Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Septembre 2023 (volume 24, numéro 8)
titre article
Eva Le Saux

« On n’y voit pas très bien : une histoire de l’art au prisme du flou »

We Can Barely See: a History of Art through a Blurry Lens”
Michel Makarius, Une histoire du flou. Aux frontières du visible, avant-propos d’Olivier Schefer, éditions du Félin, coll. « Les marches du temps », 2022, 144 pages, EAN 9782866459802.

1Dans ses Principes de l'architecture, de la sculpture, de la peinture, et des autres arts qui en dépendent : avec un Dictionnaire des termes propres à chacun de ces arts, Félibien donne du flou la définition suivante :

Flou : C’est un vieux mot dont autrefois on se servait pour exprimer en termes de Peinture, la tendresse & la douceur d’un ouvrage. Il vient peut-être de Fluidus ; ou de Floüet, qui veut dire tendre, molet, ou délicat. (Félibien, 1676, p. 596)

2La définition semble elle-même un peu floue, ainsi qu’en témoigne l’hésitation étymologique, et indique la complexité du terme. Si l’usage du mot s’est étendu aujourd’hui à d’autres domaines, devenant synonyme de manque de clarté, d’un effet de confusion, c’est cependant à la peinture qu’il est d’abord rattaché. C’est ainsi bien dans le domaine de l’histoire de l’art, et plus précisément dans celui de l’art figuratif, envisagé à partir de la peinture, de la photographie et de la vidéo, que Michel Makarius saisit le flou pour en faire une histoire.

3L’intérêt pour les limites de la représentation parcourt l’histoire de l’art. Dans une certaine mesure, le travail effectué par Michel Makarius sur la représentation des ruines, et plus particulièrement sur ce que ces représentations traduisent d’un « attrait pour les ruines » (Makarius [2004], 2011, p. 8) témoignait déjà d’un goût pour l’étude des traces, des restes, de ce qui paraît incomplet et interroge le regard. Si Michel Makarius ancre ici son propos dans les travaux sur le nocturne et le noir1, l’on peut aussi songer, pour la question plus large de la visibilité et de la représentation, entre autres, aux travaux de Daniel Arasse qui ressaisit les détails nouvellement visibles des œuvres dont les conditions d’exposition ont évolué, ou plus généralement aux propos de Louis Marin qui fait résider « les pouvoirs de l’image » dans « les virtualités de l’image, les puissances de l’invisible » (Marin, 1993, p. 20). De même, l’histoire de la vision qu’entreprend Michel Makarius n’est pas sans évoquer, par certains aspects, le travail de Jonathan Crary pour le xixsiècle dans Techniques of the Observer: On Vision and Modernity in the Nineteenth Century2. L’originalité de la démarche de Michel Makarius est cependant bien d’articuler ces orientations à la notion de flou, et donc de s’intéresser non pas à ce qu’on ne voit pas, à ce qui serait caché, mais à ce qu’on voit mal, ce qui est montré de façon presque à ne pas l’être, « aux frontières incertaines du visible » (p. 134) et à la façon dont ces frontières se déplacent en fonction des époques et des médiums.

4L’ouvrage, posthume et malheureusement inachevé3, se compose de trois chapitres qui proposent une traversée chronologique de l’histoire de l’art, envisagée sous l’angle du flou. Abordant la peinture, la photographie et la vidéo, Michel Makarius multiplie les études de cas pour cerner la place du flou dans l’histoire de l’art et questionner « la représentation de la vision floue » (p. 13). Loin d’être une notion mineure qui amènerait à étudier des artistes méconnus, c’est en abordant des noms majeurs de l’histoire de l’art que Michel Makarius écrit son histoire du flou et montre la centralité et l’importance de la notion dans cette histoire. Comme il le précise « l’histoire du flou pictural se confond ainsi avec l’histoire de la peinture tout court » (p. 16). L’ouvrage propose donc une relecture de l’histoire de l’art figuratif envisagée à partir de la dichotomie flou/net, histoire de l’art qui est également une histoire de la vision et de la subjectivité. Car en effet, l’ouvrage donne à saisir la façon dont la vision évolue au fil du temps et montre ainsi que ce que l’on considère comme « flou » est propre à chaque époque, voire à chaque aire culturelle. Ainsi, si le modèle occidental valorise le visible et la clarté, Michel Makarius montre dès le début de l’ouvrage comment la peinture chinoise traditionnelle considère le visible comme une modalité parmi d’autres de la représentation et valorise le flou comme marqueur de la subjectivité du regard.

