Résonances antiques
1Plasticité de l'histoire
2C'est sous la figure tutélaire de Salomon Reinach (1858-1932), qu'il a réédité il y a peu1, qu'Hervé Duchêne place le présent recueil. Aux tenants d'une historiographie linéaire et chronologique, faite de ruptures et de continuités, il oppose ainsi la pensée du grand helléniste qui, en France, fut l'un des premiers à proposer, dans le domaine de l'histoire des religions, une approche plus plastique de l'histoire, faite de survivances et de métamorphoses, d'intrications et de fusions. Il s'inscrivait ce faisant plus ou moins consciemment dans le sillage d'illustres prédécesseurs et contemporains de culture germanique, étonnamment absents du présent recueil, qui de Nietzsche -penseur de l'éternel retour- à Freud -explorateur de l'inconscient et de ses refoulés- en passant par Burckhardt -théoricien des lebensfähige Reste- et Warburg -inventeur du concept de Nachleben der Antike, s'étaient chacun à leur manière inscrits en faux contre toutes les formes de cloisonnement chronologique, insistant au contraire sur la perméabilité du présent au passé. Reprise par Jean Seznec dans les années 19302, cette attention aux chevauchements et aux résurgences fut pour ainsi dire submergée par l'éclosion des Annales, qui allaient dominer la scène historiographique française pour de longues décennies. Ce n'est donc pas un hasard si ce paradigme historiographique resurgit aujourd'hui au sein d'une discipline en proie au doute et en quête de renouveau.
3Etudiant quelques unes des formes de survivances et/ou de métamorphoses d'éléments antiques dans le monde moderne, l'ouvrage dirigé par Hervé Duchêne entend donc « éprouver dans le champ des études anciennes la pertinence » de ce couple conceptuel. Si l'hétéroclicité thématique et chronologique des contributions s'avère stimulante et somme toute logique dans une entreprise plaçant au cœur de sa démarche les thèmes de la survivance et de la métamorphose, l'instabilité conceptuelle qui caractérise l'ouvrage se traduit par de troublantes incohérences donnant l'impression que les auteurs ne parlent pas tous de la même chose. Sont en effet classées dans la catégorie des « survivances » des réalités forts diverses, qui vont de la permanence sous des formes nouvelles de réalités antiques à la ré-appropriation moderne d'éléments anciens. Si cette acception très large de la survivance peut être défendue, on regrette qu'elle ne soit jamais vraiment argumentée, et on ne peut que penser qu'elle gagnerait sans doute à être affinée. Car à trop être élargie, la dialectique de la survivance et de la métamorphose en vient à perdre de son originalité, de son acuité et au final de son intérêt heuristique.
4On aura compris que l'ouvrage ne pèche pas tant par la qualité intrinsèque des contributions que par leur insuffisante cohérence épistémologique qui laisse le lecteur, mis en appétit par la belle introduction d'Hervé Duchêne, quelque peu sur sa faim au terme du parcours. On se consolera en constatant que ce défaut a en retour le mérite de donner au lecteur la liberté de piocher çà et là de quoi construire ses propres usages de cette fertile dialectique: multipliant les exemples et les problématiques, reformulant les questions et variant les angles d'approches, l'ouvrage fait figure de boîte à outil qui à défaut de lui apporter des réponses univoques ne manquera pas d'alimenter ses propres élaborations conceptuelles.
5Parcours
6Catherine Dobias-Lalou ouvre le recueil par une étude sur la survivance linguistique en grec ancien qui, à partir de multiples exemples, illustre de manière convaincante sa définition de la langue comme un « système vivant, dont l'histoire est faite de conservation et d'innovation. [...] Un organisme qui vieillit et rajeunit constamment, pratiquant le bricolage des vieux restes plutôt que leur abandon ».
7Henri-Louis Fernoux s'intéresse lui aux survivances institutionnelles autour d'une question : qu'advient-il de l'assemblée populaire des cités grecques au temps de la domination romaine ? Réfutant le modèle du « déclin » de l'ecclesia au Haut Empire sous l'effet de l'essor de l'assemblée des notables (décurions), il préfère étudier cette évolution sous l'angle de la métamorphose : certes, les ecclesiai n'ont plus autant de pouvoir que par le passé, mais cela ne veut pas dire qu'elles n'en ont plus, mais bien plutôt que celui-ci a changé de forme. Loin de s'opposer à celui de l'ecclesia, le pouvoir des notables en est en fait extrêmement dépendant : l'assemblée du peuple demeure, malgré ses mutations, le lieu incontournable de légitimation des décisions politiques.
