Acta fabula
ISSN 2115-8037

2022
Novembre 2022 (volume 23, numéro 9)
titre article
Anne Aubry

La comtesse de Ségur vue par Caroline Éliacheff : d’une enfance à l’autre

The Countess of Ségur as seen by Caroline Éliacheff: from one childhood to another
Caroline Éliacheff, Ma vie avec la comtesse de Ségur, Paris : Éditions Gallimard, coll. « Ma vie avec », 2021, 144 p., EAN  9782072949982.

1La collection de Gallimard « Ma vie avec » dans laquelle Caroline Éliacheff publie Ma vie avec la Comtesse de Ségur, propose à « un homme ou une femme [ayant] consacré leur vie à la littérature, à la politique, à l’histoire ou à la science [et ayant] passé toutes ces années dans la compagnie d’un ami secret, écrivain, philosophe ou poète, sans laquelle leur existence aurait été différente » de lui consacrer un ouvrage. C’est le parti que prend résolument la psychanalyste et pédopsychiatre Caroline Éliacheff, faisant fi d’une tradition de réserve, voire de secret, généralement associée à la figure des psychanalystes. En effet, dès les premières pages, le choix autobiographique est assumé :

[…] j’ai relu comme si c’était la première fois, les œuvres complètes de la comtesse de Ségur et j’ai parfois eu les larmes aux yeux comme quand j’étais petite. L’émotion passée et les années aussi, j’ai compris à la lumière de ma vie personnelle et professionnelle qu’on croit relire alors qu’on lit enfin. (p. 13)

2Caroline Éliacheff suit son désir d’établir, au gré de cette relecture, (ou peut-être véritable lecture), un aller-retour constant entre sa propre existence, la vie et la « venue à l’écriture » (selon l’expression d’Hélène Cixous) relativement tardive de la comtesse de Ségur, née Sophie de Rostopchine. Forte de cette décision, Caroline Éliacheff structure son ouvrage en six parties qui suivent un axe chronologique plus ou moins souple et qui abordent plusieurs aspects de la très riche personnalité de la Comtesse de Ségur. Nous n’en présenterons ici que trois qui nous semblent vertébrer réellement cette évocation si passionnante de la comtesse de Ségur.

Le roman familial

3La première partie qu’elle nomme « le roman familial » appelle quelques précisions car cette expression a été utilisée par différents auteurs. En effet, le texte de Freud intitulé Le roman familial des névrosés publié en 1909, est intimement lié à l’Œdipe et à la manière dont tout enfant réorganise de manière fantasmatique sa famille afin de la rendre plus satisfaisante à ses yeux. Lacan rappelle que, pour l’inconscient, la vérité a une structure de fiction et Marthe Robert, dans sa réflexion sur les origines du roman, montre bien à quel point les figures familiales, et notamment parentales, structurent souvent l’écriture du roman. Forte de ces prémisses, Caroline Éliacheff écrit sans l’ombre d’une hésitation : « […] la comtesse a fait de son roman familial une œuvre littéraire » (p. 14).

4Dans la famille Rostopchine, le rôle central est très clairement exercé par la mère de Sophie, Catherine, tout d’abord indifférente envers sa fille, puis haineuse et clairement maltraitante :

Sophie a froid car elle est vêtue légèrement (il fait moins 60 degrés en hiver !), a faim car elle doit manger peu et seulement aux repas, et a soif car elle n’a pas le droit de boire quand l’été brûle. Punitions, humiliations publiques pleuvent. Son père désapprouve mais ne dit rien (p. 18).

5Les abus de pouvoir de sa mère sont tels, tout au long de sa vie, que celle-ci parvient à faire abjurer à Sophie sa foi orthodoxe, car elle s’était elle-même convertie au catholicisme.