5L’intérêt de l’ouvrage réside notamment dans la démarche adoptée. À la fois parcours historique, et à ce titre richement documenté, théorie esthétique qui envisage le flou du côté de la réception et de la matérialité, l’ouvrage se revendique également « promenade » (p. 24) à travers les œuvres, sans souci d’exhaustivité, mais avec méticulosité. Les nombreuses illustrations permettent en outre d’incarner le propos, même si l’on regrette parfois que certaines œuvres ne soient pas reproduites.

6Michel Makarius historicise à la fois la notion esthétique de « flou », mais également sa réception, ce qui l’amène à définir le flou pour chaque époque étudiée et donc à enregistrer les fluctuations de ce que recouvre la notion d’un siècle à l’autre, voire d’un médium à l’autre. Le parcours va cependant bien crescendo et culmine dans la dernière étude de cas, celle de l’œuvre de Bill Viola, dans laquelle Michel Makarius voit l’emblématisation du rapport au flou.

7Michel Makarius insiste également sur la spécificité de son approche qui vise à interroger le statut de la représentation et à envisager la matérialité de l’œuvre. Il tente dans cet ouvrage d’appréhender le flou de plusieurs façons : à la fois comme une technique spécifique, une manière de peindre, photographier, réaliser, contextuellement ancrée, comme un motif singulier (nuage, vapeur, fumée, poussière…) et comme la traduction de différentes sensations. Conjuguant ces différentes dimensions du flou, il en propose ainsi une histoire qui se veut tout à la fois exigeante et accessible.

Une « promenade qui prend le temps » : du côté de la réception

8On apprécie le caractère accessible de l’ouvrage qui propose toutefois un véritable parcours à travers l’histoire de l’art occidental. Michel Makarius multiplie les études de cas, qui s’enchaînent de façon fluide, incarnant ainsi son propos dans des exemples concrets et relisant à l’aune du flou les grandes œuvres de la fin du xve au xxe siècle. Le propos progresse par des analyses d’œuvres dont les spécificités ou les invariants relevés permettent d’enrichir la définition du flou et d’en montrer les différentes incarnations. L’introduction propose ainsi une « Mise au point » sur ce que l’auteur entend proposer : il s’agira de faire l’histoire de « la représentation de la vision floue » (p. 13) et donc de ses évolutions, ce qui conditionne un développement majoritairement chronologique, à de rares exceptions.

9Le premier chapitre propose un parcours de la toute fin du xve au xixe siècle et envisage le flou dans son rapport à l’idéal de clarté et de netteté qui prédomine dans l’art pendant cette période. Léonard de Vinci constitue pour Makarius un premier jalon dans l’histoire du flou, puisqu’il est le premier à ajouter à la perspective la prise en compte des effets produits sur la vision par le volume d’air présent entre l’objet et l’œil. Ainsi, la perspective aérienne se conjugue au sfumato pour créer une « dissipation du contour de la figure dans une atmosphère ombreuse » (p. 28). Makarius retrace ensuite les étapes qui actent progressivement « l’effondrement du visible » (p. 33), en ressaisissant dans ce processus le Caravage, les dernières œuvres de Titien, Rembrandt, Vermeer, Vélasquez, Watteau, Caspar David Friedrich, Constable, Manet, Monet, Carrière, Whistler, qu’il fait dialoguer avec leur contexte historico-philosophique, et dont il souligne la singularité par rapport aux exigence esthétiques qui leur sont contemporaines.

