La brutalité, le réel et la représentation
1L’ouvrage dirigé par Marie-Thérèse Mathet vient signifier un renouveau des questionnements sur la violence littéraire, souvent restreints à des approches thématiques qui rendent difficilement compte de la spécificité de ce que l’on appelle « violence » dans le champ de l’écriture. En effet, la brutalité n’est pas seulement ici l’objet d’une étude thématique ou poétique, elle se veut l’outil d’une réflexion théorique sur la représentation et prend de ce fait une dimension opératoire qui lui donne tout son intérêt.
2La brutalité, à la fois le brut et le brutal, est dès l’abord définie comme ce qui se heurte au réel et non aux réalités, un réel entendu dans l’ensemble de l’ouvrage, bien que parfois de façon, semble-t-il, un peu lâche, dans le sens lacanien d’un reste irréductible au symbolique, et donc à la communication et à l’interprétation. Expérience de « l’immédiateté inattendue du rapport à l’incompréhensible », cette brutalité asymbolique rend le savoir inopérant comme médiateur de la relation de l’homme au monde, mais devient en même temps le noyau autour duquel se déploie l’œuvre.
3L’introduction de Stéphane Lojkine pose le cadre de cette réflexion sur la brutalité en entrelaçant l’analyse de trois textes et des développements théoriques qui s’inscrivent dans la lignée de son travail sur la représentation et l’étude des dispositifs, travail qui s’est notamment articulé autour des notions de scène et d’écran (La Scène de roman, 2002 ; Image et subversion, 2005). Les postulats de cette démarche permettent peut-être de resituer plus précisément l’étude dense qui nous est proposée en ouverture de cet ouvrage et de préciser l’acception de la notion d’écran qui apparaît dans plusieurs études de ce recueil.
4S. Lojkine propose une réélaboration de la théorie de la représentation à rebours du primat accordé dans les dernières décennies à la narratologie et aux questions d’énonciation dans les études littéraires. Il est temps selon lui de reconnaître le rôle structural joué par l’image dans la mise en forme de la représentation littéraire. Ses travaux sur la scène mettent ainsi en lumière sa fonction de mise en échec de la logique discursive et le pas qu’elle prend sur le discours à partir de la Renaissance, s’érigeant en nouveau principe d’organisation sémiologique de l’espace romanesque.
5Il s’agit dès lors d’aborder la fiction comme la mise en place d’un espace de représentation obéissant aux mêmes lois que l’image et gagnant à être perçu comme un dispositif, c’est-à-dire comme une articulation entre la disposition matérielle d’objets, d’idées, de personnages, et la configuration symbolique qu’elle métaphorise. L’écran— la fois objet et fonctio — apparaît ainsi comme est un élément important du dispositif classique en ce qu’il a une fonction d’intercepteur et de diffuseur et joue un rôle capital dans la mise en place de la représentation, c’est-à-dire, ici, de ce qui circonscrit, permet l’émergence d’une brutalité par définition invisible.
6Car S. Lojkine oppose violence et brutalité en termes de visibilité. Dans la lignée girardienne, il définit la violence comme sacrificielle en son essence et constitutive d’une scénographie qui la donne à voir en engageant intentionnellement la communauté. La brutalité est, quant à elle, ce qui ne produit que l’infinie répétition des figures de ce qui ne peut être conjuré (proche de la définition du Réel par Lacan comme « ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire” ou peut-être plus précisément de l’automaton, cette répétition qu’anime un réel inassimilable). Elle troue la structure, elle est espace d’invisibilité autour duquel on tourne, que l’on cadre. Il y a donc un espace, à partir duquel se construit un dispositif, mais celui-ci n’est pas visuel.
7À partir de l’irreprésentabilité du viol dans trois récits, (pour des raisons aussi diverses que la lacune documentaire chez Tite-Live et des questions concernant le genre épistolaire dans la Clarisse de Richardson ou le genre policier pour Le mystère de la chambre jaune), S. Lojkine met en lumière ce qui, dans ce noyau aniconique de la brutalité dans le récit, peut devenir une matrice narrative et appeler une refondation symbolique. L’épisode du viol est disjoint de ce qui le précède et suit : il apparaît comme le lieu d’un court-circuit, symptôme du travail de la fiction et de ses articulations d’éléments qui n’auraient jamais dû coexister (éclats du réel, scories de la culture, structures de l’institution symbolique).
