Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mars 2023 (volume 24, numéro 3)
titre article
Silvia Baroni

Exposer le « personnel des choses »

Exposing the Personnel of Things
Philippe Hamon, Rencontres sur tables et choses qui traînent. De la nature morte en littérature, Genève, Droz, coll. Histoires des idées et critique littéraire, 2019, 256 pages, EAN13 : 00732397.

1La représentation des choses et des objets dans la littérature a été analysée à plusieurs reprises durant le xxe siècle par des chercheurs et intellectuels provenant de pays et disciplines différentes : on pense bien évidemment à Roland Barthes et son « effet de réel » (1968), au système des objets de Jean Baudrillard (1968), à l’étude des vêtements comme signes de George Simmel ([1905] 2013), à la catégorisation des objets désuets de Francesco Orlando ([1994] 2010). Eléments constitutifs du milieu des personnages, présences inquiétantes lorsqu’ils hantent, en régime fantastique, les récits de Balzac, Gautier et Maupassant, les nombreux objets qui peuplent la littérature témoignent de l’avènement de l’ère industrielle et véhiculent une certaine appréhension vis-à-vis de la modernité et du « progrès » occidental. L’étude de Philippe Hamon enquête sur ce phénomène en se focalisant sur les choses « qui traînent », à savoir les objets posés sur les tables ou sur les dessus de cheminées, les objets exposés en vitrines, ou encore les objets inanimés décrits dans la narration.

Pour un « effet nature morte »

2Comment pourrait-on définir la longue description du cabinet de curiosité où Raphaël de Valentin reçoit la peau de chagrin ? Et les énumérations d’objets qui traversent Madame Bovary ? Et les marchandises exposées dans les vitrines étincelantes d’Au Bonheur des dames, de Zola ? C’est bien à partir d’un éventail d’exemples que Philippe Hamon s’interroge sur la caractérisation de cette vaste gamme de descriptions, que l’on serait tentés d’appeler a priori des « natures mortes littéraire ». Dans les onze chapitres qui composent son étude, Hamon, ouvrant son enquête sur la notion même de « nature morte », démontre la difficulté à manipuler cette étiquette en régime textuel : si le genre pictural se distingue des autres formes « fixes » de la représentation (telles que le portrait et le paysage qui, accrochées au mur d’une maison ou d’un musée, sont autonomes) le cadre du récit rend impossible l’indépendance du groupe d’objets et de son contexte narratif. Ainsi, l’appellation « nature morte » pourrait désigner, plutôt qu’un « genre » ou un « système », une variété de système descriptif, sinon, tout simplement, un « effet inter-médiatique sur le lecteur », c’est-à-dire « un effet nature-morte pictorialiste et ponctuel assuré par certains procédés de référence plus ou moins subreptices à la peinture, interprété comme tels par un lecteur bien habitué aux traditionnelles concurrences et connivences de la littérature avec les arts plastiques » (p. 14). Pour s’approcher d’une définition de la nature morte littéraire, Hamon restreint alors le champ de son étude au XIXͤ siècle, c’est-à-dire à la période qui voit la croissance de la présence du « personnel des choses » dans la littérature (p. 21), où la valeur d’usage des objets, particulièrement appréciée et mise en relief par le réalisme, coexiste avec la question esthétique et morale posée par l’objet industriel. Hamon s’interroge donc sur la nature morte comme sorte de « punctum problématique », voir comme « une petite exposition en texte de plusieurs interrogations » :

Bref, un point de condensation, un point de fixation et d’affleurement de certaines inquiétudes, comme le lieu névralgique de divers soupçons quant à une certaine « modernité » industrielle, donc de débats littéraires, esthétiques et philosophiques fondamentaux et sous-jacents au courant réaliste. (p. 30)

3Cette image de la nature morte comme « point de condensation et fixation » amène inévitablement à la question du « détail » réaliste : la nature morte ne serait-elle qu’une juxtaposition de détails ? Et comment distinguer alors la nature morte de la description d’un intérieur, d’un paysage ? Comment définir ces passages du récit où le personnage est intimement entrelacé à son milieu, lequel en devient une sorte de prolongement métonymique, les hommes, les femmes et les choses se transformant en un seul être ? Hamon répond à ces questions à partir de ce constat : qu’il soit question d’objets faisant partie du décor ou d’outils techniques désignant un travail, la nature morte « pose à la Poétique littéraire la question […] du statut des modes de groupement des référents de l’œuvre dans l’œuvre » (p. 35). C’est pourquoi il vaut mieux se concentrer sur certaines « opérations générales littéraires » (p. 19) que la nature morte met en jeu afin de détecter les éléments qui en régissent la composition, plutôt que de limiter la question à la nature des éléments qui la forment. Autrement dit, la définition de la nature morte se trouve dans le « rôle de composition » qu’elle joue dans les récits : la nature morte littéraire est « un acte de pure syn-thèse », à savoir « la représentation de l’acte de poser ensemble des objets, outils, techniques, ustensiles divers ou bibelots décoratifs, comme s’ils étaient suspendus dans le temps » (p. 36).

