Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2025
Juillet-août 2025 (volume 26, numéro 7)
titre article
Camille Deschamps Vierø

Apprendre à lire les hétérochronies du vivant

Bernadette Bensaude-Vincent, Temps-paysage : pour une écologie des crises, Paris, Le Pommier, 2021, EAN 9782746522039.

« Nous autres, professeurs, établissons des distinctions au lieu d’étudier des connexions1 ».

Connecter la littérature et l’écologie par le prisme du temps

1« Interprétation à nouveaux frais de la place de l’humanité au sein de la nature, en termes de limites de la biosphère, de finitude de l’homme, et de solidarités avec l’ensemble du vivant2 », la pensée écologique remet en question la séparation absolue des sciences de la nature et des sciences humaines, de la Nature et de l’Homme, du monde naturel et du monde culturel. Proposant de reconfigurer les cadres de pensée, elle tend à l’appréhension de l’environnement naturel comme « un élément constitutif du fonctionnement des sociétés humaines3 ».

2Lorsque j’ai débuté mon parcours universitaire, il était fastidieux de trouver des textes traitant d’écologie. Quelles que soient les librairies que je fréquentais, ces livres, à la couverture souvent verte, étaient alors regroupés sur de courtes étagères, indiquaient une forme d’engagement politique de la part des librairies qui avaient créé la petite étiquette « écologie » collée sur le bois de ladite étagère, et en quelques brèves minutes, la jeune chercheuse que j’étais avait déjà fait le tour des titres proposés.

3Au fil de mon avancée dans mes études de lettres, explorant les possibilités offertes par l’étude écocritique des textes littéraires, j’ai observé, pour mon plus grand plaisir, ces étagères s’étoffer lentement, se dédoubler, les livres débordant de l’étagère légèrement cachée pour remplir progressivement des colonnes. Souvent placés entre les ouvrages de sciences humaines, de sciences du vivant et les manuels de jardinage, ces livres ont finalement formé un rayon dédié, comportant des sous-catégories nouvelles et alléchantes telles qu’« histoire environnementale », « écopsyschologie », « sociologie environnementale », « philosophie du vivant », « humanités environnementales », « justice environnementale »4, accueillant des ouvrages coordonnés, traduits, publiés par des maisons d’éditions nouvelles dans l’écosystème du livre français, ou abrités par des colosses ouvrant de nouvelles collections au sein de leurs portfolios. Tout à coup, un coup d’œil averti ne suffisait plus à en faire le tour. Il devenait possible de scruter les sorties de dizaines de maisons d’édition, possible de suivre à l’envi les ramifications d’une discipline transdisciplinaire par excellence qui se constituait à vitesse réelle en réseau mycélien, offrant aux lecteurs et chercheurs avides une abondance de récits critiques et littéraires traitant des infinies facettes interactives et ontologies interconnectées de la pensée écologique5.

4Afin de mener mes recherches de doctorat, qui se concentraient sur l’interrogation de la place de la temporalité dans les écritures de la nature et plus largement, des interrelations observées au fil du temps par des auteurs de textes autobiographiques écrits sur le long cours, je puisais allègrement dans toutes ces ressources pluri- et transdisciplinaires. Mais force était de constater que dans cette explosion éditoriale, pourtant tout entière préoccupée par la crise écologique, la conservation et la préservation des espaces naturels et de la biodiversité, l’empreinte et l’emprise humaine sur les territoires, autant de problématiques liées à notre relation à l’espace, la question de la temporalité était traitée marginalement, évacuée par l’urgence du propos, la désincarnation de nos existences, et un futur inquiétant, voire apocalyptique. Alors que notre époque est obnubilée par le temps qu’il fait et qu’il fera, le grand absent des discours semblait être le temps qui passe et sa conceptualisation. C’est en cela que l’ouvrage précieux de Bernadette Bensaude-Vincent est venu combler un vide dans la pensée de la crise environnementale.