8 S.Lojkine le montre tout d’abord à partir du silence sur le viol de Lucrèce chez Tite-Live et met en valeur la nature instauratrice, refondatrice d’un ordre symbolique de cet événement dans la narration historique. Dans le cas de Clarisse Harlowe, le viol commis par Lovelace reste dans l’ellipse, et est énoncé “après-coup”. La chambre de Clarisse constitue un équivalent aux données irreprésentables de la fiction et Lojkine souligne bien à ce propos comment celle-ci est un “espace d’invisibilité”, non pas un espace interdit mais un espace où il n’y a rien à voir, où la vision ne délivre aucun contenu (on fouille sans rien trouver). La chambre conditionne l’énonciation littéraire d’une part, et donc la résistance de Clarisse, mais constitue aussi l’aboutissement du récit, la brutalité du viol en même temps que sa réversion: la refondation symbolique du testament de Clarisse. Est ainsi conféré à cette chambre un statut intéressant, de forme de la fiction, en amont de la scène (elle-même chambre à laquelle on a enlevé le quatrième mur) et subvertie par elle .
9Or l’étude du Mystère de la chambre jaune donne à cette pièce une toute autre valeur, révélatrice d’un changement des rapports entre narration et scène. En effet, avance Lojkine, le roman policier fait de la scène la matrice du récit, le lieu où se constitue l’énigme, mais la projette en même temps hors narration. De transgression, mise en faillite de la narration qu’était la scène, elle devient alors l’aboutissement de la narration, la finalité qui par une restauration de la visibilité scénique — la “reconstitution” du crime — va combler les failles et résorber les aberrations de la narration. L’incompréhensible est devenu la matière de la narration et la scène, apparentée en cela à la scène primitive, originaire, le moteur du savoir. La rationalité policière garantit donc une refondation symbolique après la brutalité asymbolique du crime invisible, mais cette rationalité procède elle aussi de la scène.
10En conclusion, la brutalité apparaît comme ce pas-de-sens et ce discontinu qui trouent la structure et mettent en péril la linéarité de la narration. Elle est l’invisible opposé au donné à voir de la fiction. S. Lojkine s’appuie pour clore — et ouvrir — son propos sur une définition de la fiction bien spécifique (“monde virtuel conçu dans le récit comme illusion de ce qui l’entoure, lui préexiste”) que l’on pourrait peut-être discuter : en effet, si cette fiction s’oppose à la narration, elle ne semble pourtant pas être accessible autrement que par elle et dès alors ces données narratives fictionnelles – la passé d’un personnage par exemple- peuvent-elles être considérées comme véritablement « extérieures » au récit ? Peut-on leur donner un statut différent parce qu’elles n’entrent pas dans une narration définie comme continue et de premier plan ?…
11Pour Lojkine, la fiction apparaît toutefois comme ce qui articule narration et récit, comble leurs failles et permet donc la refondation symbolique. Elle est donc à la fois ce qui donne sens à la brutalité et en contrepartie virtualise le réel. Pour préciser cela, l’auteur s’appuie en dernière analyse sur l’allégorie des mondes possibles qui termine les Essais de Théodicée de Leibniz et qui pour démontrer la justice divine – le meilleur des mondes possibles- met en scène différents mondes virtuels qui excluent la brutalité de Sextus Tarquin. Celle-ci apparaît donc bien — peut-être au bénéfice d’un léger glissement du réel vers la réalité : cette brutalité est telle cachée parce que réelle ou parce que seule destinée à être réalisée ? est-ce la virtualisation du réel, du brutal ou de la réalité qui est essentielle ? — comme l’espace d’invisibilité qui sous-tend le raisonnement. La fiction supplée cette invisibilité et renverse la brutalité de Sextus en sublime vision-intellection du meilleur des mondes.
12Cette conclusion appellerait sans doute quelques développements qui excèdent il est vrai la dimension de ce type d’étude, mais elle n’en reste pas moins, comme l’ensemble de l’étude, très suggestive et met en place une configuration qui permet d’inscrire cette notion de brutalité au cœur du système fictionnel, la sortant ainsi des catégories accidentelles du mode ou du thème.
