Repenser l’histoire des modèles herméneutiques
1L’article d’Andrea Del Lungo qui sert de préface à ce recueil, « Temps du signe, signes du temps », pose clairement l’ambition de l’ouvrage : dans la lignée de Carlo Ginzburg, tenter de décrire les formes diverses que prend le « paradigme indiciaire » au sein du genre romanesque au XIXe siècle, en croisant « l’analyse littéraire du genre romanesque avec les savoirs et les modèles épistémologiques du XIXe siècle » (p. 6). Il s’agit de se démarquer de la sémiotique ou de la linguistique, qui prônaient une vision universelle et synchronique du sens, pour s’interroger davantage sur l’acte même du déchiffrement. Andrea Del Lungo évoque trois questions qui forment les problématiques principales de l’ouvrage. La première est celle de l’acception même du terme signe : au XIXe siècle, il est principalement conçu comme un indice temporalisé permettant, par une réflexion causale, de déterminer le passé (c’est la trace, l’empreinte) ou de prédire l’avenir (le symptôme qui annonce la maladie) ; le signe comme représentant n’est qu’une acception très secondaire. C’est cette définition du signe qui permet d’expliquer, dans un second temps, son statut et ses fonctions dans les romans de cette époque. Andrea Del Lungo propose une topologie très stimulante des différents modèles herméneutiques du roman XIXe, en distinguant le paradigme de l’enquête, où le signe est indice ou preuve, conduisant à une vision téléologique de la narration ; le paradigme divinatoire, avec le vocabulaire de la trace ou du présage, qui fait du signe une empreinte en creux permettant de reconstruire une époque ; enfin le paradigme analogique, dans lequel le signe est un simple détail qui révèle tout un univers social, comme dans les romans naturalistes. L’auteur a conscience du caractère schématique de ces oppositions, que l’on pourrait discuter, mais surtout compléter et poursuivre dans d’autres genres1. L’article se clôt sur la description de quelques formes particulières que peut prendre le paradigme indiciaire : les romans tentent de dire, par le brouillage, le déplacement ou la modification des définitions du signe, la profonde mutation de la société du XIXe siècle, où les identités se métamorphosent et deviennent difficiles à saisir.
2Dans la première partie du recueil, intitulée « La littérature et son dehors », Marie-Ève Thérenty s’interroge sur la fonction du journal dans les romans du XIXe siècle. Le journal est en effet omniprésent dans les récits de cette époque : indices essentiels pour les détectives dans le roman policier qui apparaît alors, les périodiques deviennent même chez Balzac des personnages à part entière, réapparaissant comme ses héros d’une œuvre à l’autre. La presse quotidienne joue alors un rôle spéculaire dans les récits de l’époque : le journal fournit un modèle dont le sens est inversé dans le roman par un renversement idéologique qui affirme la supériorité de la fiction sur le journalisme.
3Pierre Chabot étudie trois romans de Francesco Mastriani, écrivain napolitain du XIXe siècle. Son œuvre est à replacer dans le contexte médical de la définition des signes cliniques de la mort, qui avait été rendue problématique à la suite des cas de morts apparentes liées aux épidémies de choléra des années 1830. Chez Mastriani, la description de faux cadavres, imitée des traités médicaux de l’époque, permet de mettre en place un système de symptômes trompeurs pour le lecteur, piégé par des signes polysémiques qui peuvent indiquer aussi bien la mort que la maladie ou l’empoisonnement — conduisant à des coups de théâtre plus ou moins complexes.
4L’article de Marie De Gandt pose le problème de la pensée romantique de l’argent, délaissée par la critique car fondée sur une symbolique complexe. Selon elle, la pièce de monnaie usée peut être lue dans plusieurs romans de l’époque comme un symbole de l’effacement de l’individualité des personnes suite à la Révolution française : l’égalité pour tous aurait pour corrélat l’identité de la valeur de chaque pièce avec celle de toutes les autres. L’argent devient alors un signe vide, que les romantiques opposent au don, objet dont la valeur serait immanente, liée à l’origine du monde, faisant du signe romantique un signe plein sacralisé. Au tournant du siècle, la modernité baudelairienne cherche au contraire à valoriser l’éphémère, la pure apparence, faisant du signe un objet ouvert au futur de l’interprétation, et permettant de faire coïncider théories économiques et théories linguistiques.
