
Mélopoétiques guyanaises
1Nicolas Darbon propose dans cet ouvrage d’étudier ce qu’il nomme la « transdiction » dans les littératures et les musiques en Guyane, intégrant à son corpus « toute publication littéraire préoccupée par la Guyane, écrite ou non par des “Guyanais” — concept d’ailleurs instable » (p. 11). Par un cheminement dans des objets aussi variés que le zouk, Batouala (1921) de René Maran, le conte créole, le rap guyanais, les pratiques musicales traditionnelles des Bushinenge ou les aventures de Bob Morane, il fait ainsi de la transdiction un concept dynamique, qui ne prétend pas tout dire de la relation entre la musique et le texte (il reste toujours de l’irréductiblement musical et de l’irréductiblement textuel), mais qui prend acte des « liaisons affectueuses » (p. 31) qui se tissent entre les arts.
2Comme N. Darbon l’annonce dans son introduction, « [l]es liens entre oralité et écriture renvoient à la construction des identités guyanaises, aux mouvements entre passé et présent, entre formes populaires et modernité » (p. 9). De la sorte, choisir les relations mélopoétiques comme porte d’entrée dans la culture guyanaise permet d’aborder les enjeux essentiels de celle-ci : l’analyse des relations entre les deux arts rejoint et éclaire nombre de questions centrales des littératures guyanaises, parmi lesquelles la construction de la négritude, les réflexions sur le métissage, ou la tentative de définition d’une guyanité littéraire. N. Darbon prend d’ailleurs soin d’inscrire son étude dans un contexte guyanais clairement présenté en début d’ouvrage, le lecteur pouvant notamment se référer à une carte où le chercheur situe les populations créoles, métros, amérindiennes, hmong ou bushinenge, ainsi qu’à un glossaire qui précise le sens des termes musicologiques ou du lexique spécifiquement guyanais.
Liaisons affectueuses et transdiction
3La première partie de l’ouvrage, intitulée « Les liaisons affectueuses », offre un large panorama des phénomènes de transdiction en Guyane. N. Darbon y décrit, par l’étude des œuvres mélopoétiques que sont pour lui le rap, le zouk, le conte créole, le maraké wayana (une cérémonie d’initiation wayana), la parole sifflée ou les chants du carnaval, les enjeux essentiels des cultures guyanaises, qui allient tradition et modernisme, cultures populaires et cultures savantes. Cette partie vaut notamment par la grande diversité des objets abordés : si la deuxième partie se concentre plus spécifiquement sur le roman, la poésie et la musique savante, N. Darbon rappelle dans un premier temps que l’étude des relations entre littérature et musique en Guyane ne saurait se limiter à l’étude de ces cas « classiques ».
4L’un des apports importants de ce livre est à notre sens le nuancier qu’il propose de toutes ces relations entre musique et texte : d’un côté du spectre, la « médialité fusionnelle » (p. 50), quand les deux systèmes (musical et littéraire) coconstruisent un objet (les chansons d’Henri Salvador par exemple) où ils ne sont plus dissociables ; à l’autre extrémité, des rapports plus souples dans lesquels l’un des médias (musique ou texte) sert à l’autre de source d’inspiration venant nourrir une poétique personnelle. Entre eux, le sampling du rap guyanais, le tambour parleur des Bushinenge, la feuille d’arbre musicale utilisée par les Hmong, ou les tralalas du zouk.
5La volonté de conserver le dynamisme du concept de « transdiction » amène N. Darbon à prendre aussi en considération des objets parfois difficiles à identifier, stricto sensu, à de la musique (ou, le cas échéant, à de la littérature) : il évoque par exemple longuement la présence des bruits de la forêt chez R. Maran, Jean Galmot ou Alain Berlaud, le rôle des onomatopées dans les contes créoles et dans Batouala, ou la façon dont A. Berlaud s’est inspiré du calendrier maya pour composer Amazonia (2010). Cet élargissement du corpus permet de cerner les relations essentielles qui se nouent entre oralité et écriture en Guyane, mais conduit parfois à perdre de vue, nous semble-t-il, la spécificité de la musique parmi l’ensemble des sons et des bruits qui peuvent être retranscrits par l’écriture (qu’elle soit littéraire ou musicale, d’ailleurs).
6Si N. Darbon peut ainsi saisir ensemble une telle pluralité d’objets, c’est en tout cas grâce à l’interdisciplinarité de sa démarche : il puise bien sûr dans les méthodes propres à la musicologie et aux études littéraires, mais il se tourne également du côté de l’anthropologie ou de la phénoménologie. Il se prête en outre à ce qu’il nomme l’« exégèse intuitive » (p. 287), s’autorisant des hypothèses ou des rapprochements subjectifs qui viennent compléter des approches plus techniques des objets étudiés.
Études de cas littéraires : Jean Galmot, René Maran, Léon-Gontran Damas
7La deuxième partie propose six études de cas, autour de trois écrivains et de trois compositeurs de musique savante.
