Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2022
Novembre 2022 (volume 23, numéro 9)
titre article
Martine Sonnet

S’écrire en bleu

Working lives
Éliane Le Port, Écrire sa vie, devenir auteur : le témoignage ouvrier depuis 1945, Paris : EHESS, coll. « En temps & lieux », 2021, 398 p., EAN 9782713228889

1Dans le propos liminaire qui ouvre son livre, Éliane Le Port annonce la couleur et c’est du bleu. Pas le bleu du ciel, mais celui du travail, celui qu’ont enfilé dans des vestiaires d’usine son père ouvrier et sa mère ouvrière. D’emblée, l’autrice d’Écrire sa vie, devenir auteur : le témoignage ouvrier depuis 1945 ancre (et encre) son sujet de recherche au croisement de son histoire familiale et de sa propre histoire intellectuelle ; un croisement que la lecture du Retour sur la condition ouvrière de Stéphane Beaud et Michel Pialoux (1999)1 lui a rendu évident. Révélation féconde : Écrire sa vie, devenir auteur est issu d’une thèse d’histoire dirigée par Nicolas Hatzfeld, un historien de la vie ouvrière, lui-même un temps établi en usine. C’est donc d’histoire sociale avant tout qu’il était question dans cette thèse soutenue en 2017 à l’université d’Évry où É. Le Port, qui enseigne l’histoire et la géographie en lycée, est, en outre, chercheuse associée à l’IDHE2.

2L’autrice pose sa situation d’écriture et n’y revient pas, mais son enquête, en contextualisant au plus serré des écrits pour la plupart méconnus d’ouvriers et d’ouvrières, leur rend justice en même temps qu’elle leur confère visibilité. É. Le Port suit les auteurs et les autrices de leurs premiers mots, jetés « à chaud » ou au terme d’une vie laborieuse, à un processus d’édition. Les écrits ouvriers restés dans des tiroirs ou dans des boîtes d’archives, déposés à l’Association pour l’Autobiographie ou dans d’autres fonds, échappent au corpus, pour des raisons évidentes de repérage systématique impossible. Le souci d’exhaustivité animant l’historienne attachée à « recomposer l’expérience littéraire » (p. 14) de celles et ceux qui parviennent à publier renvoie à la quête d’une authenticité garante de légitimité aux yeux des ouvriers et ouvrières entrant en écriture. En annexe, l’ouvrage propose quelques fac-similés (p. 386-396) de pages de carnets de notes, de journaux, de manuscrits ou de correspondances.

Constituer un corpus d’écritures ouvrières & le décrypter

3Écrire sa vie, devenir auteur paraît dans une collection à l’intitulé « En temps & lieux » des plus pertinents eu égard à la contextualisation rigoureuse des textes mis au jour. Les temps courent de 1945 à 2016 et les lieux sont des usines, principalement métallurgiques, sidérurgiques ou de construction automobile, ou bien des mines — des gueules noires se joignant aux cols bleus. Sur la période embrassant Trente Glorieuses et années lourdes de désindustrialisation, É. Le Port repère et exploite 157 textes, émanant de 105 auteurs et 15 autrices ; 127 sont des écrits individuels quand 16 résultent d’un travail collectif et 14 procèdent d’entretiens avec un professionnel de l’écriture. La sous-représentation des ouvrières dans le corpus reflète à la fois leur part minoritaire dans la séquence industrielle considérée et leur participation réelle à l’écriture plus encline à œuvrer à des collectifs masquant les individualités. La valeur de témoignage unifie des textes relevant de genres littéraires variés — autobiographies, récits, journaux, romans, poésies — dus à quelques plumes connues et reconnues (comme Claire Etcherelli ou Jean-Pierre Levaray), mais n’ayant, pour la plupart, pas accédé à la notoriété.

4É. Le Port adosse la lecture de son corpus à l’apport de travaux théoriques générés aux confins des champs littéraire et sociologique, sur les lectures populaires, sur les écritures amateures, sur les acculturations informelles, sur l’autobiographie et sur le témoignage, notamment. L’historienne enrichit de ces références sa connaissance du monde ouvrier dans ses pratiques et sociabilités culturelles, militantes et politiques. L’histoire de l’édition est également mobilisée et la bibliographie de l’ouvrage (p. 361-382) rend compte de toutes les approches croisées. Volet oral de la recherche, une vingtaine d’entretiens donnent la parole à des auteurs et autrices ainsi qu’à quelques autres acteurs et actrices de la chaîne de l’écriture ouvrière (journalistes, éditeurs, sociologue). L’ouvrage est émaillé de fragments de ces échanges comme de citations puisées aux œuvres, plus souvent à leurs paratextes diserts qu’aux textes mêmes.

