Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Décembre 2025 (volume 26, numéro 11)
titre article
Valentine Bovey et Astrid Chauvineau

« Si le choix n’est pas artificiel et que le texte est bon, il n’y a pas de raison qu’il n’y ait pas de canonisation » : Entretien avec Astrid Chauvineau sur « Les Œuvres du Matrimoine »

“If the choice is not artificial and the text is good, there is no reason why it should not be canonized”: Interview with Astrid Chauvineau on “Les Œuvres du Matrimoine”

1La collection « Les Œuvres du Matrimoine », inaugurée chez Flammarion en janvier 2022 par la publication de Mademoiselle de Clermont de Félicité de Genlis, et dont le dernier titre a été les Lettres choisies de Madame de Sévigné, en février 2023, comprend dix rééditions de livres d’autrices allant du xviie au xxe siècle, avant de s’interrompre. Dans le cadre de notre réflexion sur la réédition de texte d’autrices, il nous semblait important de donner la parole aux éditeurs et éditrices. Nous avons ainsi contacté Astrid Chauvineau, agrégée de Lettres, ancienne enseignante, et actuellement éditrice indépendante, qui a travaillé chez Flammarion et participé au lancement de cette collection. S’exprimant ici en son nom propre, elle nous présente ce projet pensé d’emblée comme féministe, visant à « donner une nouvelle visibilité aux textes d’autrices » structurellement oubliées dans l’histoire littéraire malgré leur notoriété au moment de l’écriture. Les livres publiés sont des textes courts, à petit prix (3€). Un soin tout particulier est accordé aux couvertures, qui représentent les autrices illustrées par Marie Boiseau pour la première salve de textes (2022) et par Catell, grande autrice de bande-dessinée, pour la deuxième salve (2023).

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Valentine Bovey — Quelles ont été les origines du projet, que ce soit du point de vue d’un parcours personnel et professionnel, l’accueil du projet par la maison d’édition et les raisons de son interruption ?

Astrid Chauvineau — C’est un projet qui a été porté collectivement, depuis l’édito où l’idée est née : tout le monde a été rapidement enthousiaste, tant les services marketing que le studio graphique, qui a longuement travaillé sur les couvertures. Il y a eu ensuite eu un immense travail de la part de la presse et des réseaux sociaux, ce qu’on peut voir sur le compte Instagram Librio, avec de nombreux événements organisés au moment du lancement. Il y a donc eu une dynamique collective au sein de la maison d’édition. Cela résonne avec des convictions personnelles : j’ai été très fière de porter ce projet au sein d’une illustre maison d’édition, et d’avoir redonné ses lettres de noblesses au mot « matrimoine ». Le terme s’est imposé assez vite, appuyé par le directeur artistique et son idée de tampon qui cristallise cette question de la légitimité. « Matrimoine », c’est un beau mot, mais on s’est un peu arraché les cheveux car sur les traitements de texte car il est sans cesse corrigé en patrimoine... J’ai l’impression que le terme est en train de s’imposer, avec de nombreuses villes qui organisent désormais des journées du matrimoine et du patrimoine. Mais cela reste un combat à mener, cette question de la féminisation de noms (comme pour le mot « autrice ») puisqu’elle est encore en débat, notamment à l’Assemblée nationale. C’est aussi pour cela que cette collection est une grande fierté.

Il y a bien sûr eu une logique de marché éditorial, puisqu’évidemment on sentait qu’il y avait un espace sur les titres du matrimoine. La même année, on avait sorti un autre livre féministe, Survivre au sexisme ordinaire1. C’était un ouvrage qui rassemblait dix-huit textes de dix-huit féministes, qui a très bien marché, avec un succès d’estime et un succès de librairie. Avec cette grande visibilité en librairie et des éditions à 3€, nous avions un levier pour faire passer des messages, ce qui a fait qu’on s’est intéressés au matrimoine et qu’on a voulu publier ces textes-là.

Il n’y a pas eu d’obstacles au sein de Flammarion. Ce qui a été compliqué a été le travail sur les couvertures sur lequel il y avait beaucoup de désaccords. Nous avons gardé une forme de compromis. Le parti pris initial était encore plus fort que celui-là, notamment au niveau de typographies mais on s’est dit que même si la collection s’adressait à une cible relativement jeune, cela reste des textes classiques et il ne fallait donc pas dégoûter un public plus sérieux. On a trouvé cet entre-deux. Ce qui a été clair immédiatement, par contre, c’était d’insérer en couverture le portrait des autrices, puisque la collection tournait autour des enjeux de visibilité. On a également mis leur prénom, dans cette même idée symbolique de visibilité.