8Dans la première, intitulée « Jean Galmot ou le chant du chaos-monde », N. Darbon montre comment, chez ce romancier métro des années 1920, la description des bruits et des musiques de la nature guyanaise est un moyen de rendre le texte vivant. Analysant la place prépondérante des personnifications (« tout est personnifié », p. 152) et des descriptions sonores (« tout est sonore », p. 152 également) dans les romans Un mort vivait parmi nous (1922) et Quelle étrange histoire (1918), il montre comment J. Galmot utilise les genres à la mode, tels que le roman maritime, le roman d’aventure ou le roman exotique, pour proposer une « vision animiste » (p. 153) de la nature, dans laquelle l’humain prend place sans occuper une place privilégiée, et où animaux, végétaux et éléments dialoguent entre eux. Le chercheur s’attache particulièrement à la présence d’une voix mystérieuse dans Un mort vivait parmi nous — une voix qui est parfois celle du personnage féminin nommé « ELLE », parfois celle de la forêt, parfois celle d’une « ombre blanche » (p. 155).
9N. Darbon montre comment cette présence du sonore structure le roman : il repère la présence de dialogues dont le lecteur doit deviner les protagonistes, et qui viennent suspendre l’intrigue ; il note aussi des effets de tension et de détente, marqués par le passage du silence au bruit voire au vacarme. De plus, le sonore est le moyen d’évoquer la violence des machines (notamment de la drague) sur la nature, ainsi que la présence de mélodies et d’instruments occidentaux mêlés au « chaos-monde » qu’est la forêt guyanaise perçue par Galmot.
10Dans son analyse de Batouala de R. Maran par ailleurs, N. Darbon souligne que les bruits de la nature sont évoqués avec une richesse lexicale qui rend compte de la profusion bruissante de la forêt. Il insiste aussi sur l’apport ethnologique de l’ouvrage, qui décrit les chants fonctionnels et non fonctionnels des Bandas, ces populations de Centrafrique (à l’époque Oubangui-Chari). La transdiction s’incarne ici dans l’impact qu’ont ces bruits et ces musiques sur la forme même de l’écriture : la linéarité du roman est perturbée par une structuration en boucle, qui se traduit par la récurrence des éléments musicaux cités, des onomatopées, ainsi que de cette sorte de thème secondaire que constituent les bruits du chien durant l’agonie de Batouala. Or, cette structuration par retour du même est essentielle dans les musiques citées, qui font revenir paroles ou motifs musicaux : le chercheur en déduit que la forme musicale influence la forme de l’écriture. Un autre intérêt de l’approche systématique des bruits et chants dans Batouala est qu’elle permet à N. Darbon de revenir sur une lecture qui ferait de ce roman une critique unilatérale de la colonisation : N. Darbon insiste sur la dimension farcesque de Batouala, où les bruits des corps et du monde permettent la critique de tous, Blancs ou Noirs, et de la colonisation par la même occasion. Il inscrit aussi Batouala dans l’histoire des littératures antillaises, montrant que la richesse des onomatopées de Batouala préfigure la négritude, et que la tendance à la forme cyclique annonce, d’une certaine manière, l’oraliture de Chamoiseau.
11Le chapitre sur Damas, enfin, s’il ancre clairement l’art de ce poète dans la négritude, notamment par des comparaisons éclairantes avec le Cahier d’un retour au pays natal (1939) de Césaire ou avec la poésie de Senghor, se garde bien d’associer trop grossièrement l’écriture de Damas aux musiques noires symbolisées par le tam-tam ou le jazz. N. Darbon évoque certes les aspects de la poésie de Damas pouvant être rapprochés du jazz (mélodisme de la phrase longue, ironie), des musiques africaines (call and response, lien au corps) ou du blues (atmosphère sombre), mais il montre aussi que « la poésie damasienne est une confluence compliquée » (p. 244) dont les inspirations sont à chercher aussi du côté des avant-gardes françaises (cubisme, surréalisme, primitivismes) ou de la New Harlem Renaissance (les théories du jazz et du rythme de Langston Hughes sont largement mobilisées par le chercheur). N. Darbon montre ainsi que certains aspects de l’association de l’écriture de Damas au jazz ne résistent pas à une analyse précise des formes des textes du poète et du contexte dans lequel il a évolué.
Études de cas musicaux : Pierre Castanet, Alain Berlaud, Pascal Arnault
12Pierre Castanet, compositeur et musicologue, a mis en musique le poème À l’aube d’Ismée (2002 pour le texte, 2006 pour la musique) d’Élie Stephenson. N. Darbon montre comment l’exotisme, compris à partir de l’Essai sur l’exotisme (rédaction entre 1904 et 1918) de Victor Segalen, et loin de tout doudouisme, inspire à Castanet un travail sur les sonorités qu’il nomme « sales », c’est-à-dire grésillantes ou tremblantes par exemple : il s’inspire ainsi des grésillements de la sanza ou de la kora africaines, de la blue note du jazz ou du rasgueado du flamenco pour produire des textures sonores puisant dans toutes sortes de musiques. Ces influences sont pour le compositeur le moyen de redynamiser son écriture et de sortir des impératifs de la musique classique occidentale. De plus, Nicolas Darbon décrit comment la musique de Castanet « colore et renforce le sens du poème » (p. 255) par des figuralismes qui renforcent le lyrisme du texte, et par une structuration musicale qui souligne l’architecture de l’œuvre littéraire. La relation de la musique au texte est donc une relation d’enrichissement mutuel, le texte inspirant la musique, qui en retour en renforce le sens.
