La Cour arthurienne mise à l’épreuve
1L’épreuve de la fidélité par l’entremise d’un objet magique, thème bien connu de la littérature courtoise médiévale, est illustrée dans deux textes qui s’avèrent les premières transpositions littéraires de ce motif, et dont les ressemblances thématiques et formelles justifient leur édition conjointe : « tandis que la communauté arthurienne réunie au grand complet attend son repas, un trouble-fête apporte un objet magique, qui rend visible par le biais d’un détail révélateur l’intimité coupable de ceux qui en font l’épreuve. » (p. 106).
2Le Lai du cor, rédigé en hexamètres anglo-normands par un certain Robert Biket, dont on ne connaît incidemment que le nom, montre la Cour du roi Arthur réunie à l’occasion de la Pentecôte, et dont les festivités sont interrompues par l’arrivée inopportune d’un messager qui amène avec lui un cor de fabrication féerique, lequel possède une propriété étrange : quiconque boit au cor et dont la femme a désiré le tromper voit la boisson se déverser sur lui, dévoilant au regard du public le cocuage de l’homme.
3Le roi Arthur subit l’épreuve, et, devant l’infidélité de Guenièvre, perd toute contenance et tente de poignarder la reine, qui proteste de son innocence et suggère d’être elle-même soumise à l’épreuve du feu afin de prouver qu’elle n’a, pour toute infidélité, que respecté ses devoirs de suzeraine courtoise en offrant un anneau à un damoiseau afin de le garder auprès d’elle, sa vaillance et sa force augmentant le prestige de la Cour. Arthur force alors le reste des barons à se soumettre à l’épreuve pour ne pas être le seul à se couvrir de honte. Comme on peut l’imaginer, tous sont cocus, se fâchent et refusent de croire la corne. Arthur, devant la déconfiture générale, reprend confiance et offre généreusement le cor à celui qui réussira l’épreuve, pardonnant du même coup à la reine. Caradoc, bel homme et vaillant aux arme, marié à la sœur du roi Galahal, belle comme une fée, participe à l’épreuve et la réussit. Arthur rappelle à Caradoc qu’il lui a offert le fief de Cirencester deux ans auparavant, et l’invite à rentrer dans ses terres en compagnie de son épouse.
4Le Mantel mautaillé, rédigé en octosyllabes français, possède un début quasi identique au Lai du cor. Arthur invite sa Cour à festoyer le jour de la Pentecôte et fait preuve de largesse en compagnie de sa reine : tous les suivants et invités reçoivent robes, bijoux, équipage et armes. Alors que la Cour est affamée, le roi refuse de manger avant que ne survienne une aventure. Un messager arrive alors et demande au roi un don en retour duquel il doit promettre de ne rien faire de déshonorant. Le messager présente un manteau fabriqué par une fée et qui change de forme et de taille si la femme qui le porte est infidèle. Gauvain fait quérir la reine, qui se lave impatiemment les mains dans l’attente du repas. Elle essaie le manteau, qui raccourcit un peu. La reine, furieuse, fait essayer le manteau à toutes les dames. Au fil des essayages, le manteau adopte différentes formes et longueurs, se raccourcissant parfois davantage par devant, et d’autres fois par derrière, ce qui amène les hommes de la Cour à commenter les positions sexuelles et les attitudes qui y sont associées. Le messager doit rappeler à plusieurs reprises au roi de tenir sa promesse, et d’obéir aux règles édictées avant l’épreuve. Finalement, l’épouse de Caradoc essaie le manteau qui lui sied parfaitement. Le messager repart, ayant offert le manteau à la belle, et la Cour jalouse peut enfin manger.
5Les deux textes sont accompagnés d’un protocole d’édition fort bien détaillé, de description des manuscrits, de variantes, d’un index des noms propres, d’un glossaire, d’indications bibliographiques, d’une solide traduction en prose et de notes du traducteur éclairant utilement la lecture des textes édités sans pour autant l’alourdir, les commentaires étant rejetés à la fin de chacun des textes. Les notes du Lai du cor relèvent les principaux thèmes, les liens entre l’amour féerique et l’amour de Cour, les différentes significations des actions portées par les personnages et les types d’argumentation et de rhétorique utilisés par les deux figures féminines principales, tandis que les notes accompagnant Le Manteau mal taillé soulignent l’ironie présente dans le texte par l’emploi subverti de lieux communs et de motifs traditionnels de la courtoisie et du roman arthurien.
6L’édition critique est précédée d’une préface où Emmanuèle Baumgartner présente les deux textes édités, et propose de voir dans l’infidélité massive des femmes de la Cour d’Arthur l’impuissance des hommes à les satisfaire et la peur misogyne de la femme et de sa sexualité mystérieuse, ce qui, nous croyons, rapprocherait alors ces œuvres des pièces satiriques et anti-courtoises composées par les troubadours en Occitanie à la même époque.
7L’essai Les dessous de la Table ronde de Nathalie Koble analyse plus en profondeur les textes édités, en évitant de répéter les informations des notes du traducteur. Ainsi, on apprend comment les deux histoires participent au genre de la « table ronde », un prolongement de l’art de la fête profane médiévale. Même si le Lai du cor a longtemps été considéré « comme le plus ancien représentant conservé du genre » (p. 104), il se place lui-même dans le sillage d’une geste dont les motifs seront réutilisés partout en Europe, et que l’auteur s’empresse de détailler : le jeûne probatoire, l’oubli de soi, etc. L’épreuve de fidélité s’inscrit également dans une tradition séculaire, et serait sans doute inspirée par le schéma biblique où une femme soupçonnée d’adultère boit de l’eau amère fournie par un prêtre. La figure cléricale est d’ailleurs présente dans les deux lais, ne serait-ce que parce que l’histoire du cor est rapportée par un abbé, tandis que le manteau est trouvé dans une abbaye galloise. Enfin, l’auteure analyse le statut chevaleresque de Caradoc, la figure du roi Arthur, celle de la fée et de la reine et, enfin, celle des amants, s’isolant si volontiers dans leur intimité qu’ils s’évanouissent également de l’espace social de la Cour à la fin de l’épreuve.
8Cette édition et l’essai qui l’accompagne représentent une addition fort utile à la compréhension de textes peu connus – et qui pourtant s’inscrivent dans une importante tradition tant courtoise que licencieuse.