5Jérôme David, dans les pas de Michel Charles (« Le sens du détail », Poétique, n° 116, 1998), critique les analyses traditionnelles du détail balzacien, tiraillées entre le pôle documentaire, qui fait du détail un objet valorisé uniquement parce qu’il n’a pas encore retenu l’attention des contemporains, et le pôle autotélique, qui fait du détail un signe porteur d’une fonction dans l’enclos du texte. La variété de ces conceptions montre que la catégorie critique du détail est une catégorie floue, traversée par une contradiction insurmontable : le détail ne prend sens que dans une grille de lecture imposée sur le texte, et disparaît dans d’autres perspectives, redevenant précisément un détail, c’est-à-dire un objet secondaire. Face à l’impossibilité de trancher, Jérôme David propose d’étudier cette catégorie de manière diachronique, en interrogeant les déclarations d’intention des écrivains pour ne pas rester dupe d’un système herméneutique donné.
6La deuxième partie de ce livre, « L’indice. Formes et fonctions », réunit des études qui tentent de cerner le devenir-signe de certains objets particuliers du roman du XIXe siècle. François Vannosthuyse livre un article sur le Rouge et le noir de Stendhal, un roman traversé par la problématique de l’interprétation : centré sur un personnage ambigu, dont les signes vestimentaires et corporels sont aussi difficiles à interpréter pour les autres personnages que pour le lecteur, ce livre produit une dynamique du déchiffrement qui rend toute interprétation problématique.
7Quatre études cherchent ensuite à définir la fonction sémantique de certains éléments particuliers du récit romanesque. S’interrogeant sur les romans de Sophie Cottin, Balzac, Fromentin et Flaubert, Brigitte Louichon pose le problème des « signes-larmes ». Les larmes des personnages au XIXe siècle doivent être comprises à partir de l’hypotexte du roman sentimental où elles abondent. La raréfaction des larmes dans les récits de Flaubert ou de Balzac peut alors être lue comme une sortie du paradigme sentimental ; les larmes, devenues moins fréquentes, sont alors plus signifiantes, gagnant en polysémie par ce qu’elle perde de sens codifié.
8« Le langage des coiffures » de Carol Rifelj décrit ensuite le système de signes de la chevelure au XIXe siècle, à travers l’étude des termes qui s’appliquent aux coiffures dans les romans de Balzac, de Flaubert et d’autres. Si les différentes formes de coiffures fonctionnent comme des signes d’appartenance sociale en constante évolution, la chevelure défaite fait elle aussi signe, qu’elle soit marque d’érotisme ou de détresse.
9Julie-Manon Doucet élabore une « Poétique du signe alimentaire dans Madame Bovary », montrant que le motif des détails alimentaires dans ce roman est traversé par la même notion de normalité qui structure la vie de Charles Bovary. C’est également par la nourriture qu’Emma tente de dépasser sa condition bourgeoise, ses fringales et excès devenant des signes de transgression.
10Christèle Couleau s’intéresse aux stigmates dans les œuvres de Hugo. Le stigmate, qu’il soit marque sociale déshonorante ou déformation corporelle innée, est le lieu d’un renversement axiologique dans les romans de Hugo. La narration inverse le sens de ces indices, les faisant passer de l’infamie au martyre. Les stigmates seraient ainsi des outils permettant au lecteur de prendre conscience des codes sociaux et de les renverser.
11Les quatre articles qui précèdent posent un problème de méthode : étudiant les larmes, les coiffures, la nourriture, les stigmates comme des signes sociaux, elles n’arrivent pas à différencier clairement l’espace social du XIXe siècle de l’espace social fictionnel des textes qu’elles étudient, décrivant des normes qui ne se chevauchent pas toujours dans l’un et l’autre. Malgré leur intérêt certain, elles semblent tomber dans le travers de l’étude de détail que l’article de Jérôme David signalait plus haut.