13L’étude de François Dutrait aborde ensuite la question de la brutalité par la notion d’animalité : « La brutalité serait une des formes de l’impensable de l’animal ». Dans la lignée du beau livre d’Elisabeth de Fontenay qui recensait les échecs de la philosophie essayant de penser l’animalité, F. Dutrait se demande si la littérature serait plus capable que la philosophie de mettre au jour une pensée de cet incompréhensible animal.
14L’auteur fait ainsi se succéder plusieurs vis-à-vis de pensées philosophiques et littéraires. Il met en regard tout d’abord le rationalisme cartésien (ou malebranchien) avec un passage d’Une Vie soulignant la difficulté logique de penser l’animal comme machine. Puis il remet en cause la vision heideggérienne d’un animal “hébété” et “pris dans” le monde, par une relecture de Rilke et de sa pensée de l’”ouvert” animal. La synthèse de l’étude revient finalement à la pensée anthropologique mais aussi poétique de Bataille pour qui la différence homme-bête n’est plus un abîme ontologique mais est instituée par l’acte du sacrifice et par l’interdit, inexistant pour l’animal.
15Les deux études monographiques qui suivent confirment bien que l’enjeu de ces analyses n’est pas de traiter d’une représentation de la violence ou d’une brutalité thématique mais bien de ce qui peut amener à parler d’écriture brutale.
16A.-M Lefebvre établit un rapport chez Balzac entre une brutalité « extérieure », imposée à l’auteur par l’acte de création et la violence faite au lecteur par le narrateur, s’appuyant pour cela sur des effets de perturbations des attentes narratologiques du lecteur ainsi que des procédés rhétoriques « brutaux » (contrastes, oxymores, chutes). Elle avance image d’une écriture guillotine (excipits brutalement tranchés...) rapportée au souvenir honteux de l’oncle guillotiné.
17D. Wieckoswski s’intéressant au traitement de la brutalité dans Les Noces d’Hérodiade de Mallarmé met en lumière comment le réalisme brutal et “grossier” du récit biblique originaire est transposé dans ce texte sur un plan symbolique où règne incompréhensible et mystère. Le drame bascule dans l’intériorité pure et dans les abysses de la création langagière. Mais c’est du plat vide lui-même, de ce non-dit et non montré que surgit chez Mallarmé l’angoisse primitive - ce que Bonnefoy nomme le “désir sans transposition, sauvage qui se découvre » — et la brutalité de l’écriture dans son geste originaire.
18M. Raynal-Zougari organise quant à elle une mise en regard des textes de Char et Michon autour de la notion de pan. Celui-ci, entendu « comme matérialité du texte se donnant à voir », fait de l’espace discursif un ensemble organique, traité comme un espace plastique qu’il faudra appréhender par les catégories de rythme, d’énergie, de pulsion. Cette perspective entraîne une reversion des rapports entre texte et référence: “Le visible extérieur est invalidé comme référence de la représentation, le réel est second, la représentation est première ».
19Ainsi c’est en partant de la tache poétique revendiquée par Char que peut être recomposée une figure du texte « offensant » , texte « ductile à souhait » de Char où rien n’est signifié mais où un événement a eu lieu. La matérialité comble ce qu’il y a de lacunaire et hermétique du côté du signifié. Dans l’oeuvre de Michon, l’auteur de l’étude se penche sur des dispositifs visuels hétérogènes ou aberrants qui opacifient le texte et le rendent à fois matériel et insaisissable. Les deux textes se rejoignent alors dans un même mouvement qui les fait “virer au noir”.
20La notion de brutalité est ensuite étudiée dans son rapport avec le politique et ce selon des points de vue assez divers.
21L’article « Brutalités poétiques aux temps modernes » de J.-P. Zubiate propose une réflexion stimulante qui déplace la question du politique vers celle de l’éthique et met l’accent sur la nécessité de la relation, de la confrontation, qui doit rester vivace à l’origine de toute Poésie.
22Son étude invite à questionner la définition moderne de la poésie comme forme privilégiée de la révolte et de la subversion et engage à se demander quelle est la véritable part d’Autre, d’altérité qu’elle est capable d’accueillir, quel Autre véritable elle peut être.
