Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2023
Janvier 2023 (volume 24, numéro 1)
titre article
Liouba Bischoff

Les guides de voyage, mode d’emploi : raisons d’être & usages d’un genre protéiforme

Travel guides as instruction manuals: reasons for being and uses of a protean genre
Ariane Devanthéry& Claude Reichler (dir.), Vaut le voyage ? Histoires de guides, Genève : Slatkine, 2019, 276 p., EAN 9782832109205.

Un guide des guides, en vert & bleu

1Depuis le xixe siècle et le développement progressif du tourisme, les guides de voyage sélectionnent et classent les destinations en fonction de leur degré d’attractivité : c’est ainsi que le Guide Vert Michelin attribue une étoile à un site « intéressant », deux étoiles à tel autre qui « mérite le détour », et trois étoiles à celui qui « vaut le voyage » – trois étoiles pour une expérience qui promet d’être inoubliable dès lors que le guide en aura reconnu l’intérêt. Ariane Devanthéry et Claude Reichler détournent la formule consacrée pour interroger, dans un ouvrage collectif publié en 2019, non pas la valeur du site touristique, mais celle du medium lui-même : la tournure interrogative de Vaut le voyage ?, assez opaque au premier abord, ne vise pas à remettre en cause les hiérarchisations instituées par le Guide Vert, qui oriente les voyageurs de ville en ville et de musées en sites naturels, mais à proposer une réflexion métagénérique sur le principe même du guide : que vaut ce genre hybride, qui n’est ni aussi littéraire qu’un récit de voyage, ni aussi érudit qu’un ouvrage savant ? Slatkine était tout indiqué pour accueillir ce guide des guides, rédigé en partie par des universitaires et par des auteurs ou usagers de guides qui s’adressent à un large public dans un « langage simple et clair1 », puisque l’éditeur genevois en propose déjà plusieurs collections – « Curiocities », « En route, sac au dos… », « Histoire de bornes », « Les randonnées d’Éloïse ».

2Le caractère métagénérique de Vaut le voyage ? est d’ailleurs renforcé par le choix esthétique, manifestement inspiré des guides touristiques et volontairement plus coloré qu’un collectif universitaire, des pages vertes et bleues insérées entre les sections, pour mettre en valeur des citations de célèbres voyageurs, auteurs de guides ou critiques littéraires dont les propos annoncent la partie à venir : Nicolas Bouvier pour inviter au voyage dans la section « En pays lointains », Pierre Larousse pour faire l’éloge des Guides-Joanne en ouverture de la section « Pour », Roland Barthes pour condamner le Guide bleu en tête de la section « Contre », Rodolphe Töpffer pour inciter à la dialectique – « exceptez de la proscription le bon Ebel, Murray, Joanne, quelques autres encore » (p. 178). Sur la couverture, le bleu vient également s’associer au vert, comme pour rappeler les mythiques Guide bleu et Guide vert, emblématiques de la double fonction du genre, à la fois passeur de culture et manuel pratique. Les deux couleurs encadrent une photographie d’Ella Maillart montrant un livre illustré – peut-être un guide dont elle se servait pour s’orienter ou s’informer – à des habitants du Turkestan, une proposition de couverture qui s’avère pertinente par sa manière d’annoncer le contenu de l’ouvrage : Vaut le voyage ? évoque en effet principalement des voyages faits en Suisse ou par des Suisses, or Ella Maillart est l’une des plus célèbres voyageuses de ce pays qui attire par ailleurs beaucoup de touristes ; pour préparer ses conférences et devenir elle-même un guide vivant, elle faisait de nombreuses lectures et consultait des guides de voyage tels que les guides Nagel2 ; le livre qu’elle tient entre les mains pose enfin la question de l’échange entre visiteurs et visités, échange qui semble ici facilité par le support, alors que les guides risquent parfois, au contraire, d’empêcher le contact avec les populations locales, comme le souligne la contribution de Bernard Debarbieux.

