui l’écoutent, dont les entretiens « perpétuaient une noble tradition humaniste […] de débats littéraires, philosophiques et politiques » (p. 78). C’est en partie grâce à ces échanges et à partir d’eux que se constituent les Discours. Ils sont le reflet et l’écho des théories politiques du Machiavel écarté du pouvoir : « Nous y trouvons, écrit Corrado Vivanti, l’esquisse d’un tableau des origines de la société humaine contenant implicitement cette idée de développement et de croissance sociale » (p. 82) et une critique du christianisme qui « est de surcroît considéré comme la cause première de la ‘faiblesse’ présente des hommes » (p. 85). Ce sont bien « la liberté » et de l’ « État populaire » que proposent les Discours.
15Ces rencontres dans l’entourage des Rucellai permirent à Machiavel de composer aussi L’Art de la guerre (entre 1517 et 1520), dédié à la mémoire du jeune ami Cosme, mort en 1519. Dans ce texte, l’auteur, à côté de ses deux autres textes à visée politique, examina « les graves défauts des États italiens ». Accepté – mieux, toléré – par les Médicis, car moins proche de la vision de leurs pratiques, L’Art de la guerre a été publiée par Machiavel en 1521.
16Machiavel excellera dans d’autres genres littéraires : la pièce de théâtre, La Mandragore, est considérée « comme son chef-d’œuvre théâtral et qui est sans conteste l’une des plus grandes créations comiques de la littérature italienne » (p. 93). Cette comédie « est riche en significations morales, voire politiques au sens large du terme, par sa représentation d’une humanité simulatrice, où la duperie est le moteur même de l’action » (p. 94). C’est à cette période que Machiavel retourne aux affaires politiques. Le gouvernement des Médicis lui permit de retrouver à moindre mesure la gestion de certaines affaires. Certes, il n’était plus le Machiavel d’avant, mais « l’esprit du Secrétaire florentin » continuait à « être animé par l’espoir de l’avenir » (p. 102) Aussi se voyait-il chargé par le « Studio » florentin de rédiger les Histoires florentines, sous l’autorité du cardinal de Médicis. Machiavel devint donc historien de Florence, même si la tâche pouvait sembler très humiliante, il préférait « avoir obtenu une charge publique à Florence » qu’un salaire plus important proposé par Pier Soderini. Et, finalement, cette rédaction historique permit à Machiavel « de se mesurer à deux célèbres chanceliers humanistes de la République, Leonardo Bruni et Poggio Bracciolini » (p. 104) et d’offrir, par la rédaction de ces Histoires florentines, « le premier exemple d’histoire nationale » (p. 119). Ce fut aussi à cette période, et après un long temps de séparation, que Machiavel renoua d’amitié avec Guichardin. Amitié surprenante, car celui-ci était opposé au gouvernement de Pier Soderini. Il n’empêche qu’une correspondance s’établit de nouveau entre eux, et nous pouvons de nouveau goûter, grâce à celle-ci, à la finesse humoristique machiavélienne qui avait tant plu à l’époque de La Mandragore.
17Enfin, Corrado Vivanti ne pouvait pas conclure son étude sans parler de l’invention toute littéraire de Machiavel. Guichardin avait lu la comédie de Machiavel et l’avait à ce point appréciée qu’il décida de la représenter à Faenza, mais avec davantage d’interludes entre les actes. Le dramaturge italien alla même plus loin : pour satisfaire Guichardin et pour complaire à « la Bábera », cantatrice et actrice, il n’hésita pas non seulement à introduire de la musique dans sa pièce, mais aussi à créer des madrigaux musicaux, genre qui n’existait pas encore (p. 125).
18Avant de mourir Machiavel conta à ses amis un rêve qu’il avait fait et dans lequel il y voyait le paradis et l’enfer. Ce songe à la tonalité chrétienne devint au fil des temps la première pierre de la légende noire des écrivains « antimachiavéliens » du XVIIe siècles (voir l’article de Pierre Bayle dans Dictionnaire historique et critique). S’appuyant sur la réflexion de G. Sasso, Corrado Vivanti conclut :
19Ces images du paradis et de l’enfer doivent être mises en rapport avec les critiques adressées dans les Discours à une religion chrétienne interprétée comme doctrine d’oisiveté et non de vertu (II,2) (p. 134)
20Finalement, est-ce que Machiavel est aussi machiavélique que ce qu’affirment les histoires littéraires ? Ne devrions-nous pas, comme le suggère savamment Corrado Vivanti, retourner aux textes machiavéliens afin de les lire autrement, sans préjugés ou mieux encore avec cette ouverture d’esprit dont a fait preuve tout au long de sa vie, l’auteur de L’Art de la Guerre ? Le livre de Corradi Vivanti m’en a convaincu…