5Passé un rappel historiographique des différents usages sociologique, historien, politique ou littéraire des récits de vie ouvrière au cours du xxe siècle (p. 33-55), six chapitres cernent successivement les trajectoires professionnelles et culturelles des ouvriers et ouvrières écrivant (p. 57-116), les contextes de leurs prises d’écriture (p. 117-167), la matière et la matérialité des écrits ouvriers (p. 169-212), les choix textuels opérés (p. 213-256) l’accès, ou pas, des textes ouvriers à l’édition (p. 257-303), le récit de soi et les modèles collectifs (p. 305-357).

6Souci constant d’É. Le Port : définir en quoi les expériences observées se ressemblent ou se différencient même si la prise en compte de textes émanant d’ouvriers et d’ouvrières à profils bien spécifiques, comme les prêtres ouvriers et les intellectuels établis, ou de textes écrits à plusieurs mains, complique l’analyse. La coupure générationnelle introduite en 1959 par la loi sur la prolongation de l’obligation scolaire jusqu’à 16 ans impose aussi sa part de pondération. Celles et ceux qui en ont bénéficié se reconnaissent moins dans l’autodidaxie, valeur ajoutée portée jusqu’alors par nombre d’auteurs et d’autrices nés avant 1945, frustrés par leurs scolarités trop tôt interrompues par l’impérieuse nécessité d’aller gagner sa vie.

De l’usine ou de la mine à l’écriture 

7Dénominateur commun aux parcours d’acculturation toutes générations confondues : des adolescences entretenant un rapport fort avec la lecture et avec des pratiques d’écriture, secrètes ou dévoilées. Bien que volontiers passée sous silence, une mobilité professionnelle accentuée tend également à unifier les trajectoires. Parfois, « écrire en ouvrier, c’est ne pas dire qu’on ne l’est plus » (p. 80), surtout après 1970, quand écrire que l’on est sorti de l’usine pour devenir journaliste, sociologue ou enseignant, atténuerait la noirceur d’une condition attendue immuable dans ses douleurs. Plus mobiles que leurs collègues, les ouvriers et ouvrières écrivant et publiant adhèrent aussi plus souvent à un syndicat ou militent dans un parti. Sur des engagements de délégués du personnel ou de permanents syndicaux, s’élaborent des textes comme, à la Régie Renault de Billancourt, ceux de Daniel Mothé3 ou, à la manufacture des tabacs de Morlaix, celui de Jeannette Laot4.

8Si des prises d’écriture se font en douceur, des écrits militants relayant les écrits adolescents au moment de l’entrée dans un monde professionnel, d’autres sont précipitées par un traumatisme, un accident à la mine pour Xavier Charpin5, ou par des traversées de crises comme les déceptions syndicale et politique sur fond de liquidation de la sidérurgie lorraine de Marcel Donati6. Repéré par ses collègues sur son lieu de travail, celui ou celle qui écrit a tôt fait de se voir missionné porteur de leur parole et dès lors enjoint de restituer la stricte vérité de leur sort commun. Écrit de l’intérieur, le travail ouvrier ne souffre pas l’à peu près et les quatrièmes de couvertures comme les préfaces garantissent l’authenticité des témoignages publiés. Des griffonnages sur calepin à l’usine seront mis en forme au calme avec la complicité dactylographique éventuelle d’une compagne. Certaines organisations syndicales encouragent la prise de notes au jour le jour par la remise à leurs adhérents d’un carnet destiné à les recueillir. Ces carnets nourriront les cahiers de revendications, mais celui d’Henri Rollin est aussi la source de son témoignage sur l’usine Simca de Poissy7.

9Écrire utile pour les luttes à venir n’empêche pas de frayer avec « les univers symboliques et matériels des écrivains » (p. 191) dans le fétichisme attaché à un modèle de stylo par exemple. Au-delà des postures d’écrivains parfois copiées, la variété des formes textuelles rencontrées atteste l’appropriation du registre des genres littéraires. Les choix formels sont opérés en connaissance de cause. Une connaissance acquise essentiellement au gré de lectures forcenées, toujours sérieuses et utiles, du moins dans les bibliothèques revendiquées en entretien avec l’historienne. La discrétion des femmes sur ce point, quand les hommes en dressent volontiers catalogue, ressortissant à leur moindre quête de reconnaissance et de légitimité en tant qu’écrivain.

