Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2025
Juillet-août 2025 (volume 26, numéro 7)
titre article
Gabrielle Veillet

Du phrasé au corps : incarner l’expérience poétique moderne

Arnaud Bernadet, La Phrase continuée. Variations sur un trope théorique, Paris, Classiques Garnier, coll. « Théorie de la littérature », 2019, 408 p, EAN : 9782406080244

1Il y a, dans l’exercice de la recherche, des lectures qui nous trouvent plus ou moins au hasard, et qui nous accompagnent pour un moment. Bien qu’ayant entendu quelquefois mentionner La Phrase continuée lors de colloques consacrés à des poètes de la deuxième moitié du xixe siècle, nous ne l’avons ouvert pour la première fois que récemment. Il nous aura fallu pour cela découvrir avec plaisir les analyses proposées par Arnaud Bernadet, spécialiste de la poésie de la seconde moitié du xixe siècle intéressé par les questions langagières de la voix et de l’oralité, dans deux articles qui s’intéressent de près aux auteurs de notre corpus. Rencontré au hasard de recherches sur le poncif, le cliché et la réécriture, l’article « Maldoror phraseur »1, paru à l’automne dernier dans Le xixe siècle à la loupe. Hommage à Steve Murphy, a d’abord retenu notre attention par sa capacité à conjoindre les sujets qui sont les nôtres : la question du risible, celle de la réécriture et celle du corps en poésie. Quelques mois plus tard, nous rencontrions à nouveau le travail d’Arnaud Bernadet dans un numéro d’Études françaises consacré aux « Rêveurs [et aux] railleurs », découvert dans les locaux d’Acta Fabula. Le chercheur y proposait cette fois-ci un article consacré à l’étude du « diptyque satirique : “Duel aux camélias” et “Fleur d’art” »2 de Tristan Corbière. Une nouvelle fois, Arnaud Bernadet croisait donc, chez le second auteur de notre corpus, des considérations poétiques sur la langue, une réflexion sur le rire de moquerie et sur la place qu’il prend dans le champ littéraire, et une mise en valeur de l’inscription de l’écriture dans le corps. Nous nous décidions enfin à consulter La Phrase continuée, d’autant plus que le résumé de la quatrième de couverture ne pouvait qu’achever de nous convaincre : l’ouvrage y est présenté comme proposant « de saisir la phrase non comme une catégorie formelle de la langue mais comme l’expression artistique et éthique d’un sujet : un phrasé liant la voix et le corps dans l’écriture. »

2Dans ce compte rendu très personnel, nous voudrions aujourd’hui présenter rapidement les analyses théoriques et linguistiques générales proposées par le chercheur pour définir ce qu’il nomme le phrasé, cette façon de continuer la phrase. Nous nous arrêterons ensuite sur la façon dont le chapitre qu’Arnaud Bernadet consacre à Tristan Corbière, qui entend d’abord illustrer la façon dont la pratique du phrasé contribue à fonder le rythme propre au poète, fait de l’inscription corporelle une partie intégrante de la poésie moderne des Amours jaunes. Cette même attitude portée au corps dans « Maldoror phraseur » permettrait de faire de l’article paru en 2024 un chapitre supplémentaire à intégrer à La Phrase continuée.

Circonscrire la phrase continuée, penser la poétique du phrasé

3En empruntant l’expression « phrase continuée » à Mallarmé, Arnaud Bernadet entend dépasser les simples questions de syntaxe pour envisager la phrase, ainsi que le fait le poète d’Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard, au moment où « entre oralité et visualité, sous l’effet de la ponctuation, spécialement des blancs, et du rythme, […] [elle] prend la dimension du poème et de l’œuvre » (p. 7). Arnaud Bernadet étudie ce phénomène dans un corpus d’œuvres poétiques allant de Verlaine à Supervielle, en passant par Corbière, Laforgue, Saint-John Perse et Péguy. Ce corpus n’est ni exclusif ni exhaustif, mais relève d’un moment « d’émancipation et d’autonomisation de la phrase comme unité syntaxique vis-à-vis de la période dont le souvenir persiste néanmoins à des degrés variables » (p. 9).

