Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Août-Septembre 2006 (volume 7, numéro 4)
Michaël Martin

De la difficulté d’être historien

Luciano Canfora, L’œil de Zeus. Écriture et réécritures de l’Histoire, Desjonquères, coll. « Le bon sens », 2006. ISBN : 2843210879.

1Luciano Canfora, professeur de philologie à l’Université de Bari, est un spécialiste reconnu des civilisations grecque et romaine. On lui doit, parmi d’autres, un pénétrant ouvrage sur la bibliothèque d’Alexandrie ainsi qu’une biographie de Jules César. Or, malgré son titre, c’est un autre aspect de sa réflexion que nous expose son essai L’œil de Zeus. C’est que, tel Ulysse à la pensée chatoyante, Luciano Canfora s’interroge sur un passé beaucoup moins ancien, sur le fonctionnement de la démocratie.

2Son essai est en fait né d’une polémique à la suite de la sortie de son ouvrage La Démocratie. Histoire d’une idéologie où, loin de l’angélisme qui sévit parfois sur de tel sujet, il abordait une foule de questions liées au regard que l’on peut avoir sur ce régime politique. Ce dernier devait être traduit simultanément en cinq langues. Devait, car l’édition allemande provoqua chez l’éditeur même un tel tollé que celui-ci signifia à l’auteur le refus pur et simple de publier son ouvrage. Au début de son petit ouvrage, Luciano Canfora nous narre l’aventure éditoriale qui a entouré la publication de La Démocratie et la volte-face de l’éditeur allemand. La critique, en réalité, prend corps dans ce que le philologue italien nomme « la liste Felken ».

3Elle développe deux types d’arguments que Luciano Canfora va démonter point par point : son ouvrage comporterait des erreurs sur les faits ainsi que des semonces politico-idéologiques (son ouvrage serait trop notamment trop bienveillant envers les anciens pays communistes). Dans cette réfutation méthodique, deux exemples retiennent plus particulièrement l’attention du lecteur : l’incendie du Reichstag et le démembrement de la Pologne. Ainsi, l’auteur démontre bel et bien le rôle du NSDAP dans le déroulement de cet événement. Les responsables nazis (avec à leur tête Goebbels et Goëring) ont su exploiter l’imprudence d’un communiste hollandais pyromane (Marinus van der Lubbe) avec leur propre volonté de mettre le feu au Reichstag dans une mise en scène dont le seul but était de faire porter la responsabilité de cet acte aux Communistes. De même pour la question de la Pologne où sont précisées dans le détail les raisons du choix « stratégique » et non tactique de Staline.

4Une fois ces mises au point effectuées, l’ouvrage cherche à comprendre les motivations des membres de la fameuse « liste Felken » et surtout à élever le débat ; il revient alors sur un point clé de l’attaque à laquelle il a à répondre et qui éclaire le débat d’un jour nouveau, à savoir la nomination d’Hitler au poste de chancelier par Hindenburg. Canfora montre combien cette polémique a pour objectif principal une volonté de certains intellectuels allemands de « banaliser » l’arrivée au pouvoir du NSDAP et d’Hitler. Il note avec justesse qu’en 1933 Hindenburg avait bien d’autres choix. Et de s’interroger ensuite sur le regard qui est porté sur par l’Homme sur l’Histoire, regard à géométrie variable suivant les lieux et les époques, de Thucydide à nos jours.                    

5Dans cet essai, Luciano Canfora prouve à quel point il est parfois intellectuellement « dangereux » d’être historien. À quel point la pensée d’un auteur peut être pervertie, par une traduction aléatoire ou pire peut-être par l’œil de l’Autre. Et quel historien n’a pas eu à se justifier sur telle ou telle approche qui avait été perçue de manière erronée ! Mais l’enseignement majeur est bien que la vision même que l’on peut avoir d’un évènement est tributaire du lieu où cet événement est perçu et du moment où il l’est. Écriture et réécritures de l’histoire, comme l’indique le sous-titre de l’essai. Le fait que la polémique ait pris naissance en Allemagne n’est pas anodin. Et Luciano Canfora de conclure : « Il appartient aux historiens avertis de s’en apercevoir et de comprendre qu’eux-mêmes et l’objet de leur étude font partie d’une même réalité historique en perpétuel mouvement. »