10Des 157 textes du corpus, la moitié relèvent du « récit d’expérience » selon la typologie forgée par É. Le Port. Une catégorie probablement un peu trop vaste définie essentiellement par l’absence de perspective autobiographique globale. Les récits d’expérience relatent des séquences de vie laborieuse, s’étendant sur des mois ou sur des années, écrites à la première personne du singulier par des auteurs et autrices le plus souvent encore en activité à l’usine ou à la mine. Si ces récits sont dénués de retours sur les années d’enfance et de jeunesse comme d’arrière-plans généalogiques, ces derniers sont bien présents dans les 14 autobiographies. Des écrits d’âges mûrs, bilans de vies professionnelles et/ou militantes confrontées à l’effacement de ce qui les avait portées. Les 12 journaux du corpus sont tous des journaux temporaires, de luttes ou de la banalité quotidienne, journaux non intimes ni tenus au long cours. Quatre sont féminins, part importante renvoyant à l’absence d’ambition éditoriale de ces traces gardées d’abord pour soi. C’est pour Christiane Peyre la consignation d’une année à la raffinerie Say8 ou pour Aurélie Lopez de ses quatre ans dans la métallurgie9.

11Récits, autobiographies et journaux s’écrivent à bras le corps d’usine sans la distanciation, plus ou moins illusoire, escomptée de la forme romanesque revêtue par 19 textes ou travaillée dans les 12 recueils de poésies — sans compter les poèmes insérés dans de la prose ou cités. Les poètes de l’usine, de la mine, ou du chantier dans le cas de Thierry Metz10, partagent la quête de mots en résonance avec les gestes ouvriers dans le respect de règles prosodiques, en vers libre ou dans une prose poétique. Les romans, pour leur part, mettent en scène des protagonistes proches de leurs auteurs ou autrices. Ils sonnent juste dans le rendu de cadres professionnels dans lesquels se nouent des intrigues infusées d’expériences intimes. Un amalgame qui vaut à Dorothée Letessier, dédicaçant son Voyage à Paimpol11 « aux ouvrières de Chaffoteaux » en 1980, la rencontre d’un vaste lectorat et la révélation, a posteriori, en quatrième de couverture de son édition de poche, que celle-ci a été ouvrière dans cette entreprise jusqu’en 1980.

De l’écriture à la publication & de ce qu’il s’en suit

12L’évolution des conditions d’accès à la publication au fil de la période étudiée révèle les fluctuations de la perception et des attentes du monde du livre à l’égard du monde ouvrier. La pertinence des cas observés inscrit la cinquantaine de pages consacrées à la question dans une histoire intellectuelle donnant toute leur place aux éditeurs comme aux revues, journaux et autres réseaux susceptibles de valoriser les témoignages ouvriers. Des 157 textes, seize seulement, refusés de toutes parts, paraissent en autoédition ou à compte d’auteur ; la plupart d’entre eux évoquant le travail dans les mines. Du côté de l’édition dite commerciale une chronologie se fait jour, au gré de l’attention portée à une population ouvrière densément et visiblement présente dans la société puis, une fois la désindustrialisation amorcée, dont la visibilité et l’existence même ne vont plus de soi. S’ouvre alors un temps de luttes pour la survie puis, quand la partie est perdue, de mémoires à sauvegarder qui génèrent des traces écrites, souvent par des collectifs et parfois en collaboration avec un professionnel de l’écriture, intéressant moins le champ éditorial et les médias — ou pas les mêmes.

13De 1945 à 1979, la production écrite ouvrière est accueillie par des maisons renommées de plus en plus nombreuses ; de nouvelles venues dans les années 1960, au premier rang desquelles Maspero, rejoignent des maisons qui en ont publié dès les années 1950 (Gallimard, Le Seuil, Minuit, Fayard...) ou un peu plus tard (Plon, Julliard, Denoël, Mercure de France, Éditions ouvrières…). É. Le Port situe dans les années 1970 « l’acmé » des publications (p. 262), marquée par la plus grande diversification des maisons intéressées, nouvelles créations comme celle Des Femmes, ou anciennes qui prennent le train en marche.