Réhabilitation du genre

3En multipliant les Histoires de guides, et en jouant sur la syllepse qui permet d’envisager à la fois la personne de l’accompagnateur et le support papier ou numérique destiné aux touristes, ce recueil d’articles issus de disciplines variées aide à se frayer un chemin dans la profusion de guides et de collections, à comprendre les ressorts commerciaux et idéologiques qui président à l’élaboration d’un outil à la fois populaire – par sa maniabilité et sa relative nécessité en pays étranger – et mal-aimé, souvent critiqué pour son caractère prescriptif et codé. Historienne de la culture et conservatrice du patrimoine, Ariane Devanthéry avait déjà entrepris en 2008, dans un passionnant article où elle prenait « la défense de ces mal-aimés souvent bien utiles3 », de réhabiliter un genre qui laisse au voyageur plus de liberté qu’on ne le pense ; elle relance ici le débat en faisant dialoguer pro-guides et anti-guides, en confrontant les points de vue et les usages des voyageurs-auteurs et des lecteurs-voyageurs. Le pluriel du titre, Histoires de guides, semble jouer sur la référence à un ouvrage de Jean-Didier Urbain qui a fait date – L’Idiot du voyage. Histoires de touristes4 – pour déplacer la perspective qui n’est plus centrée sur le touriste lui-même, mais sur l’une de ses pratiques qui est l’usage des guides. Histoires de guides renvoie également au large spectre de témoignages et d’approches qui se trouvent réunis, de l’approche théorique à l’anecdote personnelle, en passant par l’histoire culturelle, sans prétention à l’exhaustivité, car ce n’est pas, ou pas uniquement, d’une histoire des guides qu’il s’agit.

4Certes, Ariane Devanthéry prolonge ici un autre aspect de ses travaux d’historienne, portant sur « les guides de voyage en Suisse de la fin du xviiie siècle à 19145 », perspective adoptée par un certain nombre d’articles qui contribuent à une histoire culturelle des guides de la Suisse et, dans une moindre mesure, des guides consacrés à d’autres espaces ; mais dans ce collectif codirigé avec Claude Reichler, dont on connaît les travaux qui font dialoguer littérature et histoire culturelle, une place importante est accordée à la dimension polémique et à des contributions moins académiques, faites de récits cocasses – « Le tour 21 a été un flop » (p. 113), raconte un auteur de guide de randonnées – et de jugements à l’emporte-pièce, à la subjectivité assumée. Adossée à de solides considérations historiques, la question de la valeur – littéraire, scientifique, éthique – revient comme un fil directeur : comment écrire un bon guide ? que rejette-t-on dans un mauvais guide ? quelles sont les limites morales de ces intermédiaires qui réduisent le contact avec les populations locales dont ils permettent de se passer, ou du tourisme noir qui entretient une fascination pour le macabre ? Vaut le voyage constitue, si l’on veut, un mode d’emploi critique des modes d’emploi que sont les guides touristiques – le lecteur étant libre, in fine, de juger s’il est bon d’y avoir recours. L’idée d’un « guide des guides » n’est pas absolument nouvelle, puisque l’on apprend que Paris Match consacrait déjà au tournant du millénaire « quatre pages pour classer les guides de voyage. Le plus cool, le plus écolo, le plus riche en photographies, le plus lourd, le plus français, etc. » (p. 121) S’ils n’ont pas inventé le principe de cette mise en abyme, Ariane Devanthéry, Claude Reichler et les auteurs qu’ils ont réunis se singularisent par une approche plus théorique et historicisée, qui n’est pas pour autant désancrée de l’expérience des guides ni de celle de leurs usagers. Ils en font un objet digne d’intérêt, qui n’est plus l’apanage de la presse à succès.

5Le défi pour un tel manuel, qui ne fixe aucune borne géographique ni chronologique pour envisager l’objet guide dans ses manifestations les plus variées, est de se doter d’une structure cohérente où puisse émerger la dimension polémique, sans opter pour une trop plate bipartition qui renverrait dos-à-dos les partisans et détracteurs des guides. Plusieurs logiques complémentaires ont ainsi été retenues pour organiser cet ouvrage éclectique : une logique géographique, d’abord, qui donne lieu à une première section intitulée « En pays lointains », par opposition à la Suisse qui est l’objet d’un grand nombre d’études ; une logique thématique, ensuite, qui justifie la cinquième et dernière section sur le tourisme noir, véritable vogue touristique qui consiste à se rendre sur des lieux de catastrophe ou de deuil. Ariane Devanthéry ne cache pas dans son Avant-propos qu’il a fallu « ruser » pour imprimer un ordre à toutes les autres contributions, finalement intégrées à une logique argumentative. La dialectique qui fait se succéder les arguments « Pour » (II), « Contre » (III), « Bien au contraire » (III) traduit le parti-pris de réhabilitation : « L’objet de ce livre est de rebattre les cartes, de mettre à jour certaines idées reçues et de montrer que même un type d’écrit aussi formaté, cadré, limité et limitant que celui des guides de voyage peut favoriser des pensées déliées et libres, et être source de création buissonnière » (p. 17).