12Enfin, dans l’étude la plus ambitieuse de l’ouvrage, Agathe Lechevalier et Nicolas Wanlin mettent en place la notion de « scénario sémiotique » pour rendre compte du récit de Mademoiselle de Maupin non pas d’un point de vue narratologique, mais en décrivant la façon dont le roman « organise son réseau de signes et programme son interprétation » (p. 178). Le scénario sémiotique est conçu comme une description de l’articulation temporelle des concepts au sein d’un roman. Les auteurs décrivent deux méthodes complémentaires d’analyse. La première consiste à décrire, dans le roman de Gautier, le jeu fluctuant des relations entre la réalité et la fiction, qui fonctionnent selon deux régimes de signes distincts. En effet, au début du roman, la réalité est l’espace de la faillibilité des interprétations : le héros, d’Albert, y fait l’expérience de l’erreur et de l’inadéquation entre son désir et les femmes réelles qu’il rencontre, tandis qu’il rêve d’un monde fictionnel où le système des signes serait parfait, c'est-à-dire univoque, et où l’être aimé correspondrait à son idéal. Le roman, en lui faisant croiser la route de Mademoiselle de Maupin, déguisée en homme, permet justement de réévaluer cette opposition, en permettant, le temps d’une répétition théâtrale, de faire coïncider son idéal de beauté avec un être réel. La répétition permet ainsi d’opérer la convergence des systèmes de signes de la réalité et de la fiction ; mais le réveil, après la nuit d’amour de d’Albert et de Mademoiselle de Maupin, jette à nouveau le doute sur une concrétisation qui aurait pu n’être que rêvée, l’être idéal ayant disparu à jamais. Cette analyse est confirmée par une autre méthode d’investigation, inspiré de la terminologie de Peirce, qui décrit les interprétations possibles du corps de Mademoiselle de Maupin, successivement icône, indice ou symbole. Ces méthodes originales ouvrent la possibilité d’une « histoire des types romanesques, non pas en fonction de leur contexte idéologique ni en fonction de leur structure générique, mais selon le fonctionnement symbolique qu’ils mobilisent » (p. 191) ; histoire qui permettrait de dévoiler les options idéologiques et culturelles inscrites dans les romans, et d’opposer les systèmes sémiotiques d’auteurs comme Gautier et Balzac.
13La troisième partie examine les « Herméneutiques ‘‘fin de siècle’’ ». Noëlle Benhamou explore le détournement des objets de culte dans les récits fantastiques de Maupassant. Désacralisés, ces objets deviennent des signes polysémiques dont le sens se modifie selon le regard des personnages qui les utilisent, alors que l’objet ordinaire gagne une sacralité ironique.
14Jean-Marie Samocki étudie l’interaction entre image picturale et image littéraire dans L’œuvre de Zola, montrant comment la multiplication des couches signifiantes en peinture mène à une opacité plus grande, ce qui est aussi le risque du signe en littérature.
15Pour Jérôme Solal, En rade de Huysmans décrit un retour à la terre qui est aussi une mise à mort du signe : en dehors de la ville, dans l’espace de la nature, le héros de Huysmans découvre que les objets et les êtres perdent leur sens et leur fonction sociale, ne référant qu’à eux-mêmes, niant toute place pour un désordre créateur, dans un triomphe de l’animalité insensée.
16Étudiant Le Bonheur dans le crime de Barbey d’Aurevilly, Alice De Georges-Metral expose les théories de Barbey, qui nie la capacité de la science à fonder un nouveau socle pour le sens après la mort de Dieu. La sacralité seule peut selon lui assurer la stabilité des signes, ce qui le conduit à construire dans ses romans l’image ironique d’un monde désacralisé, sans repères fixes, inintelligible. Barbey, au contraire d’un Zola qui met en place une véritable rhétorique de la lisibilité en multipliant les confirmations de l’interprétation souhaitée, conçoit des stratégies d’illisibilité, en présentant des personnages dupes des codes matérialistes parce qu’ils ignorent les enseignements de la religion ; mais le code religieux lui-même se voit incapable de tout expliquer dans ses romans, laissant le lecteur devant un texte à l’opacité construite.
17Franc Schuerewegen enfin prend prétexte du Château des Carpathes de Jules Verne pour penser la vacuité de la sémiologie, qui n’étudie des contenus que dans la mesure où ils sont construits par l’interprète, et les dangers de la surenchère technologique, qui ne fait qu’ajouter signes sur signes dans l’expérience de l’homme sans lui donner plus de capacité à les déchiffrer.
18Ayant parfaitement conscience de l’hétérogénéité des parties du recueil (l’une étant générique, l’autre thématique et la dernière chronologique), Boris Lyon-Caen, dans une « Synthèse des travaux », propose en dernier lieu de bien utiles regroupements permettant de penser de manière transversale le signe au XIXe siècle, analysant ses modes de fonctionnement mais aussi de dysfonctionnement, le roman mettant souvent en scène les défauts de l’interprétation. Mais la pensée du signe informe aussi le genre romanesque en retour, lui fournissant thèmes et trames, ce qui explique son importance au XIXe siècle.
19L’intérêt de ce recueil réside finalement dans la richesse des approches développées pour tenter de cerner, au sein d’un genre précis, les différentes stratégies sémantiques mises en place par les auteurs afin de proposer un vaste panorama des façons dont on produit du sens à une époque donnée. Il participe ainsi à la nécessaire historicisation de l’étude du processus herméneutique, qui n’est pas du tout le mécanisme universel que tentaient de décrire la sémiotique ou la linguistique dans leurs premières années, mais un savoir-faire dynamique, un rituel en constante redéfinition qui est sans cesse remis en question par les communautés qui l’utilisent.