Frontières : signaux et fonctions de la nature morte

4Dans le deuxième chapitre, Hamon établit les critères qualitatifs et quantitatifs permettant d’identifier une nature morte et de la distinguer d’autres sous-genres descriptifs tels que l’intérieur et le portrait. Si la nature morte regroupe un petit nombre d’objets (au moins deux, car un seul objet n’évoque pas l’idée de composition qui caractérise ce genre) sur un support restreint que le spectateur regarde depuis l’extérieur, l’intérieur, au contraire, « suggère un espace habitable dans lequel le personnage peut entrer » et se compose « d’emboîtements complexes et de supports plus nombreux » (p. 51). En revanche, la frontière entre la nature morte et le portrait se révèle floue : le corps du personnage, grâce à certaines locutions qui l’associent au mobilier (ex. : la « femme de chambre ») et esquissent l’entrelacement entre l’homme et les choses, devient un support sur lesquels se juxtaposent les bijoux et les vêtements.

5Hamon se concentre ensuite sur le point névralgique de sa réflexion, à savoir la place des choses dans la narration, laquelle détermine les fonctions de la nature morte. Celle-ci fonctionne généralement comme un seuil textuel, premier point de fixation de l’attention du lecteur lors de l’entrée du personnage dans un intérieur :

En termes sémiotiques, la nature morte serait alors signal (à reconnaître), enseigne (accrochée sur un seuil de séquence), et signe (à comprendre, à interpréter) donnant une information redondante sur l’intérieur et/ou sur l’habitant ou sur le possesseur des objets exposés. De même que tout objet « sert » à quelque chose, ainsi la nature morte « servira » au personnage. (p. 66)

6La nature morte n’est pas seulement un « effet de réel » ou un signal d’alerte. Elle est également pourvue d’une fonction narrative, celle du « marquage d’une cadence » dans le rythme de l’œuvre (p. 69) : c’est un moment où l’on pose une information saillante, un moment de pause dans la circulation des informations, ou encore un moment de déclenchement d’un suspens. Dans cette perspective, la nature morte, faite de choses manipulables, est aussi un « lieu de manipulation », un « piège au lecteur » que l’on attire par un détail dans un univers d’objets : elle est en cela l’« antithèse littéraire » de la littérature panoramique, des vues à vol d’oiseau et des paysages envoûtant typiques de la littérature romantique où l’œil du spectateur est englouti par la grandeur de la vision (p. 82-83). Lieu privilégié de ce « piège », la vitrine des magazines : sorte d’« hyperbole de la table à nature morte » (p. 119), la vitrine est espace d’exposition mais aussi de promotion et d’évaluation des objets, qui est, peut-être, « la véritable prédilection de la littérature » (p. 198). La vitrine, ouverte à la fois sur l’intérieur et l’extérieur, est le symbole d’une intermédiation, d’un état d’entre-deux dans lequel les objets qu’elle expose ne sont « ni tout à fait morts, ni tout à fait vivants » (p. 136), comme l’écrit Balzac dans La Peau de chagrin ([1831] 1980, p. 73). Elle peut être dramatisée, comme dans le cas de la boutique de Sidonie dans La Curée, où la nature morte cache le véritable « commerce » du personnage ; surtout, la vitrine devient la métonymie du désir, lieu de tentation consumériste.