6Dans sa conclusion, Claude Reichler défend à son tour les vertus de ce « désordre savant » et invite à se laisser aller simplement « au plaisir de la découverte et de la diversité » (p. 254), et il faut admettre que ce défaut de structure, qui peut parfois donner une impression de fragmentation et d’arbitraire au cours de la lecture, se retourne positivement une fois l’ouvrage refermé, quand émergent les grandes tensions propres à ce genre ambigu, identifiées avec clarté par Claude Reichler : l’analyse rejoint en effet de grandes oppositions familières aux lecteurs de récits de voyage, comme celle entre les voyageurs et les touristes ; elle met en lumière les rôles des éditeurs et des auteurs, soulève la question anthropologique de la relation entre touristes et habitants, et achoppe sur l’ambiguïté fondamentale des guides qui « apportent à leurs usagers à la fois la liberté et la contrainte » (p. 259). Nous proposons ici de dégager d’autres lignes de force : la Suisse, qui a autant attiré de randonneurs et d’alpinistes qu’elle a mis ses ressortissants sur les routes, apparaît d’abord comme le cœur névralgique de cette réflexion sur les guides ; certaines contributions nous font entrer dans la fabrique des guides et cherchent à dégager les règles qui en assurent la valeur esthétique ou éthique ; ce guide des guides recense enfin une diversité de pratiques et de formes pour redessiner les frontières du littéraire et interroger les conceptions du voyage et du tourisme.

Switzerland vs. The World6

7Une note en fin d’ouvrage indique que ce livre est publié à l’occasion du 20e anniversaire de l’Association culturelle pour le voyage en Suisse (ACVS), association qui « cherche à promouvoir les études et les initiatives ayant trait à la connaissance des voyages en Suisse et dans les Alpes, ainsi que les recherches sur le tourisme et les circulations historiques des Suisses eux-mêmes. Elle se veut une interface entre l’université et la société » (p. 272). On comprend mieux, dès lors, la présence massive de la Suisse – et de l’espace alpin, qui inclut par exemple Chamonix – dans ce recueil d’articles, tant du côté des contributeurs que des objets de leurs analyses. Même la première partie, qui évoque des voyages « En pays lointains », ne nous éloigne pas totalement de l’espace helvétique qui a produit son lot de reporters globe-trotters devenus guides-conférenciers ou auteurs de guides, à l’instar d’Ella Maillart ou de Claude Baechtold. Le titre généraliste de Vaut le voyage ? Histoires de guides, aurait pu s’accompagner d’une précision géographique révélant davantage le caractère situé de la réflexion ; mais l’exemple de la Suisse est représentatif de tendances plus générales, et il aurait été dommage d’exclure les détours enrichissants par des pratiques anciennes ou lointaines, permettant de se décentrer pour envisager d’autres conceptions du guide de voyage. Il en va ainsi de la peinture de paysage qui servait d’invitation au voyage en Chine impériale. L’historienne de l’art Marie Wyss montre qu’il fonctionnait comme une forme de « pré-guide touristique » qui s’adressait aussi bien aux voyageurs pouvant se déplacer qu’à ceux qui pratiquaient le « voyage couché », valorisé par une élite lettrée. L’historienne Tosato-Rigo nous emmène ensuite en Russie avec Fortia de Piles au xviiie siècle, moment charnière où le récit de voyage commence à prendre l’allure d’un guide pouvant être utile à d’autres. Daniela Vaj, qui dirige la plateforme Viaticalpes et Viatimages, propose quant à elle un détour par les États-Unis, pour découvrir le système de voyages guidés des frères Underwood, système original de voyage mental qui a connu un succès important de la fin du xixe siècle à 1920. Gilles Bertrand, connu entre autres pour ses travaux sur le Grand Tour, s’intéresse enfin à un guide du jésuite Diego Zunica (1694), qui décrit Venise et vante ses charmes aux étrangers, comme le feront à sa suite de nombreux guides au xviiie siècle. Il y décèle à la fois une anthropologie, « fondée sur l’éloge du silence et de la douceur » (p. 75) de la Sérénissime, et une idéologie, dans le contexte de la concurrence entre Versailles et Venise. Toutes ces contributions définissent ainsi, dès l’ouverture, un large empan géographique, chronologique et générique pour saisir un objet aussi protéiforme que le guide de voyage. Elles introduisent à la fois des interrogations techniques, sur la conception de certains guides ouvrant à des expériences singulières – comme le voyage mental ou le voyage couché –, et des enjeux idéologiques, tels que la propagande qui peut s’y associer, jusqu’à l’emporter sur la première fonction du guide qui est d’orienter dans l’espace.