6L’évocation de la nationalité, des langues parlées au sein de la famille, et de la religion de la comtesse de Ségur permet à Caroline Éliacheff de souligner l’importance de ces mêmes problématiques dans sa propre famille, et dans son roman familial, qui ont toujours été entourés d’un certain mystère. Alors que son père parlait couramment six langues, il n’a, par exemple, jamais voulu lui parler russe. La question de l’origine sociale de sa famille, autant du côté paternel que maternel, est rendue plus obscure encore avec les paroles de sa mère : « tu es le riche produit de deux familles ruinées » (p. 19). Ces vides ou silences qui entourent les langues familiales et l’argent au sein de la famille, deviennent béances dès qu’elles abordent la question religieuse : « Je me souviens d’avoir toujours su que mon père était russe, mais il ne m’a jamais dit qu’il était juif. Jusqu’à sa mort, j’ai cru naïvement que tous les Russes étaient orthodoxes. […] Ma mère non plus ne m’a jamais dit qu’elle était juive » (p. 21‑22) .

7Caroline Éliacheff revient alors, dans cet aller-retour constant à travers Ma vie avec la comtesse de Ségur, à la biographie de Sophie de Rostopchine en insistant sur un événement qui marquera son destin. En effet, son père, ministre et gouverneur de Moscou sous le règne du Tsar Alexandre 1er, fit incendier Moscou pour empêcher Napoléon de la conquérir, puisque ce dernier n’y trouvera que des ruines. Cependant, le général Rostopchine tomba en disgrâce et dut quitter la Russie avec sa famille en 1814, et trouver refuge en France en 1817. C’est là que Sophie :

Réconciliée avec son père, […] a retrouvé son dynamisme, sa gourmandise, sa vitalité. Son enfance éprouvante est derrière elle mais, dans les situations émotionnelles intenses, elle souffre de migraines et perd sa voix. Entre son arrivée à Paris et son mariage, elle vit ses plus belles années. (p. 28)

8Sophie se marie donc avec Eugène de Ségur, certainement séduit par sa jeunesse, sa beauté et... sa richesse ! En effet, il est noble, mais désargenté, et Caroline Éliacheff souligne que :

L’argent joue un rôle important dans le couple : Eugène se montre plutôt avare, voire mesquin, alors que lui-même n’a ni château, ni fortune. [...] Sophie, privée de sa dot à la mort de son père, cherchera, elle aussi à gagner de l’argent, activité impensable dans son milieu. (p. 31)

L’éducatrice

9Pour comprendre le succès, toujours actuel, des ouvrages de la comtesse de Ségur, Caroline Éliacheff cherche à saisir l’originalité de cette dernière, aussi bien dans son exercice de la maternité que dans ses œuvres littéraires :

Écrits en principe pour ses petits-enfants, ses livres étaient lus aussi par leurs parents et d’autres pédagogues. Nul doute qu’elle s’adressait indirectement à eux. Passionnée par l’éducation et la santé des enfants, elle décline de mille façons l’idée selon laquelle ils sont le pur produit de ce qu’on leur inculque. (p. 14)

10En ce qui concerne la conception de la maternité, et la manière de l’exercer par la comtesse de Ségur, Caroline Éliacheff souligne à juste titre qu’il était tout à fait inhabituel pour une aristocrate de choisir d’élever ses huit enfants en les nourrissant elle-même et en les gardant auprès d’elle, au lieu de recourir à une nourrice. Élisabeth Badinter a bien documenté cette pratique des femmes issues des classes privilégiées dans L’Amour en plus. Histoire de l’amour maternel (xviie‑xxe siècles) paru en 1980.

11Caroline Éliacheff observe avec intérêt et passion l’existence de Sophie de Ségur avec ses enfants, dans le cadre d’une relation que l’on pourrait aisément qualifier de fusionnelle. En effet, très rapidement après son mariage, la comtesse de Ségur quitte Paris car son père lui offre pour ses étrennes, en 1822, le château des Nouettes, où elle vivra la majeure partie de l’année. Son mari ne lui rend que de rares visites et elle vit avec ses enfants une sorte de passion maternelle qu’observe Caroline Éliacheff qui illustre une fois de plus son intérêt pour l’institution familiale (elle a déjà publié en 2004 La famille dans tous ses états). Mais son observation n’est pas froidement scientifique car, comme souvent, un épisode de la vie de la comtesse de Ségur suscite un écho en elle. Le fils aîné de Sophie de Ségur, Gaston, est son fils préféré : doué de tous les talents, notamment pour la peinture, un avenir radieux lui semble promis. Pourtant, à dix-huit ans, il décide de devenir prêtre, au grand dam de sa mère qui lui déclare qu’elle aurait préféré le voir mourant ou mort… Puis à trente-quatre ans, une cécité survient alors qu’il est en train de peindre le portrait de sa mère. Caroline Éliacheff établit alors un parallèle avec sa propre difficulté à accepter la décision de son propre fils qui décida d’abandonner une prometteuse carrière d’acteur pour entreprendre des études talmudiques puis rabbiniques.