Quant à la collection et à son interruption, la première salve est sortie en 2022, la deuxième en 2023, j’ai choisi les textes mais sans assister à tout le processus car j’étais en congé maternité, et depuis je ne suis plus salariée des éditions Flammarion. Cette collection a rencontré un énorme succès d’estime, mais malheureusement les ventes n’ont pas été tout à fait à la hauteur de nos espérances. Pour moi, cela reste vraiment un mystère, c’est-à-dire que l’engouement suscité par la collection en librairie et sur les réseaux sociaux a été manifeste mais ne s’est pas traduit par des achats et des lectures.

Valentine Bovey — C’est très intéressant, car cela montrerait qu’il y a d’autres barrières que celles de l’accessibilité pour la lecture de textes de femmes qui ne seraient pas des contemporaines ?

Astrid Chauvineau — Tout à fait. J’avais été très étonnée, et je pense que, comme vous dites, les gens qui achètent sont convaincus de l’intérêt d’une telle collection, et l’achat est presque un geste militant. Parmi les textes que nous avons édités aux « œuvres du Matrimoine », malgré tous les efforts que l’on peut faire, il y en a certainement qui ont un peu vieilli et qui sont difficiles pour certains lecteurs ou lectrices. C’est la question du niveau de difficulté du texte qui joue ici.

Valentine Bovey — La collection contient autant des autrices presque canoniques que des minores. Quel a été le critère de réflexion et qu’est-ce qui a mené au choix des textes ?

Astrid Chauvineau — On s’était donnés un cahier des charges, avec une variété de siècles et de genres (roman épistolaire, conte, poésie, etc.) Le choix était très libre, j’ai eu toute latitude, avec la seule limite du calibrage : cela devait être des textes courts. Ça a l’air de rien, mais ça fait tout de même un tri énorme. Après quoi, ce qui a dirigé mes choix a été la qualité littéraire du texte, ce que je pensais être accessible en termes de niveau de lecture, et des personnalités et des trajectoires intéressantes, c’est-à-dire des histoires d’autrices derrière certains livres, je pense par exemple à Marie-Catherine d’Aulnoy (1651-1705) qui était plus connue que Charles Perrault mais que ce dernier a totalement éclipsée dans la mémoire collective. Marcelle Sauvageot (1900-1934) a rencontré un succès immense au moment de la parution de Laissez-moi, alors que son texte est complètement tombé dans l’oubli. J’ai également essayé de varier les thématiques, mais la littérature féminine, dans les textes que j’ai trouvés, traitait majoritairement du sujet amoureux — même si ce n’est pas le seul fil rouge — et ce dans un schéma certes plus ou moins traditionnel. Ensuite, j’ai eu des gros coups de cœur, comme Mademoiselle de Clermont de Félicité de Genlis (1746-1830) : en termes de style, je trouve que cela peut rivaliser avec La Princesse de Clèves, et je trouve ça étonnant que ce texte soit passé à la trappe. Sur ces choix de publication, nous n’avons jamais eu de regrets.

Valentine Bovey — Notre vision de l’histoire littéraire est en effet biaisée par le canon qui a été construit, et si on ne fait pas l’effort historique d’aller voir leur réception, on passe complètement à côté de femmes connues et lues à leur époque, placées dans des cercles d’influences, qui tombent dans l’oubli. Est-ce que la série s’inscrivait dans une démarche consciente de relecture de l’histoire littéraire et de contre-production d’un canon ?

Astrid Chauvineau — Dans les choix qui sont faits, même dans une perspective non-militante, on ne peut que constater qu’il y a eu une entreprise d’invisibilisation. Félicité de Genlis, par exemple, a énormément écrit, et historiquement, si on se replonge dans la période de réception des textes, on voit que ce n’est pas non plus le manque de qualités littéraires qui fait qu’on les a laissés de côté. C’est impossible. Il y a clairement une démarche volontaire. Il s’agissait donc de remettre en avant des textes de grande qualité qui n’existaient plus en version accessible, c’est-à-dire qu’ils existaient dans des livres en grand format ou dans des livres rares ou anciens. Par contre, je n’ai pas eu beaucoup de problèmes à le trouver, soit sur Gallica ou dans des ouvrages grand format : les textes étaient libres de droit, afin de conserver un bas prix. En somme, il s’agissait vraiment de les rendre disponibles à la lecture pour un prix accessible.