4Enfler la phrase ne signifie pas cependant que toutes les œuvres présentes dans le corpus cité ci-dessus fassent état d’un rythme et d’une longueur exponentiels. Bien au contraire. La force de la théorie d’Arnaud Bernadet est de montrer la façon dont le phrasé peut, tout en acceptant en son sein, un style discontinu, relever pourtant d’un continu, celui de l’individualité du poète qui écrit. Si le phrasé articule continu et discontinu, c’est parce qu’il « conteste la logique présumée de clôture [de la phrase]. Il l’ouvre au contraire par l’oralité à un ordre virtuellement infini. » (p. 362).

5Dépasser les limites syntaxiques de la phrase consiste, en régime moderne, à inscrire sa personnalité dans le dire : « la phrase continuée ressortit […] au phénomène artistique de l’individuation. » (p. 7) À partir de 1850 en effet, ainsi que l’ont montré les travaux d’Alain Vaillant, l’attrait du milieu littéraire, et la multiplication des petits versificateurs, pousse quiconque écrit de la poésie à rechercher l’originalité. Flaubert lui-même en fait le constat :

– Ce qui fait les figures de l’antiquité si belles, c’est qu’elles étaient originales. Tout est là, tirer de soi. Maintenant par combien d’étude il faut passer pour se dégager des livres ! et qu’il en faut lire ! Il faut boire des océans et les repisser3.

6Ce n’est plus désormais le thème du sujet traité, qui fait l’originalité, mais l’individualité de l’artiste. Baudelaire parvient au même constat, à propos de Delacroix : ce qui importe, c’est la personnalité de l’artiste lui-même. Tandis qu’en peinture, l’art est une « mnémotechnie du beau » dont « le souvenir [est] le grand criterium »4, la phrase est en littérature l’outil par lequel le poète met en valeur son individualité. En proposant d’étudier la phrase continuée, Arnaud Bernadet s’intéresse ainsi au phrasé propre à chacun : la phrase syntaxique est dépassée par « une analytique du sonore qui met au premier plan le rôle du souffle et des timbres, de l’accent et de la prosodie » (p. 11). Car en matière d’originalité, il ne peut être question que d’extrême liberté : « – La franchise absolue, moyen d’originalité.5 », note Baudelaire dans ses Fusées. La question du poncif, qui menace cette dernière, est à l’esprit de tous : le poète des Fleurs du Mal s’insurge contre son usage en peinture dans son Salon de 1846, mais souhaite, dans ses Fusées, « Créer un poncif, — c’est le génie. / Je dois créer un poncif6. » Menacée par la reproduction du déjà-dit et du déjà-fait, la poésie trouve pourtant aussi dans le poncif une façon de se montrer suffisamment géniale pour pouvoir se constituer en modèle à imiter. La difficulté est alors de trouver comment s’écrire. Le phrasé, proprement lié à la question fondamentale de l’individuation, offre à chacun la capacité de se singulariser. La Phrase continuée, qui n’a pas de prétentions linguistiques, propose ainsi un « concept de poétique » (p. 16) qui éclaire à nouveaux frais la recherche d’originalité propre à l’époque moderne. Il n’est plus question de s’intéresser aux stratégies d’entrée en littérature, mais plutôt à la façon dont la langue d’un poète lui sert de « signature en train de s’inventer » (p. 15).

7La continuation de la phrase en phrasé pose cependant quelques problèmes. Le premier est lié à « l’analyse des niveaux » (p. 15), et donc aussi à « la logique des frontières » (p. 15) : entre le syntagme et des séquences linguistiques plus longues que la simple phrase — le critique donne l’exemple du récit, de l’argumentation, du dialogue ou de la description —, où exactement situer le phrasé ? Le deuxième problème ressort de la dynamique possible entre continu et discontinu, à laquelle l’ouvrage entier s’intéresse. Enfin, se pose également la question de la fiabilité que l’on peut accorder « à l’identité d’une voix et d’un sujet » (p. 14). La phrase continuée ne l’est que dans le temps de l’œuvre, puisque, pour se définir comme propre, la voix a besoin de s’appuyer simultanément sur « du reconnaissable et du méconnaissable » (p. 15), sur ce que chacun possède de personnel et d’inaliénable, et sur ce qui, en même temps est radicalement autre. Plus que d’une identité, le phrasé, en débordant la phrase, définirait « une attitude » (p. 15), ainsi que le critique le montre en 2024 en analysant le rapport ambigu du narrateur maldororien à la pose7.