12Caroline Éliacheff considère (à juste titre, nous semble-t-il) la comtesse comme une véritable pionnière dans la compréhension des enfants :

Pour la comtesse de Ségur, les enfants ne sont pas des adultes en miniature, mais des êtres à considérer comme des sujets, ayant certes peu de droits et beaucoup de devoirs, mais leur langage les met à égalité de sentiments et d’intelligence avec les adultes. (p. 67)

13Cette compréhension profonde de l’enfance nous évoque, bien entendu, la figure de Françoise Dolto, si importante dans la formation puis la pratique psychanalytique et pédopsychiatrique de Caroline Éliacheff. Elle montre aussi que la comtesse de Ségur semble avoir eu la prescience de l’avènement puis du règne de « l’enfant-roi » avec les nombreuses figures d’enfants gâtés tyranniques et odieux de Quel amour d’enfant ! (publié en 1867). Caroline Éliacheff établit alors le parallèle avec sa consultation de pédopsychiatrie recevant des enfants survoltés, incapables de respecter la moindre règle, se faisant renvoyer dès la maternelle. Elle écrit ainsi : « Aujourd’hui, Quel amour d’enfant ! est franchement d’actualité et même assez poignant » (p. 103).

14Caroline Éliacheff juge François le Bossu (publié en 1864) comme l’un des meilleurs livres de la comtesse de Ségur. Cette dernière y décrit une mère négligente et cruelle avec sa fille qu’elle abandonne régulièrement ; la principale obsession de Madame des Ormes étant de paraître éternellement jeune. La mention de cette œuvre permet à la psychanalyste d’évoquer la figure de sa propre mère, pour marquer, dans un premier temps, le contraste avec Madame des Ormes. Puis, cette première précaution oratoire prise, Éliacheff glisse une description de sa mère toute en demi-teinte où la subtilité n’empêche pas l’expression d’un manque, dans cette lignée de femmes si puissantes où il n’était certainement pas facile de se frayer un chemin :

Je me souviens que je voyais très peu ma mère, elle ne m’a jamais accompagnée à l’école, où j’allais seule très jeune, mais j’en étais très fière. Elle n’est jamais venue m’embrasser avant de m’endormir car elle n’était pas là. […] J’étais élevée par ma grand-mère maternelle qui vivait avec nous. C’est seulement après sa mort — j’avais 12 ans — que j’ai pris un repas avec ma mère et que je suis partie en vacances avec elle. Je ne me suis jamais demandée si elle m’aimait car j’en avais la certitude. Elle ne me parlait jamais de son métier et je ne lui posais jamais de question. Ma grand-mère l’adorait, et comme j’adorais ma grand-mère, j’adorais ma mère. Elle était l’homme de la famille. (p. 110‑111)

L’auteure

15La carrière littéraire de la comtesse de Ségur est atypique à plus d’un titre : venue à l’écriture assez tardivement, et d’une certaine manière, par les hasards de l’existence, elle sera finalement l’autrice française la plus lue au xixe siècle (ce que ne précise pas Caroline Éliacheff). On peut également souligner que, si l’on considère l’ensemble des auteurs, hommes et femmes confondus, elle se situe parmi les auteurs les mieux traités. À la faveur de ses succès de librairie, le prix de ses œuvres augmente en effet régulièrement. À titre d’exemple, elle obtient 3 000 francs pour François le Bossu, alors que Flaubert ne reçoit que 800 francs pour Madame Bovary. Pourtant, durant toute sa vie d’auteure, la comtesse de Ségur réclamera à son éditeur de recevoir un pourcentage sur les exemplaires vendus (ce qui aurait assuré sa fortune et celle de ses descendants !), mais ce sera peine perdue, malgré la pugnacité de Sophie de Ségur dont atteste sa correspondance publiée dans le premier volume des Œuvres chez Robert Laffon en 1990.