8Le détour par l’ailleurs n’est cependant qu’un prélude pour revenir à la Suisse, à l’image du parcours de Jacques Baechtold, qui raconte comment il a produit ses propres guides vers des destinations improbables avant d’avoir l’idée du « guide visuel ultime », intitulé Switzerland vs. The World (Riverboom Éditions, 2010), dont le principe était de confronter, avec force autodérision, des images de son petit pays et des fragments du monde entier, « canons afghans, esquimaux du pôle Nord, moustachus d’Irak et autres tireurs du Texas » (p. 67). La démarche polémique et humoristique de Claude Baechtold, qui assume le choc des contrastes, reflète celle de Vaut le voyage dans son ensemble, consistant à confronter les usages des guides en Suisse et dans le monde entier. Les sections II, III et IV (« Pour », « Contre », « Bien au contraire ») déroulent ainsi leur dialectique sur une toile de fond majoritairement helvétique – même si d’autres espaces continuent à émerger –, qui garantit une certaine homogénéité de l’ensemble : pour ne citer que quelques exemples, le géographe Bertrand Lévy raconte comment il a écrit Le Goût de Genève, Gilles Simond évoque les guides Oxygène dans lesquels il a rassemblé des itinéraires d’abord publiés dans le quotidien vaudois 24 heures ; Daniel Anker, journaliste suisse spécialisé dans le voyage et la montagne, propose une « tournée des guides » (p. 119) qu’il a été amené à rédiger – « tournée des guides » qui est justement le principe, à plus grande échelle, de Vaut le voyage. La Suisse apparait tantôt comme un point de départ, notamment pour les écrivain.e.s du voyage (Blaise Hofmann, Aude Seigne) qui donnent leur point de vue sur les guides dont peuvent se servir, ou non, ceux qui aspirent à l’aventure, tantôt comme une destination prisée des randonneurs et alpinistes de diverses époques (des origines de l’alpinisme, avec Arthur Girdlestone, à l’ère numérique, avec des changements de stratégie pour les sites touristiques obligés de passer de l’imprimé à la communication web pour attirer des visiteurs).

9L’histoire du tourisme en Suisse offre bel et bien une vision condensée de nombreux enjeux liés à l’essor des guides, plutôt que de tendre à une exhaustivité impossible étant donnée la profusion du genre. Si cette réduction spatiale n’a rien de problématique, certains enjeux restent tout de même en friche : on s’étonne de lire en conclusion qu’il faudrait « imaginer des écoguides qui introduiraient dans le tourisme les comportements de préservation de la nature » (p. 260), alors que le genre des guides éthiques et écologiques est déjà florissant, que l’on songe aux Guides Viatao, qui ont depuis longtemps investi ce créneau, à Lonely Planet qui propose des Itinéraires responsables (2007) et des Voyages zéro carbone (2020), ou au site Écovoyageurs qui existe depuis 2012. Mais l’un des mérites de Vaut le voyage ? Histoires de guides est sans doute de désamorcer la prétention à l’exhaustivité par une série de pas de côté et par la juxtaposition décomplexée d’approches académiques et d’interventions drolatiques, comme celle d’Eugène, auteur d’un « vrai-faux guide » intitulé Voyage en Pamukalie et conçu comme une parodie des guides de voyage. Entre rigueur scientifique et prises de position comiques, ces histoires de guides déploient un espace d’expression singulier pour appréhender un objet plein d’aspérités, qui ne cesse de donner prise à des jugements de goût librement exprimés.

Fabriquer, évaluer : qu’est-ce qu’un guide réussi ?

10Vaut le voyage ? confronte non seulement la Suisse au reste du monde, mais aussi les récits et analyses de tous les acteurs de la chaîne du livre qui interviennent dans la fabrication des guides pour les faire parvenir aux usagers que sont les lecteurs-voyageurs. On découvre avec beaucoup d’intérêt la dimension cachée des guides que l’objet fini tend à escamoter : comment une destination devient-elle touristique, comment un sentier de randonnée finit-il par être à la mode ? comment l’auteur trace-t-il ses itinéraires ? quels rapports parvient-il à établir avec les populations locales ? quels sont les ingrédients qui garantissent le succès éditorial ?