13N. Darbon étudie également trois pièces d’A. Berlaud. La première est Amazonia, un opéra où le compositeur utilise et met en scène, par une pratique que le chercheur rapproche du patchwork ou du pot-pourri, d’une part le plurilinguisme de la Guyane, d’autre part un chant traditionnel nommé kasèko, enfin une transdiction des bruits de la nature (chants d’oiseaux ou de grenouilles, bruit du vent) qui pourrait évoquer « le besoin occidental et ancien d’un paradis » (p. 260), mais aussi l’influence profonde du chamanisme, puisque le compositeur est initié. Dans Tukâ (2017), un air pour saxophone seul, le compositeur se nourrit du son des tule, les « clarinettes en bambou » (p. 261) des Wayãpi, et du kiswa, cet « art géométrique de [la] décoration, d[u] tissage » (p. 261 également) pratiqué par la même population. Dans Cœur (2003) enfin, Berlaud s’inspire du calendrier maya, dont il transcrit les glyphes en segments musicaux, procurant aux auditeurs la sensation d’être immergés dans la culture guyanaise par la spatialisation du son (le public est entouré de six haut-parleurs) et par un « fouillis de timbres » (p. 265) qui constitue comme une masse d’informations submergeant le public. La transdiction repose donc ici sur un « pluritexte, c’est-à-dire un mélange de textes » (p. 267) non cités, procédé que N. Darbon rapproche du tremblement de Glissant en ce qu’il s’agit d’offrir un contact avec un monde bruissant, pluriel et dynamique, sans rechercher de synthèse unifiante.
14Pour finir, N. Darbon étudie Prière païenne (2013), une œuvre qui associe un poème kali’na de Tawayakale et la musique de P. Arnault. Le chercheur insiste sur le langage néotonal, la recherche de simplicité et l’usage du minimalisme musical, ainsi que sur la présence d’un tambour sanpula, qui témoigne de l’œcuménisme du compositeur et de sa « volonté d’intégrer l’Autre dans sa musique » (p. 277). Notant que la musique ne cherche pas à souligner le sens du texte, puisque les accents musicaux tombent de façon aléatoire sur des syllabes textuelles peu signifiantes, N. Darbon propose de la concevoir comme une musique « incantatoire » (p. 282) : P. Arnault a composé sa pièce à partir de son écoute des chants de deuil kali’na, dans lesquels il aurait identifié une « concordance interculturelle » d’ordre « religieux » (p. 283). Ce dernier exemple de transdiction montre qu’il ne s’agit pas toujours d’un rapprochement de structure à structure, de micro-élément à micro-élément, mais parfois d’une relation philosophique ou religieuse, largement orientée par les références culturelles, ici chrétiennes, de l’artiste.
15La présence de schémas et d’extraits de partitions dans les trois études d’œuvres musicales donne à ces analyses une précision musicologique rare dans les études musico-littéraires, et permet de comprendre concrètement comment le musicien entre en relation avec le texte. Le choix de trois compositeurs ayant des rapports au texte très différents permet à N. Darbon de déployer, en se fondant sur le point de vue des compositeurs, tout l’éventail des relations mélopoétiques, d’un rapport de complémentation chez Castanet à une recherche de foisonnement mêlant des objets issus de médias variés et pas toujours littéraires chez Berlaud en passant par la recherche très personnelle d’un sentiment du religieux chez Arnault.
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16La souplesse méthodologique de N. Darbon permet ainsi de ne pas figer les analyses et de se mettre à l’écoute de la relation particulière nouée par chacun des auteurs et compositeurs avec l’autre art. Il faut en outre louer la volonté de travailler avec la même précision sur des œuvres littéraires et des œuvres musicales : l’équilibre de la deuxième partie, avec l’étude des trois écrivains puis des trois musiciens, répond à celui de la première partie, qui porte tour à tour sur la littérature dans la musique et sur la musique dans la littérature. Ce partage entre musique et littérature permet à notre sens d’éclairer plus complètement le concept de transdiction, dans toute sa complexité et toute sa polyvalence.
17Les limites de l’ouvrage, comme le reconnaît d’ailleurs N. Darbon dans son introduction et sa conclusion, tiennent à la volonté de donner à voir et à entendre la diversité des relations mélopoétiques en Guyane : la multiplication des objets et des techniques soumis à l’étude implique parfois l’impossibilité de creuser autant qu’on le souhaiterait l’analyse de certaines œuvres. Ainsi, les évocations de l’art des kontèr guyanais, des musiques créoles ou du rap ne permettent que d’entrapercevoir la richesse de ces pratiques transdictionnelles. Mais N. Darbon appelle lui-même à en poursuivre l’étude, offrant la transdiction comme un « concept à co-élaborer » (p. 19) et ne prétendant à « aucune exhaustivité » (p. 19 également).