5Avec son essai Temps-paysage, pour une écologie des crises, la philosophe et historienne des sciences et des techniques Bernadette Bensaude-Vincent propose en effet de « diversifier les regards sur le rythme et la durée pour penser le temps au pluriel […] de questionner l’unicité de ce temps pour porter l’attention sur l’histoire propre aux divers habitants de la terre plutôt qu’au système global » (p. 14). Son approche du temps bouscule sa conception historiquement linéaire et vise à reterritorialiser le temps en composant ce qu’elle nomme des temps-paysages. Elle aborde la temporalité comme polychrone, hétéronome, locale, englobant celles des minéraux, végétaux, animaux et humains, autant de populations habituellement séparées par » les cloisons des classifications ». Motivé par le dérèglement climatique, son propos voit dans l’Anthropocène et la crise climatique, le nœud du temps qu’il fait et du temps que nous vivons, ainsi que l’entrelacs entre « les processus physico-chimiques, les vivants, les sociétés et leurs activités » (p. 8).

*

6Bernadette Bensaude-Vincent ouvre son propos en faisant un état des lieux de l’époque qu’il faut (re)penser en nouant aussitôt le temps météorologique et le temps de l’horloge. Nous vivons dans un temps de crise(s), de dérèglements, d’emballement et d’accélération. La philosophe fait le tour des ouvrages consacrés à l’accélération des sociétés jusqu’à la pause forcée du printemps 2020, cite Nicole Aubert et La recherche du temps : individus hyperconnectés, société accélérée (2018), Christophe Bouton, Le temps de l’urgence (2013) ou encore Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps (2010). Elle montre qu’après une période foucaldienne où l’espace primait, c’est désormais au temps de prévaloir, car « le climat est une question de temps » et la crise climatique force à penser ensemble les temporalités des sociétés humaines et non-humaines, les processus physico-chimiques et les objets (p. 8). Qu’il s’agisse de la collapsologie, de future studies ou de disaster studies, le temps étudié est celui de la catastrophe, de l’urgence et de l’accélération. Bernadette Bensaude-Vincent réfute la conception du temps comme cadre immuable, « simple conteneur dans lequel se déroulent les évènements » (p. 16) et choisit au contraire de l’envisager comme un agent :

Le temps est agent au sens où il constitue les choses, tisse leur étoffe et les fait évoluer. Il y a autant d’espèces de temps que d’espèces d’êtres qui durent et déroulent leur temps propre. (p. 16)

7L’essai se propose donc de revoir la conception même de la flèche du temps linéaire et homogène et de questionner le « cours supposé unique et uniforme du temps » (p. 10) pour y inviter les polychronies constitutives du vivant.

De l’urgence omniprésente au futur apocalyptique

8La première partie de l’ouvrage s’attache à déconstruire les métaphores qui régissent notre conception du temps et à montrer que les images du cours du temps sont des constructions historiques résultant d’un » curieux mélange de religion, de capitalisme et de pouvoir, de science et de techniques » (p. 19) qui se cristallisent dans l’image de la flèche du progrès. Bernadette Bensaude-Vincent dresse dans le premier chapitre le portrait d’une civilisation occidentale dont les jours sont tendus vers l’horizon du futur. Le futur est d’abord compris durant l’Antiquité comme un destin auquel on ne peut échapper, puis dans la culture chrétienne, contenu dans la perspective eschatologique de la fin des temps (p. 32). Le temps de la modernité, lui, est une constante course en avant, mue par le désir du Citius, Altius, Fortius — plus vite, plus haut, plus fort :

Alors que le temps de l’époque médiévale invite à l’enracinement, le temps de la modernité mobilise : il engage à courir pour aller de l’avant, repousser ses limites, se dépasser. Tout entier tendu vers le futur, le temps des modernes se laisse appréhender par la métaphore de la flèche du progrès. (p. 33)

9Elle désigne ensuite le lien causal entre l’accélération et l’amélioration technique et la rupture entre l’humanité et son environnement naturel :

Le récit de la marche de l’humanité s’organise autour d’un axe : la maîtrise croissante de l’espèce humaine sur la nature, poussée jusqu’à l’infiniment grand avec la conquête de l’espace et jusqu’à l’infiniment petit des briques élémentaires avec l’avènement des nanotechnologies. Dans ce grand récit, chaque nouvelle technologie trouve sa place et son sens comme marqueur d’une étape de plus dans l’émancipation de l’homme à l’égard des contraintes naturelles. (p. 37)