11Plusieurs articles, plus ou moins descriptifs ou réflexifs, reviennent sur la genèse d’objets très familiers au voyageur ou au randonneur, comme les topo-guides, qui n’ont pourtant pas toujours existé et dont on ne soupçonne pas nécessairement le mode d’émergence. Ce n’est qu’en 1956 que s’impose la dénomination de « topo-guides », un genre inventé et popularisé par Roger Beaumont, dont le Guide du randonneur est devenu une véritable bible. Antoine de Baecque montre à travers cet exemple comment sont nés les « guides de sentier », d’abord pris en charge dans des revues spécialisées, avant que le Comité National des Sentiers de Grande Randonnée (CNSGR, ancêtre de la Fédération Française de la Randonnée Pédestre) ne publie ses propres guides de sentiers balisés « grande randonnée ». L’article d’Emmanuel Reynard réinscrit les guides géotouristiques dans une perspective temporelle encore plus vaste, en faisant remonter le géotourisme à l’époque du Grand Tour et des voyages naturalistes, qui étaient déjà une anticipation de l’écotourisme qui se pratique aujourd’hui. Il se réfère à la règle des « 6F » (mise au jour par Nicolas Summermatter), insoupçonnée des lecteurs mais indispensables aux éditeurs et auteurs, qui doit permettre de tendre vers une certaine qualité de guides : « familiarité (susciter la confiance de l’utilisateur), fascination (le faire rêver), fidélité (simplifier le discours mais rester irréprochable sur le plan scientifique), fonctionnalité (facilité d’utilisation, p. ex. dans son format), formation (un guide a pour mission d’éduquer le géotouriste), fusion (par l’utilisation de techniques visant à séduire le public ciblé) » (p. 105). L’élaboration des guides passe donc par une réflexion sur le ton, la forme, et le public visé, qui relève d’une véritable stratégie éditoriale et confirme qu’il s’agit d’un genre essentiellement contraint et didactique. Les guides du Jardin des Glaciers de Lucerne, étudiés par Andreas Bürgi, témoignent par exemple d’un compromis entre science, tourisme et médias, dans la mesure où les explications prises en charge par des savants se mêlent au langage publicitaire concernant ce monument naturel de l’ère glaciaire.

12Le caractère contraint des brochures de vulgarisation scientifique n’est pas de mise du côté des collections plus littéraires. C’est ainsi que Bertrand Lévy ne cache pas le plaisir qu’il a eu à écrire Le Goût de Genève, une anthologie composée librement en fonction de ses goûts littéraires pour un lectorat moins exigeant que la communauté universitaire, qui a reçu durement ses travaux sur le tourisme à Genève. Plusieurs autres témoignages, comme celui qui raconte la formation des guides Oxygène, mettent l’accent sur le plaisir de la conception et de la composition, et sur le rapport de sympathie qui peut s’établir avec les lecteurs animés par le même goût de la marche ou du voyage. Pour Daniel Anker, le guide de randonnée réussi est également celui qui propose aux lecteurs les itinéraires les mieux conçus. S’il les égare sur des terrains impraticables, il s’expose à des réclamations dans la mesure où il brise une forme de pacte de véracité. Vaut le voyage s’apparente de ce point de vue à un manuel d’écriture des guides, qui collecte les conseils et les auto-critiques d’auteurs expérimentés, tout en essayant de cerner des effets de réception.