8Pour tenter de répondre à toutes ces difficultés, Arnaud Bernadet organise sa pensée en trois temps. Le premier est occupé à discuter la façon dont la phrase subit un « déclassement épistémologique dans certains courants linguistiques actuels » (p. 16), et établit en quoi le phrasé, en sortant de la simple notion de phrase, permet de la revivifier.

9Le deuxième temps, en s’attaquant à l’état de l’art sur l’approche de la phrase, isole plusieurs contributions susceptibles de favoriser « une poétique de la phrase, repensée comme phrasé » (p. 17). Cette partie s’appuie notamment sur une relecture originale de l’approche énonciative de Benveniste, considérée comme classique, et met en évidence la façon dont le linguiste a proposé aussi une approche poétique, en montrant « qu’il n’y a pas de nature, il n’y a pas de structure, il n’y a pas d’essence de la phrase — seulement des singularités qui ressortissent à une historicité du dire » (p. 48). En s’intéressant au sens du verbe « phraser » et de son substantif, Arnaud Bernadet rappelle ce que le terme doit au « paradigme de la voix » (p. 50) et à la musique ; une telle notion ne peut donc relever d’une catégorie scientifique comme le peut l’analyse de la phrase en linguistique. Concrètement, cela signifie que « le phrasé tend à majorer les composantes phonographiques de la phrase » (p. 51), se plaçant sous le signe de l’oralité. La musique n’est cependant qu’un point de départ pour l’analyse, tant le phrasé, en littérature, n’est un concept opérant qu’à la condition de sortir « des cadres du paradigme musical » (p. 87), comme de ceux du simple modèle grammatical. Le phrasé se situe au-delà des deux modèles, parce qu’il « intervient virtuellement à tous les niveaux d’un discours » (p. 86) qu’il finit par aplanir. Il dépasse aussi l’oralité, en ce sens que si la voix lui est indispensable, il ne se contente pas de la faire entendre — ou d’en faire entendre, au pluriel —, il fonde une nouvelle voix en acte, dans le cours de l’écriture, dans l’agencement des signes graphiques et des blancs sur la page :

[L’]oralité ne ressortit plus désormais à des agencements polyphoniques, au sens où écrire serait simplement énoncer et représenter des voix (existantes ou fictives) — une mimésis. Il s’agit plutôt d’écrire une voix inconnue dont le sujet s’approcherait à mesure qu’il l’inventerait, une voix sui-référentielle qui serait à elle-même un principe de découverte — une poïésis. (p. 90)

10Liant l’espace de la page à la voix, le phrasé est aussi question de rythme. La deuxième partie de la réflexion d’Arnaud Bernadet met ainsi en évidence la façon dont le phrasé dépasse les questions d’organisation de la phrase, que l’on pense à « l’ampleur d’une longue phrase » (p. 101) ou au contraire à l’« accumulation de phrases » (p. 101) plus courtes. Le concept se rapprocherait de cette façon de l’image de la « “tresse” » (p. 101), celle qui entremêle voix, rythme et syntaxe, et que le critique emprunte à Pierre Alferi8. La métaphore de la tresse ne doit pas laisser penser cependant que les phrases dont il est ainsi question sont caractérisées par leur intégrité ou par leur caractère idéal. Le phrasé se dit aussi à travers des phrases qui ont à peine l’air d’en être, des phrases sans ponctuation, des phrases qui ne sont formées que d’un mot. La découverte d’un tel cheminement, qui croise avec intérêt commentaires linguistiques, commentaires musicologiques et exemples littéraires, c’est que « le phrasé est littéralement la phrase continuée : l’à dire d’un sujet en attente d’être spécifié » (p. 104).

