Cinq actes d’une malheureuse vie de Molière
1En ces temps où le cinéma se permet de combler les prétendus vides de l’existence de Molière en imaginant d’absurdes rencontres entre le dramaturge, M. Jourdain et Célimène, une nouvelle biographie laissait espérer le minimum de rigueur susceptible de rectifier les délires de la fiction. Le livre de Christophe Mory semble remplir le contrat, d’autant plus que cette nouvelle déclinaison de la collection Folio entend toucher un public large par des biographies de grands écrivains. Nanti d’un encart iconographique bienvenu, appuyé sur une bibliographie fournie et un apparat critique abondant, l’ouvrage retrace la vie de Molière selon un découpage en cinq actes. En bonne logique, le premier (« De Poquelin à Poquelin ») s’attache à ses origines sociales et à ses études au collège de Clermont, jusqu’à la rencontre avec la famille Béjart et l’aventure de l’Illustre Théâtre. Le deuxième (« La nature apprivoisée ») relate la période provinciale de Molière et de sa troupe, puis leurs premières années parisiennes, avec le triomphe des Précieuses ridicules dont l’édition forcée élève Molière au statut d’« auteur malgré lui ». Les trois derniers actes (« Une place au soleil », « Des hypocrites contre un jaloux » et « La vitalité ordonnée ») partagent la carrière officielle de Molière à Paris. L’ensemble est rondement mené, dans un style alerte dont on regrette pourtant qu’il s’autorise familiarités et jeux de mots volontiers faciles1.
2Mais il y a pire, et l’ouvrage ne résiste pas à une lecture un tant soit peu critique. D’abord, par le nombre d’inexactitudes ponctuelles qui l’émaillent : le rôle phare du comédien Montdory dans la Mariane de Tristan n’est plus celui du tyran Hérode, mais le personnage de Néron (p. 49) ; le comédien Floridor devient Filidor (p. 49 et 71), Montfleury, Champfleury (p. 315), et Georges de Scudéry est rebaptisé Pierre (p. 115). Certains vers cités sont faux :
Quand je vois vivre les hommes entre eux comme ils font.
Lorsqu’on a du bien, permettre aux jeunes filles.2
3La Critique de l'École des Femmes est une première fois dédiée à Anne d’Autriche (p. 56), pour finalement se voir affublée d’une autre dédicataire, Henriette d’Angleterre (p. 189), par confusion avec L’École des Femmes3. La mort de cette princesse, enfin, est saluée par une épigramme… qui concerne manifestement la mort de sa mère, Henriette de France, sœur de Louis XIII et fille d’Henri IV, épouse de Charles Ier et mère de Charles II d’Angleterre4.
4Plus ennuyeuses, de fait, sont les erreurs historiques. D’une manière générale, la chronologie manque de rigueur, par le peu de dates précisées : tel événement historique est relaté après telle circonstance biographique de Molière, si bien que le lecteur en est réduit à calculer approximativement l’époque concernée. Ces deux défauts conjugués situent ainsi les débuts de la Fronde en 16415, pour lui faire « prendre de l’ampleur » au moment du marasme financier de l’Illustre Théâtre6. L’avènement effectif de Louis XIV au pouvoir, à la mort de Mazarin, ne nous fait pas grâce du « L’État, c’est moi ! », Mory se demandant alors s’il faut y voir « une marque d’absolutisme avec tout ce que cela comporte aujourd’hui de dangereux pour les libertés fondamentales des citoyens » (sic)7. Certes, la citoyenneté est de nos jours à la mode, mais l’association monarchie « absolue »/« citoyens » constitue, pire qu’un anachronisme, un non-sens historique, en dépit même de la réponse immédiate, et négative, que Mory apporte à sa question. Plus loin, c’est l’affaire de Tartuffe qui fournit l’occasion de ressusciter Anne d’Autriche, décédée le 20 janvier 1666 : l’interdiction épiscopale de la pièce, en août 1667, incite plus que jamais Louis XIV à protéger Molière en contrant toute « reprise en main des clercs » qui, poursuit Christophe Mory, « risquerait de rallumer des feux contre son pouvoir. Mais surtout, cela risquerait de courroucer la reine mère ».8