8C'est à un passionnant voyage au cœur des survivances mythologiques et littéraires que Nicole Boëls-Janssen convie ensuite le lecteur. Après avoir montré qu'il existait bel et bien, contrairement à ce que l'on a longtemps cru, un rite féminin d'entrée dans l'âge adulte à Rome, centré autour du lanificium (l'apprentissage du travail de la laine) censé garantir la bonne moralité d'une jeune fille et donc en faire une épouse modèle, l'auteur en traque les survivances et les métamorphoses à l'âge moderne. C'est dans les contes de fées du XVIIe siècle que celles-ci sont les plus prégnantes : la fée, comme la pronuba romaine, est en effet celle qui prépare la jeune fille au mariage qui constitue l'épilogue de tout conte. Or, à partir de nombreux exemples, elle montre que cette initiation sous l'égide des fées passe par l'apprentissage du travail de la laine: ainsi dans La Belle au bois dormant, la piqûre du fuseau n'est pas comme on l'a parfois dit une métaphore de l'initiation sexuelle mais bien la première étape d'une initiation au travail de la laine, prélude à l'entrée dans la vie adulte où aura lieu cette initiation sexuelle.
9Jürgen Blänsdorf se penche lui sur les survivances cultuelles à partir de tablettes en plomb récemment découvertes à Mayence dans deux temples dédiés l'un à Isis Panthea et l'autre à Mater Magna (Cybèle romaine). Ces découvertes éclairent sous un jour nouveau les formes et les raisons de la persistance des cultes orientaux dans l'empire romain.
10Muriel Pardon nous propose pour sa part un parcours captivant dans les théories occulistiques romaines en mettant en lumière les survivances et les métamorphoses d'un thème déjà présent chez Aristote: la vertu thérapeutique de la couleur verte, censée régénérer la vue des hommes altérée par le regards des autres couleurs.
11Les contributions de Sandrine Durin sur les corniches dijonnaises d'époque gallo-romaine et de Stéphanie Berger sur les chapiteaux corinthiens romains de Syrie du Nord traitent tous deux du problème des survivances architecturales. A partir de corpus différents, elles montrent comment l'ornement, tout en se métamorphosant régulièrement, conserve à travers temps de nombreuses survivances antiques.
12Christian Stein s'intéresse pour sa part aux pratiques éducatives de Gerbert d'Aurillac, et notamment à l'appel pour le moins original qui y est fait à un « sophiste » pour parachever l'enseignement de la rhétorique. Après enquête, il s'avère que Gerbert suivait en cela les préceptes de Marius Victorinus qui lui-même prétendait -à tort- reprendre les thèses de Cicéron : croyant reproduire un modèle cicéronien, Gerbert mettait donc en pratique les thèses d'un auteur de l'Antiquité tardive. On voit par là combien la propagation des échos de l'antique se fait inévitablement par le biais d’altérations et de métamorphoses.
13Sylvie Laigneau étudie quant à elle la poésie de Nicolas Bourbon, poète néo-latin français du premier XVIe siècle auteur des Nugae (1533). S'opposant au jugement sans appel de Lucien Febvre qui qualifiait Bourbon et ses compères d' « Apollons de collège » tout juste bons à flatter les puissants pour en obtenir des subsides, elle montre que cette pratique assidue de l'éloge propre aux poètes du premier humanisme français relève, plus que d'un simple intérêt « alimentaire » d'une tentative de résurrection des Belles Lettres. En pratiquant l'éloge, Nicolas Bourbon ne cherchait pas tant à recruter des mécènes qu'à égaler les Anciens en suivant à la lettre les consignes de Ménandre.
14C'est à la nature exacte d'un glossaire greco-latin du IXe siècle que s'intéresse Guillaume Bonnet. Il montre que ce glossaire est en fait plus sûrement une correspondance entre deux clercs soucieux de perfectionner leur connaissance du grec, et permet donc en creux de mesurer l'étendue des compétences en ce domaine des lettrés du Haut Moyen Age.
15Enfin, Stéphane Ratti propose une réflexion sur la genèse de l'idée d'Europe. Etonné de lire sous la plume de J. Le Goff que l'Europe serait née autour de l'an mil, il part à la recherche de ses origines antiques, chez les géographes et les historiens, pour montrer qu'elle trouve bien plutôt ses origines dans l'Antiquité tardive.
16Tradition et création
17Par-delà les différences de nature thématiques et épistémologiques des contributions réunies, on peut tirer une leçon du parcours proposé par les auteurs : pas plus qu’il n’y a de pure création, il n’y a de survivance pure. De même que la nouveauté est toujours aussi un recyclage de l’ancien, il n’y a de perpétuation de l’ancien que par le biais d’un processus créatif qui le transforme tout en le préservant, qui l’altère pour mieux le faire durer. C’est pourquoi l’étude de la survivance ne peut se faire sans une attention à la morphologie des phénomènes, c’est-à-dire à leurs métamorphoses.