23Si les premières remarques de l’auteur concernent le cadre organisé et autorisé dans lequel la poésie reste enfermée, c’est bien à un certain usage du langage et les pactes de lecture qui l’accompagnent qu’il se réfère par la suite, dénonçant une poésie au verbe narcissique, qui, aux frontières d’une mystique du dire, du verbe magique et révélatoire, oublie l’Autre.
24Ce que l’on appelle violence d’une certaine poésie est alors sa manifestation d’une conscience de l’altérité. Elle réagit contre la prétention au pouvoir absolu et trouve un fragile équilibre dans la faculté critique ultime. Poésie qui ne s’établit plus comme supérieure à la vie, ne nie pas la différence où elle s’origine et dessine une éthique de l’Autre rendu à sa consistance, un Autre dont elle doit subir la loi, l’énigme et la différence. Le néo-lyrisme d’un Du Bouchet ou le “haut réalisme” de Bonnefoy font donc naître une poésie qui n’est plus pouvoir mais force et reconnaît la résistance du monde. Elle joue la brutalité, c’est-à-dire l’affrontement contre la négation de l’autre et la forclosion de la poésie infaillible, elle joue le sensible contre le textualisme, l’élan contre le choc.
25L’étude de P. Soubias sur Kourouma examine l’articulation, existante ou non, entre la brutalité d’une écriture — plus ou moins subversive — et la violence des faits relatés, pour tenter de définir la violence propre aux romans de cet auteur. L’étude portant une attention précise à l’évolution stylistique des textes de Kourouma conclut que la violence chez cet auteur tient principalement à un faisceau convergent de procédés rhétoriques de déstabilisation plus qu’à des faits stylistiques isolés ou à un contenu violent.
26P.-Y. Boisseau, mettant davantage l’accent sur le politique comme contexte, développe une comparaison entre le roman noir d’Ellroy, dont la violence dénonce la métamorphose de la force publique en violence secrète (dans la société démocratique capitaliste), et les écritures de Boulgakov, Platonov et Babel qui s’inscrivent elles dans le contexte stalinien. Revient alors la question référentielle: comment l’écriture peut-elle intégrer et traduire la violence de l’Histoire? Quelles stratégies ces écrivains mettent-ils en œuvre face à l’impossibilité de l’épique ?
27Chez les trois auteurs soviétiques, malgré des différences, le réel brutal apparaît au final toujours filtré par l’héritage littéraire. L’écriture de Boulgakov qui exhibe dans un premier temps la cruauté d’un réel incompréhensible auquel nul épique ne peut plus donner sens, évolue et choisit petit à petit d’éviter le fait brut en l’inscrivant dans une tradition littéraire qui le médiatise et l’atténue, voire dans un merveilleux qui rend presque sa lecture légère. Platonov répond à la violence par une violence paroxystique, (bien qu’historiquement vraie) mais la parole fait cependant chez lui aussi détour ou écran. Quant à Isaac Babel, il fait l’épreuve avec Cavalerie rouge de l’impossibilité d’écrire ce qui aurait pu être la dernière épopée, alors que dans le Journal se multiplient impératifs à rendre compte du réel par un regard cynique ou clinique (afin de susciter un « sens civique accru »).
28L’écriture d’Ellroy, au contraire, cherche à donner l’illusion de réfléchir aussi fidèlement que possible la violence du réel et met en scène un monde où se déchaîne le mimétisme de la violence. Elle se différencie donc fondamentalement de celles des écrivains soviétiques en répondant à la violence par une brutalité outrée et non filtrée.
29L’article de L. Ruffel met à jour dans l’œuvre de Volodine le lieu d’une écriture post-révolutionnaire qui pose le problème de la relation à un réel trop présent, dont on refuse de faire de la littérature. L’écrivain se retrouve acculé à un mensonge littéraire, à la mise en place d’un écran qui fasse échec aux marges d’apparition du réel, déréalise l’objet par des jeux de filtres et de simulacres.
30La scène de l’interrogatoire matérialise alors cette structure dynamique qui “place l’écriture sous influence et institue une structure de séparation”. L’écrivain, à la place du condamné, doit sa parole à une instance supérieure qui la commande et l’oriente à la fois. La parole autoritaire en vient ainsi à être intériorisée dans le processus de création (ce que L. Ruffel rapproche du tragique moderne du « jugement » selon Deleuze), à devenir une “police en soi” instaurant un clivage intérieur.