5L’histoire du théâtre n’est pas épargnée. Là encore, l’ouvrage entrelace imprécisions ponctuelles et erreurs patentes. C’est par exemple le Timocrate de Thomas Corneille créé en 1658 et non plus en 16569 ; c’est Jodelet, « mort le 26 mars 1660 », inspirant « fin 1667 »10 à Molière l’idée d’Amphitryon11 ; c’est « l’incroyable ascension du jeune Jean Racine »12 menaçante dès 1662, quand la première pièce de Racine, La Thébaïde, ne sera créée que deux ans plus tard, et précisément par la troupe de Molière ; c’est enfin Jean Mairet qui, en 1669, « s’en est retourné »13… on ignore où : à Besançon, sa ville natale ? Il reste que Mairet avait mis un terme définitif à sa carrière dramatique dès 1640. On citera encore les trois lignes théoriques sur le théâtre dans le théâtre14, qui n’ont manifestement pas compris la solution de continuité que le procédé instaure entre la fiction représentée et la réalité matérielle du spectacle et des spectateurs, et ignorent tout des réflexions déterminantes de Georges Forestier sur le sujet. Concernant l’affaire du Cid, c’est un portrait bien édulcoré que Christophe Mory brosse de Richelieu, en homme de lettres plus ou moins raté15, pour balayer d’un coup de plume toutes les questions dramaturgiques que suscita l’étroite passerelle établie par le Cardinal entre politique et théâtre, et plus généralement littérature16. Ainsi, le succès de la pièce de Corneille « agace Richelieu, qui suggère alors à la jeune Académie française de censurer la pièce. Le Cardinal est-il jaloux ? Toujours est-il qu’il fait venir deux comédiens “par ordre du roi” d’une troupe à l’autre. »17
6Effectivement, Richelieu intervint bien en personne dans la querelle, et effectivement, ce fut pour convoquer l’Académie ; mais il s’agissait avant tout de clore définitivement la polémique, et les Sentiments de l’Académie ne sont certainement pas une censure de la pièce, qui continua sa carrière scénique avec grand succès18. Par ailleurs, ce ne sont pas deux, mais quatre comédiens qui ont été transférés (Charles Le Noir et son épouse Isabelle, les frères Bedeau, Jodelet et L’Espy), et non pas à la suite du Cid (créé, rappelons-le, aux tout premiers jours de janvier 1637) mais en décembre 1634. Enfin, les responsabilités exactes de Richelieu et de Louis XIII dans ces réorganisations des troupes restent à définir19. Quelques pages plus loin20, c’est Bellerose, comédien et chef de la troupe de l’Hôtel de Bourgogne, qui en devient l’instigateur principal, cette hypothèse souvent avancée par les historiens du théâtre21 prenant alors la consistance d’un fait avéré.
7On ne s’étonnera pas, dès lors, de retrouver les mêmes erreurs et/ou contradictions en ce qui concerne l’existence de Molière et de sa troupe. Un exemple parmi d’autres : évoquant le départ des Du Parc du Petit-Bourbon, en 1659, pour le Théâtre du Marais, Christophe Mory s’interroge : Marquise « a-t-elle succombé aux sirènes de Corneille pour aller au Marais y jouer ses pièces ? »22 C’est oublier que toutes ses pièces étaient créées à l’Hôtel de Bourgogne depuis 1647, date à laquelle le dramaturge avait suivi son ami comédien Floridor lors de son transfert dans la troupe royale23. Quelques pages plus loin, les Du Parc reviennent au Petit-Bourbon, « dépités aussi de n’avoir pas trouvé à l’Hôtel de Bourgogne l’esprit de famille qu’ils vivaient depuis neuf ans »24. Ces imprécisions et erreurs patentes jettent alors le discrédit sur le reste, notamment sur le nombre conséquent d’affirmations dont les sources ne sont pas données. D’une manière générale, ces affirmations correspondent aux obsessions de l’auteur. Au premier chef, la sexualité de Molière, père à tout va25 ; celle de Madeleine, aussi, promue emblème d’un mode de vie « nature » conforme au naturel revendiqué par Molière :« Autant le naturel de dire, de parler, de se mouvoir sur la scène, que cette vie nature qui permet à Madeleine de se promener nue ou à Molière de vivre ses amours. »26
8« Car Marquise, la de Brie, et la Béjart se partagent les rôles et les faveurs du maître. À trente ans, le jeune directeur de troupe se laisse facilement prendre aux jeux des actrices qui demandent un rôle de toutes leurs forces, c’est-à-dire en dévoilant tout ce qu’elles ont jusque dans l’intimité. »27