13Entrer dans la fabrique des guides, c’est aussi comprendre comment des destinations sont choisies, délimitées et mises en valeur pour devenir des lieux touristiques, les guides contribuant au façonnage des représentations et des pratiques liées à des territoires. Lionel Gauthier, conservateur du Musée du Léman à Nyon, montre ainsi que le guide de Manget pour faire le tour du Léman, réédité à de nombreuses reprises entre 1825 et 1875, est né au départ d’une carence en guides pour cet espace, dont peu de voyageurs faisaient le tour entier, se limitant souvent à l’arpentage d’une partie de ses rives en raison de contraintes matérielles. Aujourd’hui encore, très peu de guides se consacrent à ce seul espace lacustre, qui est sans doute à la fois trop petit et trop grand pour faire l’objet d’un guide spécifique. Les lieux dignes d’être circonscrits par des guides sont dès lors des données à construire, qui doivent systématiquement faire l’objet d’une réflexion géographique et historique de la part des auteurs et des éditeurs. Ce cadre réflexif s’impose aussi bien pour les espaces naturels que pour les lieux chargés d’histoire, notamment les sites historiques (Waterloo, Ground Zero, Auschwitz…) dont la présentation suppose d’être habile et précautionneuse pour ne pas surexhiber ces lieux qui peuvent attirer des visiteurs avides de macabre ; Laurent Tissot montre bien la difficulté à intégrer des visites de ce type dans un guide classique. Le seul genre capable de les aborder de manière éthique et non touristique serait le genre du guide scientifique, comme le Guide historique d’Auschwitz, qui « résout le dilemme de la cohabitation entre “tourisme blanc” et “tourisme noir” » (p. 248).

Un inventaire de formes & de pratiques

14Que l’on aborde les guides sous l’angle de l’histoire littéraire ou de l’histoire culturelle, cet ouvrage collectif dirigé par Ariane Devanthéry et Claude Reichler fait émerger un corpus extrêmement riche qui donne à voir et à penser une grande variété de formes et de pratiques. L’histoire du tourisme est déjà un domaine de recherche très développé, qui s’intéresse depuis longtemps à la diversité des pratiques touristiques (randonnée, alpinisme autonome, tourisme noir), mais le fait d’aborder ces dernières par le prisme du guide permet un renouvellement stimulant du regard sur différents usages du monde, du regard artiste au regard scientifique. Le fait d’employer un guide – humain ou papier – est aussi révélateur que le fait de s’en passer, qui peut être motivé par des aspirations très différentes : méfiance et mépris vis-à-vis des guides professionnels pour Arthur Girdlestone, qui entreprend au xixe siècle l’ascension de sommets alpins par ses propres moyens, ou, au contraire, désir de placer la rencontre humaine au premier plan pour d’autres voyageurs, qui voient dans l’objet-guide un obstacle à la découverte de l’Autre.

15Cette tournée des guides peut largement profiter aux études littéraires, notamment aux études sur la littérature de voyage, dont les frontières sont toujours à redéfinir pour épouser le dynamisme éditorial du vaste ensemble qui comprend les récits de voyage, mais aussi les carnets, les guides, les blogs de voyageurs. Vaut le voyage ? aide à l’appréhension de ce « corpus sans bords7 » qui va de la brochure à l’anthologie, et a emprunté des formes extrêmement variées avant même le développement du tourisme. La tradition des éloges de villes étudiée par Gilles Bertrand, ou la catégorie du récit-guide identifiée au xviiie siècle par Danièle Tosato-Rigo, annoncent ainsi le développement de formes contemporaines qui renouent parfois avec ces pratiques anciennes, comme la collection « Le Goût de… ». Les guides sont également des sources précieuses pour voir la manière dont les écrivains brassent les références dans leurs récits de voyage, ou mettent au contraire l’accent sur l’expérience, comme le montre l’enquête très riche d’Ariane Devanthéry sur des récits de Victor Hugo et d’Emile Ziegelmeyer, selon une perspective rarement adoptée dans les études viatiques. Le guide est un appui « pour la mémoire autant que pour le savoir », et peut faire l’objet d’un travail de réécriture tout à fait créatif, battant ainsi en brèche l’idée selon laquelle le recours à de tels manuels aliène le lecteur. L’usage des guides par les écrivains permet d’envisager des détournements et des remaniements qui échappent aux concepteurs des guides, qui apparaissent alors comme des objets riches de potentialités, et non seulement comme des « instruments d’aveuglement », pour reprendre la formule de Barthes au sujet du Guide bleu. Dans le panel de genres qui est ici évoqué, on peut formuler deux regrets : le fait que les guides numériques soient très peu évoqués (si ce n’est par Aude Seigne, qui parle de son expérience du tourisme 2.0), et le fait que la dimension stylistique des guides (l’énonciation prescriptive, le travail plus ou moins poussé des images…) ne soit pas réellement abordée (seul Blaise Hofmann parle du « style sec et étriqué » de ces outils honnis), alors qu’elle permettrait d’enrichir le débat entre anti- et pro-guides. Vaut le voyage ? comble une lacune importante de la réflexion sur la littérature viatique, mais ne fait qu’en effleurer la dimension littéraire, invitant à prolonger la réflexion sur cet objet hybride.