L’importance de la composition et de la disposition des choses

7Après avoir décrit les signaux et les fonctions de la nature morte littéraire, Hamon s’arrête sur deux questions d’ordre stylistique et esthétique, lesquelles prolongent sa réflexion autour des valeurs métaphoriques de la nature morte. Du côté stylistique, il pose le problème de la liste, de l’inventaire. De nombreuses raisons amènent Philippe Hamon à exclure la liste des effets nature morte. Il relève d’abord que toute énumération conteste le principe de composition essentiel à la définition du genre. Ensuite, la liste permet le « déplacement » des objets, au sens où ceux-ci sont « permutables ». De plus, lorsqu’elle « étale » les mots, la liste se dote d’un pouvoir de séduction assez précis, elle donne l’illusion « de maîtriser à la fois du monde et du vocabulaire » (p. 157). Du côté esthétique, en revanche, Hamon souligne le fait que la nature morte est pourvue au moins de trois fonctions. Elle est le moment du texte où l’auteur peut « parler composition et parler esthétique » (p. 197). Une sorte de pause investie parfois d’une vocation métalittéraire : la nature morte est « le lieu d’affrontement de certaines métaphores dans le discours critique et théorique littéraire » (Ibid). Par ailleurs, elle pose également une question sur la valeur esthétique du groupe d’objets qu’elle met en scène, voir sur le « pittoresque » de cette composition (p. 198). Si l’idéal classique de la « beauté » se fonde sur le concept d’équilibre, que l’on pourrait traduire dans la nature morte dans la logique gouvernant la juxtaposition et la proximité des objets posés, certaines descriptions montrent au contraire une prédilection pour le pêle-mêle (par exemple : le désordre des ateliers dans les romans d’artistes du xixe siècle, symbole de la vie bohémienne mais aussi, dans certains cas, d’un désordre moral). La nature morte peut alors se faire « ironique », même « blagueuse » (voir : Preiss, 2002) : elle devient la critique du précepte bourgeois « une place pour chaque chose, chaque chose à sa place » (p. 236-237). La rencontre hétéroclite et incongrue de certains objets regroupés devient un moment où la proximité cède la place à la promiscuité. L’incipit de Pierrette, où Madame Tiphaine décrit la maison des Rogron, ou la gravure de Gervaise et Coupeau qui tient lieu de glace dans L’Assommoir, sont des exemples de cette alliance entre la nature morte et l’ironie : l’harmonie ou la désharmonie entre les objets de l’habitat sont une trace herméneutique des personnages qui y demeurent, mais permettent également le déclenchement de l’ironie, puisque le texte, « en plus de mettre en voisinages des choses qui “jurentˮ […] déplacera ou détournera des fonctions et des formes » (p. 225). Ce type d’assemblages ironiques incarne deux principes esthétiques qui sont au cœur du xixe siècle, d’un côté le kitsch, et, de l’autre, la raillerie, le dérisoire, le puff de la réclame et de la blague.

8Ce dernier essai de Philippe Hamon, point de convergence des thématiques sur lesquelles il a travaillé pendant toute sa carrière (Hamon 1981 ; 1995 ; 1996 ; 2001) — la littérature comme lieu d’exposition, le concept d’imagerie, la définition d’ironie littéraire, l’importance du détail dans le roman réaliste —, touche à la culture matérielle (Bremer, 2020), notamment à la matérialité dans la littérature, et à la relation que ce champ d’étude peut tisser avec le roman du xixe siècle. Rencontres sur tables et choses qui traînent montre la vitalité de la nature morte en tant qu’objet de l’enquête de la théorie littéraire et de la littérature comparée et invite à enrichir la pléiade de cas sur lesquels mettre le concept d’« effet nature morte » à l’épreuve.

Balzac Honoré de, La Peau de chagrin (1831), dans La Comédie humaine, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. X, 1980.

Barthes Roland, « L’Effet de réel », Communications, n° 11, Paris, Seuil, 1968.

Baudrillard Jean, Le Système des objets, Paris, Gallimard, 1968.

Bremer Thomas, « Materiality and Literature: an Introduction », Neohelicon, n° 47, 2020, p. 349–356.

Hamon Philippe Du Descriptif, Paris, Hachette, 1981.

Id., Expositions, Littérature et architecture au xixe siècle, Paris, José Corti, 1995.

Id., L’Ironie littéraire, essai sur les formes de l'écriture oblique, Paris, Hachette, 1996.

Id., Imageries, littérature et image au xixe siècle, Paris, José Corti, 2001.

Preiss Nathalie, Pour de rire ! La blague au xixe siècle, Paris, PUF, 2002.

Orlando Francesco, Les Objets désuets dans l’imagination littéraire : ruines, reliques, raretés, rebuts, lieux inhabités et trésors cachés (1994), trad. Paul-André et Aurélie Claudel, Paris, Garnier, 2010.

Simmel George, Philosophie de la mode (1905), trad. Arthur Lochmann, Paris, Allia, 2013.