10La mécanisation des activités extractivistes s’accompagne ainsi d’accroissement de maîtrise, de domination et de puissance de l’humain sur son environnement. Les rythmes et pratiques de la vie moderne, en s’accélérant et en se mécanisant, ont participé à modifier la perception humaine du temps, la mécanisation de la vie accélérant tous ses aspects et désynchronisant par étapes la temporalité moderne de celle du monde non-humain. À la course effrénée au progrès a succédé un « culte de l’innovation » (chap. 2), toute entière au service de la croissance économique et marquée par un régime « technoscientifique » (p. 43). La recherche connaît alors un conflit temporel, le temps long de la recherche se heurtant à celui, court, des projets de recherche, financés pour trois à cinq ans (p. 44), soumis comme les entreprises et individus aux implacables contraintes économiques, politiques ou, ajoute l’autrice, militaires. Le régime moderne de la temporalité, soumis à la loi de Moore, « s’exacerbe au point d’infléchir la flèche du progrès, qui fait place à une courbe de croissance exponentielle » (p. 47). Or, cette dernière plonge l’humain dans l’urgence puisque prédit par les pointillés qui en suivent la courbe, le futur acquiert une présence immédiate, lui qui n’était que conjecture. Le troisième chapitre s’intéresse aux visions catastrophistes, au nucléaire comme menace pesant sur le futur de l’humanité, puis à l’effondrement de l’ensemble de la civilisation industrielle (p. 69). Une fois de plus, le constat est le même :

Ni la catastrophe eschatologique ni l’effondrement téléologique ne s’affranchissent du temps linéaire et orienté de la modernité. Certes, la collapsologie l’accommode avec un brin de temps cyclique, puisqu’un nouveau monde plus doux est attendu sur les cendres de l’ancien. Mais la catastrophe et l’effondrement restent des images en miroir de la flèche du progrès (p. 74).

11La promesse de la catastrophe a seulement inversé le cours du temps, non plus tendu vers un futur meilleur, mais vers un futur inquiétant et apocalyptique.

(Dé)construction de la flèche du temps

12Dans une deuxième partie, intitulée « L’empire de Chronos », Bernadette Bensaude-Vincent questionne l’hégémonie du temps chronologique. Elle montre d’abord combien le cadre des langues structure et détermine un rapport au temps très situé. En s’appuyant d’abord sur la mythologie grecque, elle explique que Chronos, temps encadré et divisé a éclipsé linguistiquement Aïôn et Kairos, les deux autres figures grecques du temps associées respectivement au temps cyclique et au moment opportun. Les langues indo-européennes modernes ne permettraient ainsi de penser le temps que comme mesurable et homogène. En faisant le détour par la sinologie et les travaux de François Jullien6, Bernadette Bensaude-Vincent démontre que cette conception du temps est proprement occidentale, puisque la langue chinoise classique ne connait pas de conjugaison au passé, présent, futur, mais envisage seulement les notions de shi (le moment) et de jiu (la durée). Admettre que la chronologie est un cadre occidental qui ne va pas de soi met au jour son caractère surplombant « à l’égard d’une foule dense de processus immanents et emmêlés » (p. 85). Cette position dominante de la conception du temps repose sur une foule d’infrastructures (calendriers, horloges, fuseaux horaires, systèmes d’unités) dont l’autrice se propose de faire l’histoire critique afin d’en questionner la pertinence.

13Le chapitre 4 retrace ainsi « la construction du temps linéaire », en montrant combien la détermination du temps est un « enjeu de pouvoir », qui se traduit par des « dispositifs de mesure élaborés à partir de données naturelles et de conventions, d’objets techniques et de considérations pratiques » (p. 88). Le calendrier, d’abord, est la concrétisation d’une volonté d’organisation de l’expérience temporelle en unités plus facilement compréhensibles, tout en ayant un « pouvoir d’uniformisation et de régularisation » (p. 89), que vient renforcer l’introduction des horloges dans la vie quotidienne. Les indices temporels que donnaient la migration des oiseaux, les variations de température, les changements de direction du vent, tous attachés à des localités précises, ont été supplantés par le temps comptable, marchand et mécanique, ce dernier infiltrant en l’envahissant des sphères de plus en plus intimes : « l’église, la maison, la chambre, la poche, le poignet » (p. 91).