14L’euphorie éditoriale ouvrière ne dure pas, les années 1980 voyant les éditeurs les plus en vue (Gallimard, Le Seuil ou Stock) se détourner du sujet et Maspero fermer boutique en même temps que les grands feux industriels mis en veilleuse finissent par s’éteindre. Des ouvriers et des ouvrières, toujours bien là, écrivent, mais peinent à se hisser dans les vitrines des librairies ; leurs écrits trouveront néanmoins place dans des catalogues nouveaux moins exposés, chez Agone, à L’insomniaque, aux Éditions libertaires, à L’Harmattan, chez Syllepses ou Karthala…

15Sous quelque enseigne que paraisse le témoignage ouvrier, chaque parution est une aventure éditoriale dont plusieurs sont retracées, enquête orale et échanges de courrier d’auteurs et d’autrices avec les maisons d’édition à l’appui. Si le désir de publier est spontanément là, ce qui n’est pas forcément le cas, les rencontres avec des universitaires, écrivains ou journalistes, qui se feront intercesseurs, ou le soutien de solides réseaux, prolétarien ou catholique au sortir de la Seconde Guerre mondiale, militants d’extrême gauche après 1968, lèvent quelques obstacles. Plus ces relais sont proches des milieux de l’édition, plus le livre prend aisément forme, au risque de subir des relectures correctrices visant à lui faire servir une cause qui n’était pas forcément au centre de son écriture. Grandes perdantes dans les années 1970, quand l’écrit ouvrier se doit d’être contestataire, les autobiographies reviennent au goût du jour avec le « tournant mémoriel de l’édition ouvrière » (p. 297). Le roman autobiographique de René Bertheloot12 refusé par plusieurs maisons, dont Le Seuil, dans les années 1960 paraît ainsi enfin en 1987 chez Balland, affublé d’un titre Souvenirs d’un galibot resté en travers de la gorge de l’auteur, confie-t-il en entretien, puisque son livre raconte surtout son enfance dans les corons (p. 299).

16Enfin publié, l’ouvrier ou l’ouvrière se retrouve tiraillé entre son monde professionnel d’origine et celui qui gravite autour de la publication, éditeur et intermédiaires influenceurs éventuels. Écrire le monde ouvrier en tant qu’ouvrier et être adoubé — dans les limites de la conformité à un idéal-type — dans le champ intellectuel est potentiellement source de malentendus des deux côtés. Les lendemains peuvent déchanter, quand les collègues se sentent trahis par l’exposition de pans de vie d’usine qui, selon eux, n’auraient jamais dû en sortir, comme quand la relation avec les professionnels de l’écriture se délite.

Témoignage versus littérature ?

17L’enquête historique fouillée d’É. Le Port permet d’avancer bien au-delà des études menées au xxe siècle sur la littérature ouvrière, celles de Michel Ragon notamment, empreintes de la vision de la littérature prolétarienne promue par Henry Poulaille il y a maintenant cent ans. S’il y a prolongement et actualisation en termes de répertoire des auteurs identifiés, il y a aussi enrichissement grâce à la confrontation du corpus aux acquis récents des travaux sociologiques relatifs aux pratiques et aux sociabilités culturelles populaires. L’analyse se heurte parfois à la variété des types d’écrits et d’auteurs et d’autrices pris en compte, dont des sous-groupes seraient à isoler tant leurs spécificités et petits effectifs imposent de pondérations : établis, prêtres ouvriers, mais aussi sans doute mineurs voire ouvrières.

18Dans ses pages de conclusion É. Le Port déplore que « la littérature [universitaire] sur le travail [soit] en effet pensée en dépit des acteurs eux-mêmes » et que « la division opérée entre la “littérarité” de certains textes et l’aspect documentaire et de “témoignage” des autres éclipse la plupart des écrits ouvriers » (p. 354). Des affirmations qu’il y aurait lieu de nuancer. Si la littérature contemporaine se frotte au document, et si l’écriture de l’histoire et la littérature se cherchent ou se titillent actuellement, c’est sans forcément d’arrière-pensées exclusives. Cernant précisément le témoignage ouvrier et les conditions de sa publication, l’enquête contribue décisivement aux recherches, plus larges, en cours sur les représentations du travail, littéraires ou pas, en complémentarité plutôt qu’en concurrence. Et ce d’autant plus que, logiquement eu égard à l’évolution de la nature des emplois, ces recherches sur les représentations s’ouvrent de plus en plus aux emplois de services — et aux services rendus qui n’assurent plus d’emplois, mais sont toujours du travail.

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19Outre l’intérêt de sa lecture intrinsèque, Écrire sa vie, devenir auteur a le grand mérite de susciter la curiosité envers un certain nombre des textes évoqués. À commencer par celui de Patrice Thibaudeaux, L’Usine nuit et jour, journal d’un intérimaire13, dont Éliane Le Port oppose, avec un brin d’amertume, dans les toutes dernières lignes de sa conclusion, la réception discrète à celle, très médiatisée, du livre de Joseph Ponthus14 paru trois ans plus tard en 2019 (donc hors du cadre temporel de son corpus). Nous lirons Patrice Thibaudeaux, et bien d’autres grâce à Éliane Le Port, à quelque rayon, littéraire ou pas, que leurs ouvrages soient classés.