Valentine Bovey — Qu’est-ce qui a dirigé les choix quant au péri- et paratexte, c’est-à-dire l’éventuel appareil de note, la préface, la présentation de l’œuvre ?

Astrid Chauvineau — « Librio » est une collection grand public, contrairement à la collection « GF » qui se destine aux universitaires. On ne voulait pas avoir un appareil critique conséquent, dans une idée d’alléger le texte au maximum. Après, il y a toujours cette question de la préface, et finalement on a décidé de faire sans. Cela reste une forme de regret : j’avais essayé de mettre un maximum d’informations sur les autrices en quatrième de couverture tout en laissant le texte faire le reste. Les textes ne sont pas si faciles que ça d’accès, peut-être qu’il aurait quand même fallu accompagner un peu plus les lecteurs et lectrices. Mais dans une collection comme « Librio », ça n’aurait pas pu passer par une préface faite par un ou une universitaire ou par une autrice contemporaine, il aurait peut-être fallu une inventer autre chose : un podcast ou un outil pédagogique.

Valentine Bovey — On voit donc que la question de l’accessibilité de lecture est une question plus vaste qui ne porte pas seulement sur la question de la lecture des œuvres de femme et qu’il s’agit d’un problème plus vaste.

Astrid Chauvineau — Oui, tout à fait.

Valentine Bovey — On a déjà parlé de la réception de la collection du point de vue du marché : succès d’estime mais pas en librairie. À votre avis, qu’est-ce qui a joué dans les achats, et est-ce que le graphisme a eu un impact ?

Astrid Chauvineau — Là encore, ce sont des questions qui restent ouvertes et demeurent sans réponse. Savoir si on avait bien ciblé, avec ces illustrations, c’est difficile à savoir. Ce n’est pas qu’il n’y a pas eu de ventes, mais c’est surtout qu’on aurait espéré davantage. On pouvait aussi penser que c’est une série qui s’inscrivait sur le long terme, que cela devienne des titres de ce qu’on appelle le fonds, en édition, et que d’une année sur l’autre cela continue, mais ce n’a clairement pas été le cas. Pour revenir à la question de l’accessibilité de la lecture, avec le recul, je me dis que ces textes-là doivent d’abord rentrer avec le scolaire ou par un travail universitaire, par exemple en étant une fois au programme de l’agrégation pour que des gens formés fassent ce travail de vulgarisation.

De manière plus globale, cela pose la question de la lecture des textes plus anciens et de nos pratiques de lecture contemporaines pour un lecteur ou une lectrice moyen, c’est-à-dire en dehors des étudiants et étudiantes. C’est peut-être là la clé, et je me réjouis car c’est quelque chose qui se produit actuellement : il y a de plus en plus d’autrices dans les collections parascolaires, et je ne désespère pas, je pense que Mademoiselle de Clermont y apparaîtra un jour. Il y a beaucoup d’autres textes, que je ne connaissais pas, qui sont en train d’émerger, qui sont publiés et étudiés en classe. Sur le plan politique, cela a un autre impact aussi : une fois que ces ouvrages sont disponibles à bas prix, on peut les mettre au programme. C’est pour cela que l’édition a un grand rôle, même pour le programme de l’agrégation : tant qu’il n’y a pas d’ouvrages accessibles, comme disait Stéphanie Genand, spécialiste de Germaine de Staël, ce n’est pas possible de prescrire un titre qui n’existe que dans un livre ancien qu’on peut acheter d’occasion. Mon espoir, pour tout ce qui concerne les œuvres du matrimoine, c’est désormais cela. La dynamique est vraiment en train de s’enclencher : dans le nouveau programme de sixième, il y a énormément d’autrices, je crois qu’il y a ce souci de la parité, toute relative pour l’instant.

Valentine Bovey — C’est effectivement un travail conjoint entre le monde de l’édition, les instances de légitimation et l’école. C’est cela qui est un peu paradoxal : on peut lancer une série sans que ce soit au bon moment pour qu’ensuite les œuvres réapparaissent et qu’on se dise, génial, elle a été éditée.