11Le troisième temps de l’ouvrage peut alors exploiter le concept opérant ainsi défini et l’éprouver dans les œuvres littéraires à une échelle plus vaste que la simple étude d’un poème. Arnaud Bernadet accorde un chapitre à chacun des six poètes de son corpus et retravaille « la logique des niveaux et des limites » (p. 17) qui constituaient le premier problème posé par la conception de la phrase comme phrasé. Le critique procède de façon croissante : il s’intéresse d’abord à l’unité minimale qu’est le mot, puis au rythme, avant de considérer le phrasé dans la conversation. Dans Les Complaintes de Laforgue, les rapports de la phrase « au mot et spécialement au nom » mettent ainsi en évidence « les tensions entre dire et nommer » (p. 17). Dans Les Amours jaunes de Corbière, le critique s’intéresse au rythme et à la façon dont le « déphrasé » (p. 141), en prônant une « éthique du mal fait » (p. 17) mène à une nouvelle organisation rythmique du discours. Tandis que le poète des Amours jaunes « parl[ait] sous [lui]9 », le cas des poèmes « Les Indolents » et « Sur l’herbe » de Verlaine laissent voir la façon dont le phrasé dépasse la conversation et la domine par « l’impersonnel mouvement d’un “ça parle” » (p. 17). Les trois derniers chapitres, consacrés à Péguy, à Saint-John-Perse et à Supervielle, illustrent enfin « chacun une sous-question, qui cible les composés du phrasé » (p. 17) : la répétition, l’alliance du souffle et de la ponctuation, et la parole posthume, façon dont le phrasé peut dépasser le recueil et se jouer à l’échelle de l’œuvre entière, pour dire cette fois-ci, non plus une attitude, mais une identité.

Le phrasé des Amours jaunes de Tristan Corbière : une histoire physique

12Après avoir rendu compte rapidement des chapitres techniques et linguistiques de l’ouvrage, nous voudrions, par simple goût personnel, nous attarder sur ce que le chapitre consacré au phrasé, ou plutôt au déphrasé de Tristan Corbière, apporte à la question de l’inscription du corps dans l’œuvre et dans l’écriture. Nous ne nous attarderons donc pas ici sur les remarques très justes que le critique formule sur la syntaxe corbiérienne. Indiquons simplement que le chapitre fonde avec succès le déphrasé corbiérien sur une pratique du « phrasillon » entendu comme « petite phrase », voire « anti-phrase » (p. 171). Employé par Lucien Tesnière, le « phrasillon » se définit comme un cas-frontière brouillant les niveaux hiérarchiques, puisqu’il incarne — qu’il soit, par exemple, interjection ou ensemble de tours figés — « l’équivalent d’une phrase entière10 ». L’intérêt de l’étude d’Arnaud Bernadet réside dans le parallèle qu’elle dresse entre cette pratique du « phrasillon » et la façon dont Corbière désigne lui-même son vers sous le substantif de « vermisseau », soulignant de cette manière son aspect mauvais : à l’orée du recueil, le poète déclare en effet à sa muse Marcelle n’avoir « Pas le plus petit morceau / De vers… ou de vermisseau11 » à rimer.

13Laissant de côté ces considérations stylistiques, nous aimerions souligner ici ce qui nous paraît être profondément lié à l’intérêt du chercheur pour le phrasé : une réinscription du corps dans l’œuvre, et dans la poétique de l’œuvre qui s’énonce. En effet, la question du corps tout entier se joue dans le phrasé, et non pas simplement celle de la voix. Arnaud Bernadet définit le déphrasé corbiérien, syntagme calqué sur la morphologie de « déchanté » qu’on retrouve à plusieurs reprises dans Les Amours jaunes, comme ce « qui désigne chez Corbière l’action d’un contre-chant (sinon tragique du moins ironique) à la monodie et à l’égalité du poème, soulignant d’autant mieux la distribution des marques rythmiques. » (p. 141) Dans une telle poétique, « la recherche constante de la brièveté […] contrarie régulièrement la pulsion périodique » (p. 142). Corbière cherche surtout à « (re)disposer et [à] (re)découper le discours » en soustrayant à son « (dé-)phrasé […] les divisions et les articulations aux propriétés oratoires — syntaxiques, rhétoriques et mélodiques — qui, pour [lui], sont en priorité redevables du modèle romantique » (p. 143). Par le phrasé propre au poète, Arnaud Bernadet relit à nouveaux frais « l’ironie antiromantique de Tristan Corbière12 ». Le discontinu matériel de sa langue s’oppose en effet au discontinu spirituel de la poésie romantique, poésie inspirée et donc discontinue parce qu’elle marquait l’écart entre le langage de l’homme, cette « prose d’ici-bas13 », et le langage des dieux. Corbière, en adoptant un langage populaire et « de télégramme14 », propose une poésie terrestre dont la multiplication des signes typographiques symbolise autant de coupures horizontales à tout élan vertical. La discontinuité romantique reposait dans « la béance de la poésie quand elle est promesse d’exhaussement et de rachat15 », et cherchait, par un style « flué16 », à rétablir la liaison avec l’espace céleste ; la poésie corbiérienne est « heurté[e]17 » et la béance qu’elle porte en elle n’est autre que celle de sa propre langue.