9La Du Parc, pour sa part, atout de charme de la troupe, passe de bras en bras : René Berthelot son mari, Molière, Conti, Corneille, Racine bien sûr ; elle est « mise à contribution »28 lors de l’installation de la troupe à Pézenas chez Conti. Heureusement, nous précise Mory, « ses aventures amoureuses [celles de Molière], qui seront bientôt retranscrites pour la scène, n’assombrissent pas la vie de la troupe… »29
10Là sans doute gît le pire travers de cette biographie : l’essentiel du texte consiste en de constants allers-retours entre l’existence de Molière et ses œuvres, celles-ci illustrant bien évidemment celle-là. D’emblée, c’est par exemple M. Jourdain que convoque Mory pour toute explication concernant le père de Molière30, avant finalement de déclarer que le Bourgeois « n’a rien à voir avec Poquelin, le père, qui, lui, ne s’était jamais fait appeler de Poquelin »31. C’est Le Malade imaginaire qui suggère l’incurie des médecins responsables de la mort de la mère de Molière32 ; c’est L’Avare qui relate la réaction des enfants Poquelin au remariage de leur père33. Surtout, on se demande ce qui fonda les accusations ignominieuses d’inceste prononcées à l’encontre de Molière lors de son mariage avec Armande, lui qui avait pourtant pris soin de confier, dans les derniers vers de L’Étourdi, que l’enfant qu’il élevait n’était pas sienne : « Le rideau tombe sur le secret révélé : s’il prie d’avoir des enfants dont il serait le père, il avoue que sa fille n’est qu’une enfant d’adoption … […] Molière aura tout révélé. »34
11Dans ces conditions, l’apparat critique perd considérablement de son intérêt : du fait de cette confusion permanente entre l’auteur, son œuvre et ses personnages, l’essentiel en est consacré à donner les références des extraits de pièces cités, et non à préciser les sources de tel ou tel fait. L’ouvrage scientifique le plus utilisé, les Cent ans de recherches sur Molière de Madeleine Jurgens et Élizabeth Maxfield-Miller, ne l’est d’ailleurs que parcimonieusement ; vérification faite, Mory en a pourtant tiré bon nombre de ses informations, qui, dépourvues de cette référence, restent gratuites, sinon suspectes. Et lorsque Mory tente de trouver une cohérence objective entre les origines de Molière et sa carrière de chef de troupe, cela sonne bien creux :
Entre les lignes, on comprend le sérieux de l’affaire, la volonté d’inscrire durablement la troupe, d’en faire une institution […]. Le langage juridique montre l’importance de l’entreprise […]. Ce n’était donc pas le style de Molière ni l’expression de la bande d’amis qui rêvait de gloire mais le sérieux administratif qui scellait les aspirations de chacun qui pût se croire comédien de profession par l’engagement juridique qu’il venait de signer. Et chaque fois qu’il le faudrait, on appellerait un notaire.
Molière tient à ce que tout soit organisé officiellement par-devant notaire comme il l’a toujours appris de son père et de Louis Cressé. 35
12Pourquoi pas ? Rappelons tout de même qu’absolument toutes les troupes fonctionnaient alors ainsi ; plus généralement, le passage chez le notaire ponctuait tout événement privé (mariage, testament, associations, contrats ou accords divers, baux, devis, prêts, quittances de dette, legs, etc.) de tout individu, qu’il fût comédien ou non — grâce à quoi nous disposons de la masse de documents qui fonde les recherches décisives d’Alan Howe36. On ajoutera les affirmations à l’emporte-pièce37, les sentences subjectives et péremptoires38, les propos de salon39 et autres jugements psychologisants40…
13On aura compris que cette biographie de Molière par Christophe Mory ne nous a vraiment pas convaincue. L’ouvrage pose à nos yeux la grave question de la responsabilité auctoriale et éditoriale en matière de vulgarisation : c’est précisément parce que la collection qui l’accueille s’adresse à un public large et non-spécialiste — dont le lectorat scolaire — que l’exigence de rigueur et de précision devrait être la plus élevée. Il ne s’agit certes pas de réclamer ici l’érudition universitaire des 942 pages récemment consacrées à Racine par Georges Forestier41, le format imposé par la collection Folio suffisant évidemment à exclure une telle érudition. Il reste que les 400 pages de ce Molière pouvaient — et devaient à leurs lecteurs de — faire preuve de la minutieuse intransigeance sans laquelle il n’est de discours biographique pleinement fructueux.