14La modernité se redéfinit ainsi comme l’ère du temps unique, désincarné, lissé sur les territoires dépossédés de leurs indices locaux. « La construction du temps universel », chapitre cinq, explique comment la conception du temps s’est appuyée sur le temps de la physique classique, extérieur et universel, ainsi que sur la standardisation du temps social et subjectif (p. 97). Ce dernier disparaît en effet, dans la mesure où les horloges se règlent uniformément sur la base de règles de physique, contrairement à une époque où l’heure locale était fixée sur le passage du soleil au méridien du lieu depuis lequel on l’observait, et où chaque localité fonctionnait avec sa temporalité propre. Jusqu’au milieu du xixe siècle, il y avait autant d’heures locales que de longitudes différentes, ce qui ne posait pas de réel problème tant que les populations étaient majoritairement sédentaires. C’est notamment la construction de lignes ferroviaires et le développement des réseaux de communication qui ont rendu nécessaire cette uniformisation. Bernadette Bensaude-Vincent note que « jusqu’au milieu du xixe siècle, la France et la plupart des pays vivaient avec plusieurs centaines de temps différents » (p. 97). Ils sont remplacés par les méridiens, fuseaux horaires et tic-tac implacables, autant d’émanations d’un espace global, abstrait, dénué de tout particularisme local qui est celui du temps universel coordonné (UTC).

15Lors du duel qui opposa le 6 avril 1922 Bergson et Einstein à Paris, Einstein décrète que seuls les physiciens sont aptes à parler du temps, et non pas les philosophes. Cette affirmation marque selon Bensaude-Vincent le début du clivage entre discours de la physique sur la nature du temps, et analyses des sciences humaines sur les figures du temps (p. 105), une opposition dans laquelle se rejoue celle opérée entre la nature et la culture. Parmi elles, le temps vécu de la conscience, et l’invention au xxe siècle par les psychologues du temps subjectif, chapitre six. Dans ce dernier, le temps n’est pas envisagé comme linéaire, mais comme un courant « dans lequel le passé et le futur se mêlent continument au présent » (p. 102). La multiplicité des régimes temporels et la polychronie appartiendraient dès lors au domaine de la culture, du subjectif et du social, tandis que le temps unique et objectif serait, lui, celui de la nature.

16Or, d’autres échelles de temps existent dans la nature, et qui ne relèvent pas de la physique en tant que discipline : il s’agit de celles du temps profond, mesuré et figuré par la cosmologie, la géologie, la paléontologie ou encore la biologie de l’évolution ou l’anthropologie7. Dans ses Principles of Geology publié en 1830, le géologue britannique Charles Lyell formule le premier que les causes anciennes sont semblables aux causes actuelles, soit que l’on peut étudier dans les roches les traces laissées par le passé et les utiliser pour reconstituer l’histoire de notre planète et de sa formation. Le temps profond, objet du septième chapitre, est dès lors perçu à la fois comme partiellement contenu dans les couches sédimentaires et les colonnes stratigraphiques s’étant formées sur des centaines de millions d’années tout en formant un continuum. Toutefois, au sein même de ce continuum se logent l’interférence de lignes de temps très disparates, « celle du cosmos, celle de la terre, du vivant, de chaque espèce, de chaque individu » (p. 21), dont les varia et histoires singulières s’effacent au prix d’un récit unique permettant de « balayer les ères depuis le Big Bang jusqu’à la mort présumée du système solaire en passant par le local de la civilisation humaine » (p. 126). Une fois de plus, le constat est celui d’une vision globale et surplombante du temps, qui permet certes de le maîtriser, « mais pas de l’habiter » (p. 126).