14La force de l’approche stylistico-poétique d’Arnaud Bernadet est d’offrir des arguments nouveaux à qui entend situer la poésie corbiérienne en regard de la poésie romantique. La façon dont Christian Angelet a circonscrit son concept — abondamment repris par la critique —, de poétique du « déchant18 », fait de la pratique du poète un mouvement inverse à celui d’élévation prôné par la poésie romantique. L’expérience corbiérienne serait celle d’une chute, opérée par le chant, à la manière de l’ascension physique qui conduit le poète jusqu’au sixième étage, celui d’une « Gente Dame », dont l’étage élevé et le titre noble ne sont, de façon antithétique, que le signe d’une basse extraction. De cette façon, ce qui aurait dû élever le poète — ainsi que le fait traditionnellement le chant lyrique — ne le mène en réalité qu’à choir plus bas :

– Quartier-dolent – tourelle
Tout au haut de l’échelle…
Quel pas !
– Au sixième – Eh ! madame,
C’est tomber, sur mon âme !
Bien bas19 !

15À l’inverse du concept de « déchant » tel que l’envisage Christian Angelet, le déphrasé de Corbière ne relève pas d’un mouvement de chute, mais plutôt d’une inscription volontaire dans le terrestre et le corporel. Le rapport au monde du poète est horizontal et quitte l’axe vertical ; il s’inscrit dans une poétique terrestre prosaïque qui s’oppose à la verticalité de l’inspiration céleste de la poésie sublime.

Si Corbière s’applique autant à démonter ironiquement les mécanismes du champ culturel, c’est-à-dire le lieu même où se font et se défont les valeurs, où elles entrent en concurrence, se différencient ou s’opposent, c’est qu’il lie le sentir au dire en travaillant simultanément la valeur par l’incertitude (p. 161).

16« Le sentir » et « l’incertitude » s’opposent à l’immanence et à la foi de la poésie inspirée : le déphrasé relève d’« une individuation continue et compacte par devenir banal » (p. 165). Ce devenir banal relève de la pratique du « coup » que Laforgue décèle chez Corbière :

Il est trop tiraillé et a trop l’amour de l’ubiquité et des facettes et du papillotant insaisissable et la peur de pouvoir être défini, — pour se laisse aller au long vers musical qui a toute sa valeur en soi — la moitié de son vers est dans l’intonation, le geste et les grimaces du diseur — et alors il s’ingénie dans son texte à multiplier les lignes de points de suspensions, de réticence et d’en allé… les tirets d’arrêt, les virgules les : d’attention ! et doubles points d’exclamation20.

17En isolant, dans la pratique corbiérienne du « coup », l’alliance de la sécheresse de la ponctuation et de la dureté de la langue — tant auditive que psychologique, le poète multipliant les calembours —, le poète des Complaintes propose une analyse critique qui met en valeur certains des composants du phrasé tel que le définit Arnaud Bernadet. L’imaginaire du « coup » contribue par ailleurs à placer la pratique poétique sous le signe du corps, celui-ci opposant sa pesanteur physique au discontinu romantique, ainsi que le signalent les nombreux coups qui frappent les corps du sujet et de ses avatars poétiques :

[Le coup] renvoie toujours aux modalités individuelles ou collectives de « vivre ». Or résumant la catégorie même de l’événement, le coup leste aussitôt cet acte de vivre d’une historicité qui se décline dans un corps-à-corps brutal et destructeur du sujet avec lui-même, avec l’autre, avec la société — le plus souvent à coups « de hache », « de fouet », « de trique », « de rapière », « de pique » ou « de crosse ». À ce titre, il donne au corps la malédiction d’un stigmate, signe paradoxal de reconnaissance et d’appartenance, comme la balafre qu’exhibe fièrement le marin. (p. 149)