10Le deuxième chapitre s’intéresse au flou dans la représentation de la figure humaine, et plus particulièrement et paradoxalement dans le portrait. On regrette à cet égard qu’une attention plus précise ne soit pas prêtée aux multiples figures floues de la peinture impressionniste qui sont pourtant évoquées, mais sous un autre angle, à la fin du chapitre précédent et au début de celui-ci. Le chapitre s’ouvre sur une longue réflexion quant aux rapports conflictuels à la ressemblance dans l’art de la première moitié du xxe siècle. Makarius cherche ici à circonscrire le corpus exploitable relativement à sa problématique dans une période marquée par l’avancée de l’abstraction. Il tente ainsi de ressaisir certaines œuvres qui présentent un « flottement équivoque de la figure » (p. 78), et fait du flou le moment où « l’œil hésite » (p. 79). Le flou reprend sa forme de « brouillage » pour assumer « la trace archaïque de l’ontogenèse » (p. 83) au milieu du xxe siècle. En outre, Makarius unifie le corpus étudié dans ce chapitre (Giacometti, Michaux, Music, Bacon, Rainer, Zurbarán) en raison de l’écart des figures représentées par rapport aux images nettes. Mais l’on peut toutefois se demander s’il ne s’agit pas là d’une définition un peu large du flou, même si à nouveau, la question du travail de la réception est mentionnée, le spectateur et la spectatrice devant fournir un effort d’accommodation. L’auteur se concentre longtemps sur la question du fond des tableaux de Giacometti et n’a peut-être pas eu le temps d’expliciter suffisamment la nouvelle strate définitionnelle qu’il ajoutait au « flou » et qui justifierait davantage l’insertion de ce développement. Makarius termine ce chapitre en évoquant les images archéiopoïètes, images spectrales du Christ dont « les pouvoirs de suggestions » résident dans « leur peu de lisibilité » (p. 91). La définition du flou rencontre ici celle de la trace de façon peut-être un peu moins convaincante que dans les exemples précédemment traités. Makarius conclut ce chapitre en liant le flou à l’informe, tout en notant qu’il s’agit d’un lien fluctuant.

11Enfin, le troisième et dernier chapitre propose un changement de médium pour s’intéresser plus particulièrement au flou dans la photographie et la vidéo, même si un dialogue avec la peinture est envisagé, notamment dans le cas de Richter. Le rôle du flou dans la légitimation artistique de la photographie à laquelle il a grandement participé est retracé, le flou ayant permis de créer une partition entre photographie documentaire et photographie d’art, tout en instaurant un dialogue avec la peinture prise comme modèle esthétique. En outre, Makarius montre comment la photographie, et notamment la chronophotographie développée par Marey a modifié le rapport à la représentation, la photographie ne donnant plus à voir le visuel mais le temporel et permettant à l’œil de voir plus que ce ne qu’il n’était capable de saisir naturellement. La chronophotographie a ainsi permis de « spatialiser » le temps. La chronophotographie est envisagée comme faisant le lien entre la photographie jouant volontairement avec le flou pour sa valeur esthétique et la straight photography qui au contraire valorise la netteté de l’image. La chronophotographie, en cherchant à découper le mouvement de la façon la plus précise, se heurte aux limites de la vision et représente des figures jamais vues. Makarius envisage ensuite le flou en photographie à la fois comme un dispositif visant à traduire la subjectivité du photographe, et également comme un dispositif critique qui déjoue l’aspect documentaire de la photographie et jette le doute sur la possibilité de toute représentation du monde, voire sur le monde lui-même. Le flou étant envisagé à plusieurs reprises par Michel Makarius dans son rapport avec la représentation du temps, c’est finalement la vidéo et la pratique qu’en fait Bill Viola qui est constituée en exemple emblématique résumant « les différentes facettes de la problématique du flou » (p. 132). Les vidéos de Bill Viola qui représentent souvent des images saisies dans l’air brûlant, et donc les déformations et vibrations produites par ce milieu aérien et par la façon dont l’œil s’y accommode, permettent en effet de lier sujet et objet et traduisent le lien entre l’aura et le flou sur lequel conclut Makarius, l’aura signifiant « l’irreprésentable » (p. 134) et incarnant donc ce que l’on cherche constamment à représenter.