17Le concept d’Anthropocène ne réinvente pas cette vision linéaire du temps, mais la prolonge au contraire, ajoutant à la succession des ères géologiques l’époque l’humaine dont l’homme est le héros destructeur, chapitre huit. Dominé par la puissance prométhéenne et l’avènement de la technique moderne, l’Anthropocène permet une « collusion entre le temps court de l’histoire des sociétés humaines et le temps long de la géologie » (p. 12) qui a le mérite de permettre l’articulation entre histoire sociale, économique, technique et histoire de la terre. Toutefois, l’Anthropocène est abordé par Bernadette Bensaude-Vincent comme une catégorie mobilisatrice et moralisatrice dont les bornes de datation correspondent à la traque du responsable de la perte d’un équilibre fantasmé. Là encore, le chapitre met en lumière la dimension anthropocentrée et nombriliste de l’appréhension de la maison commune.

Quelles polychronies penser  ?

18En s’inspirant de l’expression timescape forgée par la sociologue Barbara Adam en 1998, qui « saisit les multiples enchevêtrements de diverses formes de temps coexistantes8 » (p. 147), l’autrice construit ce qu’elle entend par « paysager le temps ». Elle s’appuie d’abord sur les travaux de Patrick Blandin9, écologue, et en retient que le « paysage est une mosaïque dynamique dont l’ensemble des constituants existe en permanence en raison des perturbations récurrentes qui l’affectent » (p. 148), entraînant qu’un landscape est également un timescape. François Jullien est de nouveau cité10, lui permettant d’oublier la conception européanocentrée du paysage et d’intégrer dans la notion de paysage sa dimension temporelle, le détour par la langue et la pensée chinoise enseignant une absence de clivage entre le sujet et l’objet, entre intimité et physicalité. C’est ensuite Virginia Woolf qui sert d’exemple d’autrice ayant construit des « paysages de temps » (p. 151), en ce que dans Instants de vie11, son récit du quotidien n’est pas surplombant, mais immergé dans le cours du temps, l’écrivaine cessant d’être extérieure aux choses du monde. Enfin, la lecture qu’a Michel Serres du clinamen de Lucrèce achève de démontrer que le temps-paysage nous rapproche des choses jusqu’à nous identifier à ces dernières et que ce rapprochement est inscrit dans la nature. Le cœur de la thèse se trouve ainsi dévoilé :

le temps-paysage n’appartient pas au temps linéaire et quantifiable de Chronos  ; il livre un présent dense, touffu, un moment unique, kairos. […] Loin du temps prévisible de la physique classique, le kairos s’offre comme une conjonction à saisir entre les éléments en tension du paysage. (p. 157)

19Le chapitre dix explore les différentes temporalités du vivant, à commencer par celle des tiques, étudiées par Jacob von Uexküll. Celles-ci ne vivent pas dans une temporalité s’apparentant à chronos, mais plutôt à kairos, sujets opportunistes saisissant les signaux olfactifs leur permettant de s’accrocher à un quelconque mammifère passant près d’elles. Les microbes, occupants de tous les milieux, champions de la reproduction dans l’urgence sont perçus par Bernadette Bensaude-Vincent comme les « médiateurs entre l’histoire de la terre et l’histoire de la vie » et permettent de connecter « l’histoire biogéochimique et l’histoire des civilisations humaines » (p. 169). Bactéries, virus et champignons, microbiotes sont autant d’agents interférant avec les lignes de vie humaines, décimant ou collaborant avec elles, formant des symbioses plus ou moins durables. Tous ces modes de vie autres qu’humains montrent la profonde co-existence hétérogène présente dans le vivant. Paysager revient alors à considérer les organismes vivants comme des temps-paysages, formés de processus constant d’échanges entre des entités disparates (p. 177) et permet de « faire coexister des trajectoires de toutes sortes — cycliques, linéaires, feuilletées, spiralées — pour empêcher l’effondrement d’un paysage quand un rival gagne sur les autres » (p. 186). En réponse au processus d’universalisation du temps, Bernadette Bensaude-Vincent propose alors de promouvoir les temps locaux et de composer ce qu’elle nomme des « temps de pays ». Accroché au lieu habité, pratiqué par les populations païennes que ce temps est éminemment politique, en ce qu’il s’oppose à l’uniformisation des territoires et à la colonisation, et l’autrice de citer en exemple le refus du temps de l’horloge occidental par les peuples colonisés tant chez les Amérindiens, que les Indiens ou les Africains. L’anthropologie nous enseigne que :

Quand le milieu de vie est considéré comme un commun, un bien non appropriable qu’il faut partager et protéger, l’intégration des non-humains dans la temporalité s’impose comme un atout essentiel pour limiter les dégâts que les sociétés modernes font à l’environnement.