18En montrant la façon dont le déphrasé corbiérien traduit le corps-à-corps du sujet avec lui-même, Arnaud Bernadet déploie sa réflexion en parallèle de l’idée de « peau-ème » qu’exploite Laurent Lescane dans sa thèse21 : le jeune chercheur y étudie en effet la surface des corps — et notamment des corps des marins et des Bretons — comme lieu d’inscription de la poésie. Qu’elle soit pensée à partir du corps, ou qu’elle s’y inscrive, la poétique corbiérienne est donc toujours activité corporelle :

En cannibale ou en olympien, l’identité du sujet réside dans l’activité du corps, la plus littéralement physiologique voire animale. L’oralité du déphrasé s’y relie à des réflexes vitaux et pulsionnels (« ça mange ») tandis que la connaissance convertit le sentir en flair, se bornant soudain à la primitivité d’un des cinq sens (« ça sent »). (p. 159-160)

19Cette activité, pour un poète qui entend faire dérailler la poésie, incarne même l’activité corporelle la plus prosaïque qui soit :

De la sexualité à l’analité, en dernier lieu, déphraser pour Corbière revient à déféquer, on le sait : « Je parle sous moi ». (p. 168)

20Le concept opérant de phrasé permet donc de mettre en évidence la poétique corporelle, voire scatologique de Corbière. Il associe à une lecture empirique – l’aspect corporelle de la poésie corbiérienne est évident à qui lit Les Amours jaunes avec attention – une lecture plus scientifique, basée sur une assise linguistique. Il nous aura aussi et surtout permis de découvrir avec plaisir la pensée d’un critique à qui nous devons beaucoup, et dont les différents articles sont autant de variations sur l’individuation et l’expérience poétique moderne qu’il y a de nuances de phrasés.

21À ce titre, l’article « Maldoror phraseur », auquel nous faisions référence au début de ce compte rendu, peut être considéré comme un ajout ultérieur à la théorie mise en place dans La Phrase continuée. Arnaud Bernadet y montre en effet que le narrateur des Chants « entend […] “serre[r] de près” la phrase, y cherchant par excès et arborescence continue une densité du dire qui lui ressemble22. » L’angle d’approche favorisé dans l’article « Maldoror phraseur » s’intéresse tout particulièrement à la façon dont la phrase maldororienne place le narrateur entre phrase et paraphrase ; il éclaire l’« expérimentation » (p. 7) que le narrateur mène, au sein de la phrase, pour s’individuer :

Ainsi s’explique, par un double mouvement de phrase et de paraphrase, la tentative de désécriture et de récriture continues, relativement resserrée dans le temps, entre les deux versions du chant I, les cinq premiers chants et le roman final du chant VI auquel ils serviraient de « préface hybride », Les Chants de Maldoror en entier et […] les Poésies23.

22L’article rejoint ainsi le constat opéré dans « L’Avant-propos » de La Phrase continuée selon lequel « le phrasé concentre […] très souvent les rapports entre invention et répétition. » (p. 16) Les analyses que le critique propose en 2024 illustrent l’opérabilité de la notion circonscrite dans La Phrase continuée : il ne semble pas y avoir de critère discriminant aux œuvres modernes pouvant prêter matière à la circonscription du phrasé.

23Quant à nous, nous trouvons dans ce concept éclairant une justification au rapprochement des œuvres respectivement en vers et en prose de Corbière et de Lautréamont. Si l’« excès et [l’]arborescence24 » de la prose ducassienne s’oppose de prime abord au style haché, où se multiplient les « tirets d’arrêt25 », de Corbière, les deux poètes se retrouvent cependant dans une façon – tout à la fois différente et relevant d’une logique similaire, celle du phrasé –, de continuer la phrase, qui dépasse ainsi la simple dimension linguistique et relève « d’une unité à inventer pour l’œuvre », « l’unité en devenir qu’elle se cherche, à laquelle elle se reconnaît, qui n’a que peu à voir pour finir avec sa clôture syntaxique » (p. 8). De cette façon, le style discontinu de Corbière, qu’Arnaud Bernadet qualifie de « déphrasé » (p. 141) dans La Phrase continuée, peut rencontrer la « poétique du continu26 », qu’Henri Scepi isole dans Les Chants de Maldoror.