31Ce que vise le pouvoir, c’est donc non seulement une aliénation de l’homme comme être de langage, mais une aliénation par le langage, un langage devenu l’inverse du « lien », un facteur de distance. L’entreprise volodienne consiste alors en un dépassement de cet interrogatoire, en une lutte contre la dualité qu’institue le procès de l’écriture.
32L’infrahumanité — fous, agonisants — qui apparaît parallèlement à cette structure, rejetée et niée, n’est quant à elle plus que biologique, se voyant refuser sa qualité d’être politique. Mais c’est finalement dans l’enfermement — camps, prison — que ce reste, cette humanité soustraite, cette vie brute ou nue, peut se reconstituer et “relever” la langue. Elle fonde alors une communauté et une énonciation collective, multiple — le post-exotisme — qui s’oppose à la langue du pouvoir, se rapprochant en cela du désir foucaldien d’une culture de libre circulation des discours sans fonction auteur. Mais c’est plus encore une perspective deleuzienne que l’on retrouve finalement dans un “devenir peuple” de l’auteur, qui ne finit avec le jugement et sa brutalité séparatrice, dissociatrice.
33Dans son étude sur « L’aspect tragique de la brièveté », C. Grall s’interroge sur le lien qu’entretient dans quelques nouvelles de Kleist et d’Hofmannsthal la forme brève et sa brutalité structurelle (juxtapositions, contrastes, enchâssements de scènes brutales..) avec la violence thématique. La brutalité est ainsi définie par une immédiateté qui tient en échec l’entendement, la lettre de Lord Chandos soulignant particulièrement cette perte de confiance dans le langage abstrait, la culture encyclopédique et classique.
34Plus qu’une brutalité structurelle ou rhétorique, ce sont des craquements dans « la vêture du texte » qui constituent d’après M.-T.Mathet la brutalité, le retour du réel dans l’Ensorcelée de Barbey d’Aurevilly. Le surnaturel dans toute sa matérialité est ainsi le lieu de manifestation de ce réel insupportable et indicible. Cette brutalité est redoublée par la narration et notamment par l’explosion de ses voix, et l’exhibition des failles qui s’ensuit.
35La brutalité que met en lumière M.-T. Mathet se manifeste donc chez Barbey à la fois dans un surnaturel très matériel, où se donnerait à apercevoir un “réel” asymbolique, indicible et insupportable, et dans une narration trouée.
36À partir de quelques photos de Claude Simon, et d’une brutalité qui tient davantage au regard porté sur l’objet et aux perspectives adoptées qu’à l’objet lui-même, A.-L Blanc mène une réflexion portant sur une brutalité qui se manifeste à divers niveaux de l’écriture. Elle est en effet due autant à des phénomènes de brouillage thématiques et narratifs qu’à des situations conflictuelles et à l’usage d’un langage lui-même problématique. Ce langage — opaque dans ses signifiants étrangers, refusant un sens unique, animé de forces antagonistes quasi matérielles — n’est pas conquis, assimilé, mais résistant. Il mène une critique de la représentation.
37La description, de même, exprime par sa « décomposition » les difficultés de la figuration, et exhibe une opération de référence devenue problématique: le réel, appréhendé par un regard phénoménologique apparaît dans son incompréhensibilité, son sens à jamais instable. Le discours s’est fait critique, exhibant par son hétérogénéité, ses coupures et ses divers détournements, la fausseté de la croyance en une existence objective et stable.
38Françoise Gaillard revient sur « L’Origine du monde » comme un exemple pictural de cette représentation qui par son découpage désapprivoise le regard. Ce que le cadrage transgressif et brutal de ce tableau oblige ici à voir c’est, par le sexe féminin, l’animalité originelle, archaïque, que refuse un siècle qui dénie la ruine de son idéal de transparence et de raison et l’échec de l’avènement d’une communauté humaine.
39L’étude d’A. Ryckner, enfin, « Les spasmes du subjectile, brutalité du pan de Balzac à Proust », rend compte de ce qu’une certaine représentation littéraire du peintre et de la peinture dit du langage littéraire au tournant du XIXe et du XXe siècle.