Astrid Chauvineau — Une fois que les œuvres sont une fois au programme, qu’on découvre leur richesse littéraire, je ne vois pas comment on peut faire machine arrière. Pour moi, si le choix n’est pas artificiel et que le texte est bon, il n’y a pas de raison qu’il n’y ait pas de canonisation.

Valentine Bovey — Quelle position adoptez-vous en tant qu’éditrice par rapport à l’édition, notamment dans sa dimension politique, et par rapport au fait d’éditer une collection dans un grand groupe ? Je fais notamment référence à la tribune publiée sur Mediapart, « Le féminisme est aussi une affaire d’édition » (5 mai 2021).

Astrid Chauvineau — Je n’avais pas vu passer cette tribune et je l’ai lue, et je suis tout à fait d’accord qu’éditer est politique, dès lorsqu’il y a des choix qui sont faits de donner la parole à tel auteur ou telle autrice. On possède également une responsabilité par rapport aux lecteurs et lectrices, et une influence. Cependant, la tribune m’a beaucoup intéressée parce que je ne comprends pas le problème qui y est exposé. Lorsqu’on a sorti la collection, on a eu plusieurs événements et une maison d’édition indépendante a tiré à boulet rouge sur les « Œuvres du matrimoine », en nous accusant de plagier le concept, et ironisait sur le fait que cette collection existe dans un grand groupe, un groupe comme Flammarion. Je ne sais pas ce que ça veut dire : est-ce que parce qu’on y éditait beaucoup d’hommes, ce serait hypocrite de se tourner vers les femmes ? À titre personnel, cela m’avait énormément vexé. Cela revient à cette histoire de pureté militante : faudrait-il être complètement dédié à l’édition féministe et être dans un système indépendant pour être légitime à faire de l’édition féministe ? Je ne souscris pas du tout, car cela revient à juger les directeurs et directrices de collection sur leurs intentions, que l’on ne connaît pas. Ce type de réaction est intéressant, puisque si le but de tout le monde est que ces autrices soient visibles, comment peut-on se plaindre que ces autrices se retrouvent dans des grands groupes ? C’est la première chose. Et la deuxième chose, c’est mon but qu’à terme il n’y ait plus de collection étiquetée « Matrimoine ». L’idée était chez « Librio » de les faire paraître une première fois, et sans doute pendant de nombreuses années, avec cette couverture et ce titre, mais qu’elles aillent rejoindre ensuite les autres et qu’elles n’aient plus besoin d’être présentées ainsi pour être visibles. Les gens qui ont des maisons dédiées à cela se plaignent de manière à mon avis paradoxale que cela ne soit plus une niche : tant mieux, si à terme nous n’avons plus besoin de maison d’édition féministe, que le message est partout, que les autrices sont partout. Il y a quelque chose qui me gêne dans le fait de dire que c’est problématique qu’il y ait trop d’ouvrages féministes ou que des grosses maisons aient une collection féministe. Au contraire, c’est une victoire !

Valentine Bovey — On rencontre également parfois ce problème dans la recherche. Faire basculer certains objets du champ militant au champ académique peut être vu comme une trahison, alors que le but est de démocratiser ces questions, et de les rendre omniprésentes dans le champ épistémologique. C’est pour cela que je trouvais cette tribune intéressante. Il y a aussi un rapport affectif aux œuvres qui est bouleversé : lorsque les œuvres accèdent à des collections légitimantes, comme « Folio Classique », on peut se sentir dépossédé. De plus, la concurrence économique ne doit pas aider dans ce genre de situations.

Astrid Chauvineau — Cela pose une question plus large de militantisme féministe. En tout cas, j’ai trouvé ça très problématique, notamment à l’opposé des valeurs que sont censés véhiculer une collection féministe. C’est également ne pas se rendre compte que les choses avancent si les ouvrages sont à 3 ou 5 euros, qu’ils sont vraiment accessibles. Enfin, il y a cette question de l’école : pour viser l’école, il faut avoir une certaine force de frappe. En tout cas, je n’ai pas eu de conflit de loyauté, par rapport à Flammarion. Tout comme les personnes, les maisons d’éditions ont le droit de changer dans leur ligne éditoriale, qui est certes façonnée par une histoire, mais qui a le droit d’évoluer.

Dans tous les cas, le bilan est que je reste assez optimiste sur la vie éditoriale de ces œuvres : on va en découvrir d’autres, et en traduire d’autres. L’issue viendra de l’université, d’abord, pour former de futurs professeurs et professeures, et de l’école ensuite.