20C’est ce que permet le temps-paysage, qui agence les temporalités multiples et hétérogènes en l’ancrant dans une localité nécessairement détachée de toute vision globale et dominante du monde.

21Dans la dernière et quatrième partie, l’autrice utilise le temps-paysage pour relire les interactions entre populations humaines et objets techniques en se concentrant notamment sur le devenir des matériaux, dont la durée de vie passe d’un objet à l’autre, nouant à chaque étape des liens variés et différents temps-paysages (p. 207). Considérés comme des compagnons de route des sociétés humaines (p. 212), ils illustrent le paradigme du temps-paysage en ce qu’il contient de drastiques hétérochronies. Parmi ces matériaux, Bernadette Bensaude-Vincent consacre un chapitre au nucléaire, dont la production technologique récente dialogue avec leur inexorable durée de vie, se rapprochant, elle, du temps long de la terre. Le plastique, issu de l’agriculture intensive sous serre et de la culture du jetable, le béton, l’aluminium sont autant de matériaux marqueurs de l’Anthropocène (p. 240). Moteurs de l’économie de consommation de masse, soumis à leur obsolescence assumée et énergivores, les objets-plastiques sont l’ultime illusion du présentisme, de l’éphémère, eux dont la ligne de vie toxique engage le devenir commun des sociétés humaines et de la planète (p. 258). Bernadette Bensaude-Vincent choisit d’achever son propos sur une note plus encourageante, en détaillant les possibilités offertes par l’économie circulaire12 ou le cradle to cradle, qui cherchent à intégrer les lignes de production techniques de façon circulaire et non linéaire en réemployant. Dans les pas de Barry Commoner, Bernadette Bensaude-Vincent conclut par la nécessité de faire face aux dérèglements climatiques en faisant travailler ensemble toutes ces temporalités disparates au nom d’une synergie synonyme de frugalité.

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22Une « Coda » termine le propos, dans laquelle la philosophe fait le point sur ses prises de position métaphysiques. Son essai s’inspire d’abord de la pensée bergsonienne du temps comme « multiplicité pure, hétérogénéité radicale » (p. 277), imitant le philosophe dans sa tentative de décentrement d’un temps unique. Mais là où Bergson promeut l’intuition des durées plurielles, Bernadette Bensaude-Vincent préfère l’attention aux multiples manifestations des hétérochronies. Son propos poursuit ainsi les travaux de Michel Serres, dans son dépassement de la dichotomie traditionnelle entre sujet et objet, entre homme et monde, et de l’opposition entre culture et nature qu’érige le paradigme naturaliste. Cependant, alors que Michel Serres rétablit un temps unique et linaire dans Relire le relié13 au nom d’un rythme commun des histoires du monde, Bernadette Bensaude-Vincent insiste sur la « cacophonie des crises multiples » (p. 282) allant dans le sens d’une compréhension du monde faite de boucles et d’enchevêtrements et non de linéarité. Finalement, son essai érige les chronographies comme préférables aux chronologies, et s’il ne vise pas à proposer une nouvelle métaphysique du temps (p. 286), l’ouvrage invite à reterritorialiser la pensée du temps plutôt que d’en adopter une perspective surplombante, mais aussi à privilégier à l’extraterritorialité l’approche in medias res. Si l’inventaire exhaustif des temporalités multiples et de leurs interactions est chimérique, l’intérêt de Temps paysage est de nous inviter résolument à décentrer notre vision du temps et à « penser avec » les récits pluriels que composent les êtres du monde — une approche révolutionnaire appliquée à l’études des vies et voix écrites dans les textes littéraires.