40Le Chef-d’oeuvre inconnu et L’Oeuvre mettent en scène l’échec de peintres qui de rechercher la représentation parfaite en arrivent à faire émerger le brut, la recherche de la parfaite adéquation au réel virant au chaos. La représentation met alors le réel en péril, parce qu’elle est un échec comme représentation (chez Balzac et Zola). Mais il en est de même quand elle réussit trop bien et vampirise alors le réel, comme le mettent en scène Le Portait de Dorian Gray ou la nouvelle Le Portrait ovale, de Poe.
41Et pourtant c’est cette peinture qui permet paradoxalement à la littérature de se déprendre de ses fonctions mimétiques et la révèle à sa fonction de destructuration d’un langage qui nous fait perdre le monde par ses représentations, d’un langage qui empêche de voir.
42Chez Zola et Balzac se manifeste l’« effet de pan » étudié par Didi-Huberman, ce moment où l’impuissance du peintre à se saisir de la réalité annule tout désir de représenter quelque chose. Le pan est atteint lorsqu’on ne représente plus rien et que l’on donne en revanche, dans un mouvement d’épiphanie, pendant de la perte, à Voir — la couleur, la matière brute, la Chose. La représentation s’annule au profit de la tache qui s’étend et annonce cette lecture nouvelle de la peinture, lecture spécifique à ses propres moyens, à partir des « coups de massue » assénés par ses taches, comme le dira Artaud qui parvient à métamorphoser le support peint en « subjectile », substance et projectile, brutalité et écran.
43C’est à partir de Proust que cette brutalité devient ouvertement fondatrice, parce qu’elle abolit la coupure instaurée par la mimesis. Si Bergotte meurt face au petit pan de mur de Vermeer, la Recherche trouve là sa scène matricielle, fait l’expérience de la brutalité tout en lui survivant, et fait de l’appel du pan, le punctum, le désir d’écrire
44 L’effondrement provoqué par le pan, terrifiant pour le XIXe siècle, provoque quelques décennies plus tard une refondation du signe par l’indice. Proust ne travaille plus à écrire le roman des peintres et de leur échec, mais met en scène le roman de l’écrivain, de sa mort et de sa résurrection dans la lumière du pan. L’écrivain se soumet à la combustion deleuzienne.
45Enfin, venant clore ce recueil, le texte de Philippe Ortel fait porter l’accent, en réponse à la refondation symbolique autour de laquelle s’organisait l’introduction, sur les nouveaux systèmes symboliques auxquels la brutalité fait appel et sur la relation spéculaire qui se développe entre une brutalité, définie par un certain autotélisme — une “violence se prenant elle-même pour fin » — et l’autotélisme réfléchi du regard esthétique. Le désir de représentation que suscite la brutalité s’expliquerait ainsi par la relance du travail de synthèse de l’imagination et de la perception que suscite l’incompréhension dans laquelle elle nous plonge.
46La brutalité apparaît en même temps, souligne Ph. Ortel (ressaisissant ainsi les études abordant la notion d’éthique de la brutalité), en rapport avec le lyrique en ce qu’elle refuse l’écran épique, et met en scène une adresse, un rapport intensifié de l’énonciateur au monde et à l’autre. Elle montre l’épreuve d’une subjectivité sans abri – à la différence de l’expérience du sublime d’après l’auteur — menacée dans sa relation avec son environnement au moment même où il l’instaure, une subjectivité face à un Réel qui pointe toujours.
47Et cependant, à définir ainsi la brutalité comme un réel irréductible à toute signification et mimesis, il devient difficile de rendre compte de la liaison esthétique entre fait brut et représentation. Ph. Ortel propose pour tenter de répondre à cette objection une conception évolutive de cette brutalité, où chaque palier — perception, remémoration, imagination, représentation — fait jouer différemment la qualité de l’événement représenté. Il souligne en cela, nous semble-t-il, qu’il reste difficile de traiter la question de la brutalité hors d’une conception référentielle qui cherche à lier un élément brutal « a priori », non littéraire, et sa représentation.
48Reste la distinction féconde entre une poétique de la violence préparant l’événement, le contextualisant et une poétique de la brutalité — poétique de l’isolement et de la répétition — qui court-circuite le sens et perpétue, sur un mode spécifique, l’interrogation sur la matérialité et la possible autonomie du signifiant.