Une histoire de la vision & du geste : du côté de la création

12La singularité de cette « histoire du flou » est notamment d’envisager le flou comme résultat d’une façon de voir subjective et des évolutions des modes de vision. Michel Makarius date ainsi l’apparition du flou tel que nous l’entendons encore aujourd’hui de l’invention de la perspective. Le flou ne serait pas représenté avant puisque considéré comme un défaut de la vision allant à l’encontre de l’idéal de netteté. Michel Makarius pointe ainsi l’importance du développement de la perspective aérienne par Léonard de Vinci. Ce nouveau mode de représentation acte le caractère insaisissable de la réalité en constante métamorphose et entre dans le débat de l’époque concernant la représentation de la réalité. La prise en compte de la subjectivité du regard entraîne la nécessité pour les artistes d’innover techniquement afin de reproduire le flou. Cela passe par la technique du sfumato, mais également par des jeux de pinceaux qui vont intégrer la tache, – notamment dans les dernières œuvres de Titien –, le point chez Seurat, le trait visible chez les impressionnistes. Le flou prend ainsi plusieurs noms et incarnations : sfumato, voilé, touche, poudroiement lumineux, marges d’ombres, arrière-plan vaporeux, nuagisme… En photographie il est produit notamment par l’absence volontaire de mise au point, par certaines techniques de développement par surimpression, par la décomposition et la saisie du mouvement qui permet de voir « une réalité jamais vue » (p. 106). Le flou recouvre ainsi des interrogations quant à la représentation des lointains, de la lumière et de l’intériorité subjective. Le flou est aussi le résultat du choix de certains motifs : nuages, fumée, brouillard, mouvement, poussière… la photographie, notamment la chronophotographie fait apparaitre des motifs invisibles à l’œil nu en décomposant le mouvement et les premiers photographes font apparaître par surimpression des « fantômes » en réutilisant des plaques mal nettoyées. Le flou est donc consubstantiel de la volonté de saisir de plus en plus d’aspects du visible, voire de l’invisible. En fonction du médium, le flou semble aussi prendre une épaisseur de signification et établir un partage à la fois entre travail documentaire et travail artistique, ou entre représentation et signification, notamment en introduisant la subjectivité.

13Pour chaque œuvre analysée, Michel Makarius retrace l’arrière-plan esthétique, philosophique et historique afin d’expliquer l’origine du mode de vision proposé. Il ancre le geste et la vision dans un contexte dont il ne manque pas de montrer également ce qu’il peut avoir de daté pour les spectateurs et spectatrices du xxie siècle. Il redonne à chaque œuvre son caractère novateur, et nous permet de la revoir à l’aune de son contexte de création. L’impressionnisme est ainsi posé comme un jalon qui a habitué le regardeur et la regardeuse du xxie siècle au flou, et les empêche peut-être de percevoir spontanément l’aspect innovant, voire choquant, du flou de certaines œuvres des siècles antérieurs.

Une herméneutique du flou : le monde, l’artiste & le public

14Redonner son étrangeté au flou, et en faire apparaître l’histoire permet aussi d’en dégager certaines propriétés et significations. Le flou implique en effet un rapport spécifique à l’image qui ne se donne pas immédiatement dans sa visibilité claire et nette, mais invite à un déchiffrement. Du côté de la création, il s’agit parfois pour l’artiste de reproduire les limites de sa propre vision, et donc de sa propre saisie du monde, ou de brouiller volontairement le visible afin de l’interroger, et de soumettre cette interrogation au public qui la reçoit. L’absence de lisibilité est envisagée comme la possibilité d’un sens plus grand, « l’obscurité du signifié » implique alors « un surplus d’idée » (p. 54). Loin d’être un défaut, le flou apparait ainsi comme un dispositif signifiant et critique qui implique le regardeur et la regardeuse en requérant leur attention, en leur intimant presque de prendre le temps du déchiffrement. Michel Makarius montre comment le flou insère l’élément temps dans l’œuvre, temporalité qui s’incarne dans le temps du déchiffrement du motif flou. En outre, le flou invite le spectateur et la spectatrice à « réinventer les formes du monde qui lui échappent » (p. 109). Il permet donc une réévaluation du monde à l’aune de sa représentation. Il aurait ainsi une dimension herméneutique. Le flou rattaché à l’informe, au brouillage, et à l’aura est le lieu d’une redécouverte perpétuelle dont le sens n’est pas figé et qui pourrait ainsi conférer à l’œuvre d’art l’intemporalité qui permet de la définir en tant qu’œuvre. Représentation non bornée, brouillage à déchiffrer, informe à recomposer, le flou vient ainsi poser une question sans réponse claire à celles et ceux qui prennent le temps de le regarder.

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15L’histoire du flou proposée par Michel Makarius nous permet donc d’appréhender avec un nouveau regard les œuvres évoquées afin d’en percevoir encore davantage la force évocatrice et d’en interroger le(s) sens. Il nous reste à regretter que Michel Makarius n’ait pu poursuivre la réflexion en l’élargissant peut-être à d’autres domaines, ou du moins en proposant d’autres analyses aussi riches que plaisantes.