16Caroline Éliacheff montre bien que la « venue à l’écriture » de la comtesse de Ségur est relativement tardive (elle publie son premier livre à cinquante-cinq ans) et obéit à une conjonction de différents facteurs. Il y a d’abord l’éditeur Hachette qui crée une collection destinée à l’enfance, la Bibliothèque Rose (pour les filles et les garçons) et recherche des auteurs talentueux. Par ailleurs, lors de son voyage à Rome, en 1852, où elle rejoint son cher fils Gaston, nommé auditeur de La Rote, elle rencontre Louis Veuillot, chef de file des catholiques ultramontains qui l’encourage à publier ses œuvres qui n’étaient en principe, destinés qu’à ses seuls petits-enfants. Il y a, enfin et surtout, et ce sans quoi rien de tout cela n’aurait été possible, le désir d’écrire de Sophie de Ségur !

17Caroline Éliacheff établit un parallèle entre le « métier » d’autrice conquis de haute lutte par la comtesse de Ségur et l’exigence d’indépendance économique clairement transmise par « ses » différentes mères, tout d’abord, sa mère biologique soulignant constamment l’importante d’avoir un «  vrai métier », expression reprise par Françoise Dolto, que l’on peut caractériser comme « mère symbolique » de Caroline Éliacheff ainsi qu’une autre mère spirituelle, Ginette Raimbault, elle aussi psychiatre et psychanalyste.

18Enfin, je propose de nous arrêter sur la propre « venue à l’écriture » de Caroline Éliacheff. Sera-t-on surpris, à cette étape de notre lecture, que sa propre décision d’écrire sera sérieusement retardée ou du moins auto-censurée par la présence symbolique imposante d’une mère « journaliste avant tout » qui disait à propos du talent littéraire : « L’écriture ne s’apprend pas, donc ne s’enseigne pas, c’est une disposition naturelle. Comme pour le piano, on a le don ou on ne l’a pas » (p. 58). Ce jugement lapidaire avait de quoi refroidir les ardeurs d’une jeune femme éperdue d’admiration pour une mère constituant un modèle indépassable ! C’est ainsi qu’elle attendra d’avoir 40 ans pour publier Les Indomptables, écrit en collaboration avec Ginette Raimbault.

*

19En conclusion, Ma vie avec la comtesse de Ségur est un ouvrage construit sur la passion, passion pour une autrice du xixe siècle dont Caroline Éliacheff démontre avec brio qu’elle était résolument pionnière dans sa perception de l’enfance. Mais nous percevons aussi une véritable passion pour la psychanalyse, passion pour l’enfance et l’adolescence, et finalement, passion pour trouver et nommer un fil conducteur entre ses lectures, ces drôles de familles et de destinées hors du commun, le choix d’une profession de l’écoute attentive et éclairée, pour peut-être, finalement, venir en aide à cette petite fille qui grandit avec tant de silences, tant d’absences et tant de mystères familiaux autour de ses origines familiales, paternelles et maternelles. Si la passion est le maître-mot de l’écriture de cet ouvrage, la lecture en a été pour moi, passionnée et passionnante.

Dolto, Françoise, Psychanalyse et pédiatrie, Paris : Seuil, 1964, rééd. 2015.

Freud, Sigmund, Le roman familial des névrosés et autres textes, trad. par Olivier Mannoni, Paris : Payot, coll. « Essais », 2014.

Éliacheff, Caroline, Mères-filles : une relation à trois, Paris : Albin Michel, 2002.

Éliacheff, Caroline, La famille dans tous ses états, Paris : Albin Michel, 2004.

Éliacheff, Caroline, Françoise Dolto : Une journée particulière, Paris : Flammarion, 2018.

Sophie, Comtesse de Ségur, Œuvres, éditées par Claudine Beaussant, Paris : Robert Laffon, 1990.